Les ingénieurs lunaires
N’ont plus grand chose d’humain
A part un peut-être un oeil
Ou bien alors un rein
Extrait de la chanson Station lunaire de Corvus Corax
Les chaînes médicales sont soumises au contrôle strict de l’IBI (Instance de Bioéthique internationale) qui se manifeste principalement à travers des verrous codés dans leur ADN. Toute tentative de perversion d’une chaîne ou de déprogrammation de l’un de ses verrous entraîne la destruction quasi instantanée de la chaîne.
Luz s’en fout. Luz n’est pas une chaîne médicale.
Luz observe le petit humain à demi allongé dans la chambre stérile d’une clinique alpine qui expose ses patients à un authentique panorama à couper le souffle, sa tubulure plantée dans le bras gauche. Il est calme en apparence mais son cerveau traite des milliards de données à la milliseconde, ce dont il n’a pas vraiment conscience. La sonde de monitoring implantée dans son amygdale transmet à Luz en continu les données qu’elle traite : de l’impatience, un peu d’agacement. Une légère anxiété. Luz renforce le dosage de l'anxiolytique. Il se détend instantanément. Luz attend un peu, pour la forme. Puis elle lance la machine.
Le bras mécanique s’étire au-dessus de lui en silence comme un serpent mythologique. Stella observe la terminaison de l’instrument qui s’immobilise au niveau de sa tête et opère une rotation de 90 degrés dans sa direction. Mise au point. La double aiguille descend lentement vers son visage, sans un à-coup. La tête de Stella n’est pas sanglée. Ce n’est pas nécessaire : le service de neurocontention que Luz vient de faire passer par la tubulure fait très bien son job. Il ne peut pas fermer l'œil, littéralement. La double aiguille se place à l’aplomb du point lacrymal de chaque œil, à quelques millimètres de la conjonctive palpébrale, fait une pause rituelle, et pique. Stella ressent immédiatement une forte sensation de froid derrière les yeux, qui gagne rapidement tout son cerveau. C’est plus que du froid, plutôt comme une gelure. Il connaît bien le protocole pour s’être envoyé des milliers de fois des unités de NEIGE dans sa salle de bain, dans l’arrière-cuisine du Chien, dans les toilettes de l’hôtel de police. Mais ici, dans cette clinique alpine réservée à une poignée de happy few au-dessus des nuages, la sensation est plus vive, plus puissante, elle l’embarque. Il perd un instant connaissance.
Quand il se réveille, il fait nuit. Les étoiles étincellent comme une volée de diamants sur le velours d’un receleur de la Swiss Cut. Stella se sent vaseux. ll n’a aucune idée de ce qui s’est passé entre l’injection de NEIGE et le moment de son réveil : il a dormi d’un sommeil sans rêve. C’est une première pour lui qui se rappelle en détail le moindre rêve qu’il fait depuis l’enfance, au point où les rêves l’épuisent parfois plus que le monde réel.
Une petite lune au dernier croissant se lève au-dessus des montagnes bleues. Stella pense aux ingénieurs lunaires qui tournent sans fin dans leur canette autour du petit astre acéré. Il se demande comment ils vont accueillir tout ce qu’il vient de leur balancer.
***
Les ingénieurs lunaires rigolent. Le petit flic leur a ouvert la porte à poil comme ça, sans aucune pudeur. Une capsule de rien du tout qui aurait pu passer inaperçue sans l’avertissement de Luz. Attention : matériau humain. Les ingénieurs lunaires sont de nature curieuse. Ils se rappellent un peu parfois de comment c’était d’être un humain, dans les grandes lignes, quand ils s’appelaient encore Erm ou Rita ou Yacine. Quand ils avaient encore de la chair à nourrir à la place des poches de pseudolicone qu’ils traînent au bout de leurs câbles d’argent.
Les ingénieurs lunaires décapsulent le petit bloc mémoire du flic et rigolent, toujours. Ils aiment la profondeur, ils vont être servis. Ce qui est constant avec les humains c’est que tout change, rien n’est figé. Mais dans la mémoire de Stella, il y a quelque chose de fixe comme une image très détaillée à l’intérieur de laquelle on peut dérouler un travelling infini. C’est très joli à regarder.
Les ingénieurs lunaires, hilares, se mettent au travail. Les canons à NEIGE tournent aux limites de leurs capacités : les ingénieurs atteignent un degré de saturation qu’aucun humain non transformé ne pourrait supporter. Luz a donné des instructions très précises. Ils aiment bien Luz. C’est une âme ancienne. Elle connaît leur histoire, vieille de plus de trois décennies. Elle leur donne presque l’impression d’être compris. Ils se sentent un peu moins seuls en sa compagnie.
Une musique céleste s’élève dans la canette qui tourne sans fin autour de l’astre pétrifié : un mélodica jette comme un sort dans l’habitacle le thème syncopé de Far East. Les ingénieurs attendent d’être sur le bon plan pour injecter l'archive brute une première fois dans les coffres lunaires quelques dizaines de kilomètres en contrebas. Pas de traitement particulier. Un tour supplémentaire et c’est une version structurée selon les codes standard internationaux de traitement des neurarchives qui est transmise. Un dernier tour et c’est une troisième version, affinée d’après les instructions de l’utilisateur final qui est injectée dans les coffres. Les vastes plaques des archives lunaires brillent sous un soleil froid filtré par presque aucune atmosphère dans la mer des Nuées.
Leur tâche terminée, les ingénieurs s’endorment presque instantanément dans la torpeur froide de leur canette lancée à 6000km par seconde autour du petit astre d’argent. S’ils avaient eu des bouches, on les aurait vu sourire. Luz vérifie une dernière fois les accès et les clés de sécurité. Quand elle a fini, elle éteint la lumière et ferme la porte derrière elle, doucement, pour ne réveiller personne.
***
Des mois plus tard, le nouveau chef de la police coutumière de Capitale débarque en avance à la Carcasse pour récupérer son jeton de mise à jour. Stella a insisté pour conduire lui-même son véhicule personnel dans le parking souterrain de l’édifice. Il a une petite visite à rendre. Cléo est de garde ce jour-là.
— On m’a dit que tu as eu des ennuis de santé.
Le ton est bienveillant, il pourrait être concerné si Cléo ne savait pas à qui elle a à faire. Elle peut encore sentir la pointe du stylobille courir sur son bras. Elle répond, neutre :
— Les risques du métier.
Elle ronge son frein et démarre le scanning de la berline du haut gradé. Une opération standard de laquelle Cléo sait qu’il ne sortira rien. Stella est trop redevable à l’Arque pour planquer quoi que ce soit dans sa caisse. Elle lance la procédure sous le regard observateur du commandant fraîchement verni, coupe soignée, ongles nets, rasage professionnel. Il a néanmoins la décence de se présenter en civil. Mais Cléo, qui lui jette un coup d’œil dans le reflet du verre de la loge sécurité - il est posté derrière elle - se fait la remarque que sa mise pue la suffisance et la fierté des galons durement acquis. Alors tout ça ? se dit-elle. Tout ça pour ça ?
Elle a été impliquée à un degré mineur dans l’opération de neurostransfert du matériaul du flic. Elle n’a pas eu accès aux données naturellement. Elle a seulement scanné les instruments médicaux. On ne lui a pas trop expliqué de quoi il retournait mais elle a compris toute seule que Stella a enfin trouvé le moyen d’exploiter le potentiel de sa MAHS. Atteindre l’Arque, toucher Luz du doigt, obtenir les faveurs des ingénieurs lunaires, de leur puissance de traitement et de leurs coffres en orbite autour de la Terre, au frais, sur le petit astre lunaire. Tout ça pour devenir commandant de la police coutumière. Merde alors. Cléo se doute bien que c’est un premier pas vers d’autres ambitions, que le matériau mémoriel de Stella, s’il est bien exploité, peut ouvrir à son propriétaire un horizon aussi lumineux qu’une affiche de propagande stalinienne. Elle s’imagine bien que Stella saura quoi en faire. Mais quand même. Stella, commandant, c’est comme une erreur cosmique. Naturellement, Luz ne détecte aucun mouchard, aucun lutin maléfique. Stella lui rend son regard dans le verre feuilleté. Cléo se sent obligée de dire quelque chose:
— Tout est en ordre.
Il sourit faiblement, presque comme gêné. Puis son regard se vide un instant et son visage perd toute expression. C’est un vide inhabituel chez un prédateur dans son genre : un vide qui ne colle pas. Cléo est intriguée. Il revient rapidement à lui :
— Bruno n’est pas là ?
— Non, il est monté en grade. Il occupe le poste d’Intendant, maintenant.
— C’est bien. Tu lui transmettras mes amitiés.
Cléo hoche la tête sans un mot. Un secrétaire vient chercher l’officier au sous-sol. Il est l’heure de récupérer son jeton.
Une mise à jour des données annuelle est incluse dans le contrat passé avec Plexus. Si le client souhaite une mise à jour plus fréquente, c’est à ses frais. Mais les médecins déconseillent une fréquence plus élevée que semestrielle.
L’entretien avec l’Arque dure une vingtaine de minutes, le temps que ce dernier lui explique ces détails et lui délivre le jeton de mise à jour à remettre à la clinique comme ticket d’entrée. Le disque d’argent gravé de l’astre lunaire et du portrait de Mnèmè pèse lourd dans sa main.
Stella n’est pas son assiette depuis le transfert. Il a conservé toutes ses facultés, y compris sa MAHS, mais il est la proie d’une forme de décalage avec la réalité, comme s’il débarquait d’un jet orbital avec gros décalage horaire et changement de saison inclus plus un stock de sub à sec et rien pour se refaire. La lumière est différente, surtout. Elle l’agresse. Lui qui aimait le soleil par dessus tout. Il se sent neuf mais pas dans le bon sens du terme : il se sent vulnérable et ça, c’est un problème. Les médecins alpins, derrière leurs lunettes carrées et leurs moustaches fournies, lui ont expliqué de leur accent rocailleux que des symptômes de ce type peuvent se manifester : désorientation, sensation de flottement, légère confusion. Normal et temporaire. Mais il s’est passé plusieurs mois depuis le transfert et Stella se sent toujours dans l’eau du vase. En conséquence, il serre la vis à tout son petit monde. Davie, son premier lieutenant, l’expression faite chair de ses pulsions primitives et de ses frustrations, turbine à plein régime.
Stella a traversé les honneurs de son investiture dans un brouillard laiteux et les tractations qui l’ont précédée dans un chaos mental qu’il n’a pas connu depuis ses adolescents cocktails de sub-speedster-alcool de plâtre dans la buanderie de l’école secondaire. Heureusement, Luz l’a bien aidé à prendre en main l’interface d’exploitation de ses données. Il lui a suffit d’entrer un objectif et l’instrument développé par les ingénieurs lunaires lui a proposé différentes options pour combiner ce qu'il sait de ses multiples rivaux ainsi que des têtes d’affiche investies du pouvoir de désigner les hauts fonctionnaires de Capitale. Des détails, insignifiants en apparence, sont remontés à la surface et, associés entre eux ou à d’autres informations collectées de manière plus traditionnelle, lui ont permis de piéger trois magistrats et cinq élus plus la cheffe de la police coutumière en vue de l’éviction de cette dernière et de sa propre nomination. Un test en production qui a merveilleusement bien fonctionné. L’information n’est pas tout.
Bruno a oublié une dose d’émois en sachet dans un tiroir de la loge sécurité. Discrètement, il ordonne à Cléo de venir la lui apporter. Cléo se lève en bougonnant : le nouvel intendant profite à fond de ses privilèges. Le sous-sol, c’est trop bas de l’échelle pour lui, maintenant il faut lui livrer sa came à domicile, dans les étages. Cléo va être en retard sur le planning mais elle s’exécute. José le voiturier vient chercher le véhicule du flic, son rendez-vous avec l’Arque doit être terminé. Cléo prend les escaliers du personnel. Bruno suit l’Arque au rez-de-chaussée de la Carcasse, pour la cérémonie d’adieu au Commandant. Cléo est au courant, elle espère juste le choper là. Dans les étages, les gardes lui font toujours des problèmes. En passant par les couloirs de service, elle accède au hall d’accueil principal, au pied du grand escalier de fer forgé qui se déroule au cœur de la Carcasse dans toute son arrogance Art déco.
Cléo les a de profil. La lumière blanche de ce froid matin se jette brutalement à l'intérieur de la Carcasse à travers la porte à double battant grande ouverte et vient se plaquer sur le dos du visiteur comme une sangsue extraterrestre. L’Arque et Stella se serrent la main en se souriant et en se jetant mutuellement des formules de politesse à la figure. Dans cette parade nuptiale toute codifiée, Cléo observe comme un malaise, une faille. Le regard de Bruno intrusivement fixé sur le haut gradé. La lenteur de la poignée de main. Le sourire figé de l’Arque. L’expression de Stella, vide, encore, puis béate, hagarde et molle, soumise. Tête baissée mais regard levé vers la figure hiératique de l’Arque comme un idiot vers une idole. Cléo sent un courant d’air froid lui filer sous le sternum. Elle pense : Luz, bordel, mais qu’est-ce que t’as foutu ? Ça va être beaucoup moins drôle, maintenant, beaucoup moins drôle de se le faire. Elle en veut un peu à Luz mais pas trop longtemps parce qu’elle sait que Luz obéit aux ordres, pareil qu’elle. Elle pense aux ingénieurs lunaires aussi, qui peuvent tout faire. Finalement ce qu’ils proposent est bien plus efficace que ce qu’elle aurait pu faire toute seule avec ses petits poings indignés.
Leurs mains se séparent, le charme est rompu, le Commandant prend congé. Bruno reporte son attention sur Cléo : c’est l’heure du sachet.
***
Posséder un gradé n’a jamais vraiment compté au rang des fantasmes de l’Arque. Mais quand Stella s’est quasiment jeté à ses pieds en le suppliant de faire quelque chose de sa MAHS, Jeff Cairns a commencé à réfléchir un peu plus sérieusement à cette idée. Un libre accès à plus de vingt ans de données de la police coutumière, même subjectives, disons que ça ne se refuse pas. D’autant que c’est si gentiment proposé. Le petit capitaine cherche à capitaliser sur son don, une mémoire autobiographique hautement supérieure, mais il est tellement sclérosé par la came que ses ambitions sont limitées : le pouvoir, l’argent, la reconnaissance, encore plus de pouvoir, etc. Toutes choses que l’Arque possède - hormis la reconnaissance qui lui est inutile voire nuisible - et qu’il ne prend plus depuis longtemps pour des objectifs. Mais l’information, par contre… La mémoire du flic peut faire office de base de connaissance pour permettre à l’Arque de pousser ses investigations sur certaines entités, comme BioGenèse et ses vieux projets de recherche enterrés depuis longtemps. Les liens de Stella avec la compagnie ne datent pas d’hier et l’Arque aimerait savoir jusqu'où ils mènent. Seulement, le flic est trop instable, il ne sait pas se gérer, il faut le cadrer un peu. Et surtout il faut activer chez lui l’envie de creuser dans la direction qui l’intéresse sans lui fournir d’information. L’Arque préfère couler Plexus plutôt que faire confiance à Stella et lever le voile sur une fraction de ses motifs. Non, ce qu'il faut c’est fournir à Stella une motivation personnelle pour obéir. L’illusion de travailler pour sa gueule. Ce qu’il faut c’est lui fabriquer un mobile intime, creusé dans sa propre mémoire. C’est possible, ça ? Luz pose la question aux ingénieurs lunaires. Les ingénieurs lunaires répondent tout est possible.
Dans un premier temps, l’Arque exauce l’un des vieux souhaits de Stella en lui fournissant les moyens de grimper au grade de commandant : grâce au neurotransfert, Stella exploite lui-même les données tirées de sa propre mémoire stockées dans l'archive numéro 2. Il obtient le poste, bien sûr. Armé de ses galons et des privilèges qui vont avec, Stella est en capacité de faire ce que l’Arque demande. Mais le veut-il ? Les ingénieurs s’étouffent en rigolant: l’archive numéro 3 est là pour ça.
***
Alors que Cléo taille le bout de gras avec le flambant neuf Commandant Stella dans le sous-sol de la Carcasse, Luz envoie l’ordre d'upload de la troisième version aux ingénieurs lunaires. Ce type d’opération peut s’effectuer n’importe quand en fonction des requêtes de l’Arque - que les ingénieurs se tiennent prêts ! Les ingénieurs secouent leurs poches en signe d’assentiment. Leurs fluides s’agitent doucement dans l’apesanteur. Ils préparent la troisième version de l’archive et lancent l’upload. Luz surveille que la cible, qui est consciente cette fois-ci, tolère bien le processus. Stella a de la bouteille, il enquille sans broncher. Les deux hommes se serrent la main. Luz reçoit le signal de fin de protocole.
De retour dans son frigo au dernier étage de la Carcasse, l’Arque jette un œil au contrôle de conformité de l'upload. Tout semble en ordre. Il charge Luz de transmettre un message aux ingénieurs lunaires : l’utilisateur final valide la mise à jour.
Dans la canette en orbite autour de l’astre lunaire, les ingénieurs dorment d’un sommeil de plomb. Luz dépose le message qui sera lu plus tard. Elle s’attarde un instant et observe ces entités plus très humaines ni complètement machines, encore en proie aux émois du sommeil paradoxal. Luz aime bien les ingénieurs lunaires. Avec eux, elle se sent presque comprise. Un signal en provenance de la Carcasse la tire de sa rêverie : l’Arque n’aime pas l’oisiveté. Comme d’habitude, elle éteint la lumière et ferme la porte sans bruit. A l’intérieur de l’habitacle précipité à 6000km par seconde dans le vide autour du petit astre mort, on n'entend plus que le bruit régulier des respirateurs.
LA ZONE -
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J'ai cru que l'écriture de Jano était une posture artistique pour inonder le lecteur d'informations au début de son récit et le mettre dans la peau d'une personne débarquant du passé, mais je me trompais, c'est sa manière d'écrire.
Beaucoup d'idées balancées en apnée dans la tronche du lecteur, sans pitié, ni ménagement. Je pense à présent que c'est un défaut car il faut, à mon humble avis, mettre des rampes d'accessibilité pour le lectorat et non le faire complexer sur ses aptitudes à saisir ce dont on parle.
J'aurai été hermétique à la totalité de cette rubrique. Après, ça intéresse peut-être des gens dans un trip BDSM ?