LA ZONE -

Femme-cage ou L'obscène modernité humaine

Le 25/08/2025
par Abel Jobart
[illustration] Tentative de pastiche vaguement concluante
Je me suis réveillé avec la cervelle trempée dans du liquide de frein. Une douleur aiguë me traversait le crâne d’un œil à l’autre. La gueule de bois, ça va au-delà de la douleur — c’est une philosophie. Une religion. Une rédemption inversée. Le corps te dit : Tu es un déchet, et toi tu réponds : Amen.

Je suis resté allongé au milieu des mégots et des bouteilles vides, à écouter les bruits de l’immeuble : les murs qui craquent comme des vieux os, les canalisations qui pleurent, et surtout, surtout… elle.

Célia.

Ma voisine de palier.

Elle parlait. Encore. Toujours. Tout le temps. À sa machine à café, à son chat, à ses plantes, à son grille-pain. Elle avait une voix qui pourrait faire crever un cactus à dix mètres. Un truc strident, nasillard, pas tout à fait humain. Comme si une alarme incendie avait décidé de devenir actrice de théâtre.

Et ça m’est venu. Comme ça. Pas comme une idée — non, une vision. Divine. Démentielle.

La mettre dans une cage.

Pas pour la faire taire. Non, ça, c’était trop simple. Trop humain. Je voulais en faire une œuvre d’art. La montrer au monde. L’exposer, comme une bête rare, un foutu totem du vacarme moderne. Une sculpture vivante de l’absurde.

Parce que si les musées sont capables d’encadrer une mouche morte dans une boîte en plexiglas et de l’appeler "Fragilité de l’être #3", alors moi aussi je peux jouer. Et mon jeu, il pue la sueur, la bière tiède et les idées toxiques. Il est réel. Lui.

J’ai attrapé un vieux carnet, j’ai écrit dessus en lettres tordues :

PLAN POUR UNE INSTALLATION RADICALE
Titre : FEMME-CAGE, ou l’OBSCÈNE MODERNITÉ HUMAINE

    - Acquérir cage.

    - Sécuriser modèle (consentement flou).

    - Installer pièce au centre du salon.

    - Dénoncer le monde de l’art à travers cette farce barbare.

    - Écraser tout espoir de salut.

J’ai mis un vieux trench qui sentait la pisse de chat et je suis allé acheter une cage au dépôt de fourrière à deux rues. Ils en avaient une grande pour rottweiler, rouillée, mais solide. Je leur ai dit que c’était pour mon "nouveau projet artistique". Ils m’ont regardé comme on regarde un type qui parle aux pigeons, puis m’ont fait payer 10 balles.

J’ai traîné la cage jusque chez moi. Les roues grinçaient comme les poumons d’un vieil asthmatique. Les gens ne me regardaient pas. Ou alors ils pensaient que j’étais un artiste. Dans ce monde, si tu fais un truc illégal avec assez de panache et un regard vide, t’as droit à une subvention.

Pour Célia, j’ai pas eu besoin de forcer. Une bouteille de pinard, une discussion sur l’astrologie (elle était vierge ascendant pipelette), et hop, elle s’est endormie sur mon canapé comme une poupée crevée. Je l’ai glissée dans la cage, doucement, presque amoureusement. Elle a ouvert un œil, m’a vu, a murmuré :
« C’est une sorte de jeu sexuel bizarre, Albert ? »

Je lui ai répondu :
« Non, c’est de l’art, Célia. Et l’art, c’est plus sale. »

Le lendemain, j’ai foutu la cage au centre du salon, sous la lumière. Elle était là, debout, décoiffée, en nuisette, entourée de canettes vides et de mégots. Elle aurait pu gueuler, appeler les flics, me foutre un coup de talon dans les couilles. Mais non. Elle a souri. Elle a dit :
« Je suis quoi, pour toi, Albert ? »

J’ai répondu :
« Tu es ce que Warhol aurait vomi s’il avait eu la gastro. »

J’ai invité tous les parasites que je connaissais : des peintres ratés, des critiques suceurs d’idées, des philosophes à la retraite. Tous ces culs polis avec leurs carnets moleskine et leur arrogance de cafards cultivés. Ils sont venus avec leur vin nature et leurs discours vides.

Ils ont regardé Célia, ils ont hoché la tête, se sont mis à murmurer.

L’un d’eux a sorti :
« Fascinant. Une réappropriation féminine de l’enfermement patriarcal, inversée par le regard du bourreau. Un statement. »

Un autre :
« La cage comme prolongement de l’âme. Elle est dedans, mais elle habite l’espace. »

Je les ai laissés parler. Comme des singes autour d’un micro-ondes, fascinés. Je les regardais se pignoler intellectuellement devant une pauvre fille en cage.

Et Célia ? Elle se prenait au jeu. Elle se mettait en pose dramatique. Elle récitait des phrases absurdes, sorties de ses manuels de développement personnel.
Elle disait des trucs comme :
« Je suis une onde parmi les barreaux. Une femme traversée par la notion de vide. »

Et ces cons applaudissaient.

Le troisième jour, j’ai pété un plomb.

Je me suis levé, j'ai refilé des coups de pieds dans la cage, puis j’ai viré tout le monde. Un critique m’a dit :
« Vous sabotez l'œuvre, Albert. Elle est vivante. Elle a du sens. »

Je l’ai plaqué contre le mur, je lui ai crié dans le nez :
« Le sens, c’est pour les lâches. Le monde crève de sens. Vous puez tous le sens ! »

Il est parti en pleurant.

Puis j’ai ouvert la cage.

Célia est sortie. En silence. Elle s’est habillée, m’a regardé longtemps, et elle a dit :

« T’es pas un artiste, Albert. T’es juste un type qui a mal partout. »

Je l’ai pas contredite. Elle avait raison. Mais elle oubliait une chose : les artistes aussi ont mal partout. Sauf qu’eux, ils appellent ça performance.

Je suis resté seul avec ma cage. J’y ai foutu mon miroir dedans, le seul que j’ai. Maintenant, chaque matin, je me regarde derrière les barreaux.

Et j’applaudis.

= commentaires =

Lapinchien

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Pute : 45
à mort
    le 24/08/2025 à 19:46:13
ça sonne juste et étrangement je suis assez séduit par la tournure qui se refuse d'être jusqu'au boutiste à la fin. J'espère seulement que ce n'est pas un blanc seing donné à l'art contemporain.
Sinté

Pute : 22
    le 24/08/2025 à 20:11:45
Dans le fond c'est intéressant, dans la forme c'est plus compliqué.
Lindsay S

Pute : 53
    le 24/08/2025 à 21:22:36
J'ai adoré ce texte. Pas seulement parce qu’il est lisible, bien mis en page, ou qu’il me permet de respirer entre deux paragraphes. Non, j’ai adoré parce qu’il me bouscule, qu’il m’emmène là où je ne sais pas si je dois rire, grincer des dents ou applaudir en me pinçant le nez.

Cette phrase — « Le sens, c’est pour les lâches. Le monde crève de sens. Vous puez tous le sens ! » — elle me reste collée comme un chewing-gum au fond de la gorge. Est-ce que ça parle de rébellion, de nihilisme, d’un coup de pied dans les règles du jeu de l’art ? Peut-être, mais je ne veux pas savoir. J’aime rester dans ce flou délicieux où tout peut être vrai ou faux.

Le texte me fait sentir le chaos sous mes pieds, l’absurde dans l’air, et la provocation comme un parfum entêtant. Et je me dis : putain, c’est ça, le luxe de la lecture — quand on sort d’un texte en ayant plus de questions que de réponses.

Il y a une énergie folle, sale et vivante. Et moi, je reste là, à me demander si je devrais applaudir ou fuir. Eh bien je fais les deux. Et c’est délicieux.
Lindsay S

Pute : 53
    le 24/08/2025 à 21:25:39
@sinté, Je ne suis pas d’accord avec l’idée que la forme soit compliquée. Au contraire, j’ai trouvé les métaphores bien choisies, claires et imagées. Rien d’inutile ou de prétentieux : chaque mot sert l’histoire et l’atmosphère.
Sinté

Pute : 22
    le 25/08/2025 à 10:18:03
Compliqué dans le sens où je trouve pas ça si bien écrit.
Sinté

Pute : 22
    le 25/08/2025 à 10:19:19
Enfin, ça doit être à l'appréciation de chacun.
Lapinchien

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Pute : 45
à mort
    le 25/08/2025 à 11:39:46
C'est peut être fait exprès pour critiquer l'art de l'écriture ?
Lindsay S

Pute : 53
    le 25/08/2025 à 11:49:37
@Sinté Tout à fait, les goûts et les couleurs :)

Toutefois cette réponse n'est pas très Zonarde...
Cuddle

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Pute : 31
    le 25/08/2025 à 12:41:40
J'ai trouvé ce texte original dans la manière de traiter le sujet. Au départ, je me suis dit : "un pervers", classique. Mais finalement le côté arty était vraiment intéressant.
Corinne

Pute : 34
    le 25/08/2025 à 14:34:42
Ah, le retour de Cuddle ! Bonjour ! Comment ça va ? C'était bien les vacances ?
Cuddle

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Pute : 31
    le 25/08/2025 à 15:18:19
Très très bien !

La forme pour la reprise \*0*/
Corinne

Pute : 34
    le 25/08/2025 à 18:24:20
Super !

***

J'ai bien aimé ce texte. Il m'a fait penser à un artiste qui règle ses frustrations d'artistes en imaginant une histoire. Et a la fin, il sombre dans la folie.

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