Dans les replis chatoyants de l’existence, là où les dimensions s’effleurent sans jamais tout à fait se confondre, deux entités flottaient, suspendues dans une quiétude attentive. Les désigner comme « observateurs » relève de l’approximation sémantique, une concession faite à la pauvreté du langage humain face à leur nature insaisissable. Ni pure matière condensée, ni simple volute d’énergie abstraite, ils existaient sur un plan subtilement désaxé du nôtre - une position privilégiée, leur permettant de percevoir notre réalité dans ses moindres frémissements, d’en analyser les courants profonds et les écumes superficielles, sans jamais risquer la réciprocité d’un regard, l’écho d’une écoute, ni même le soupçon fugace de leur présence.
Leur fonction s’inscrivait dans une sorte d’élégance administrative à l’échelle galactique, régie par un code aussi ancien que les premières étoiles et dont le précepte fondamental tenait en trois mots : Ne Pas Interférer. Observer, cataloguer, archiver, patienter. Telle était la litanie de leur interminable veille. Les directives concernant le contact, l’influence, même la plus infime perturbation culturelle accidentelle, étaient d’une rigueur absolue, gravées dans les tréfonds de leur conscience collective. La mémoire cosmique conservait le souvenir cuisant de l’incident Xylosien : un observateur distrait avait laissé choir un unique atome d’or dans une dimension inappropriée, précipitant une civilisation entière dans les affres de l’alchimie quatre siècles avant l’heure. Leurs océans, jadis azurés, s’étaient changés en un magma métallique bouillonnant, leçon brutale qui avait définitivement banni toute forme de désinvolture. Depuis, la vigilance était devenue leur seconde nature.
Ils ne portaient pas de noms, ces identifiants terrestres si limitatifs, mais pour la commodité du récit, nommons-les A et B. A manifestait une prédilection pour la précision, la méthode, et nourrissait une fascination quasi mathématique pour les structures complexes émergeant du chaos apparent. Son acuité analytique se teintait parfois d’un sarcasme discret, une vibration subtile dans le champ informationnel qu’ils partageaient. B, en revanche, laissait transparaître une curiosité plus vagabonde, un attachement moindre aux protocoles établis. Il était fréquemment surpris à « explorer des singularités locales », comme il disait, sur des franges marginales de la réalité observée. Malgré leurs tempéraments divergents, une affinité profonde les unissait : un respect quasi sacré pour le phénomène du vivant, cet équilibre précaire et magnifique qu’est l’émergence consciente. Ils avaient contemplé des mondes consumés par leur propre arrogance, des civilisations éteintes dans l’oubli de leur fragilité. La Terre, avec son vacarme incessant, ses névroses collectives et ses fulgurances de tendresse, conservait à leurs yeux une authenticité maladroite, une sincérité désarmante qui les émouvait plus qu’ils ne l’auraient admis.
Leur collaboration s’étendait sur une durée que l’esprit humain peine à concevoir - imaginons, par une analogie grossière, quelque trente-sept millénaires galactiques standards, mesurés hors des puits gravitationnels majeurs. Leur mission actuelle : la surveillance de Sol III, communément appelée Terre, une planète classifiée en « développement semi-chaotique de type C, potentiel évolutif notable mais instable ». Ses habitants, les Terriens, avaient franchi des seuils technologiques significatifs - la maîtrise des ondes radioélectriques, la fission de l’atome, l’invention de la pizza surgelée et la pratique sophistiquée de l’ironie - mais restaient désespérément confinés à leur berceau planétaire, ignorant encore les voyages interstellaires et, plus crucialement peut-être, les vertus de l’humilité cosmique.
La planète bleue et ses occupants bruyants faisaient donc l’objet d’une observation passive, dans ce que certains cercles d’observateurs désignaient, non sans une pointe de condescendance, par le terme de « Zoo ». L’appellation était proscrite dans les rapports officiels, jugée réductrice et irrespectueuse, mais elle fleurissait parfois dans l’intimité de leurs échanges mentaux, comme une plaisanterie de longue date.
« Tu focalises encore sur cet individu ? » La question de A vibra dans leur espace de communication partagé, une onde porteuse de curiosité analytique.
B resta un instant silencieux, son attention entièrement absorbée par la scène qui se déroulait en contrebas. Une modeste table de jardin en plastique blanc, maculée de quelques miettes de pain séché. Des oiseaux - des passéridés du genre Passer domesticus et quelques Parus major - s’activaient alentour, piquant le sol avec une vivacité nerveuse. Au centre de ce microcosme, un homme aux cheveux grisonnants effectuait des gestes lents, presque rituels. Il souriait, inclinant légèrement la tête, et ses lèvres remuaient, adressant des paroles inaudibles pour nous, mais manifestement destinées à une mésange perchée sur le dossier d’une chaise voisine. L’air matinal, encore frais, portait le parfum subtil de la terre humide après la rosée et le lointain murmure de la circulation urbaine commençant à s’éveiller.
« Je perçois une… résonance inhabituelle, » répondit enfin B. « Il me semble qu’il vient de faire un rêve où notre présence était… pressentie. »
« Les productions oniriques humaines sont notoirement non pertinentes pour nos analyses, B. Bruit de fond psychique, tout au plus, » rétorqua A, avec une nuance d’impatience méthodique.
« Ce n’est pas un critère d’analyse que j’évoque, » précisa B, sa propre signature vibratoire s’affinant. « C’est une inflexion dans le champ informationnel. Une sorte d’écho ténu. Une harmonie fugace entre sa conscience et… autre chose. »
A modula son propre champ d’observation, l’équivalent d’un froncement de sourcils interrogateur. Il accéda aux données concernant le sujet. L’humain était répertorié : individu de sexe masculin, âge moyen avancé, habitudes sédentaires, enclin à la contemplation solitaire. Un profil psychologique marqué par une certaine quiétude comportementale, des gestes répétitifs suggérant une recherche de stabilité, et une propension à des réflexions d’une ampleur dépassant son cadre existentiel immédiat, sans pour autant sombrer dans le ridicule ou l’illusion manifeste. Il portait un sweat-shirt délavé, cultivait avec soin un petit carré d’herbes aromatiques, et entretenait des conversations à voix basse avec la faune aviaire locale, adoptant le ton confidentiel que d’autres réservent aux sépultures ou aux nouveau-nés. Un espoir secret, peut-être, tissé dans la trame de ces échanges solitaires, l'espoir ténu que l'univers ne soit pas entièrement sourd à la petite musique d'une âme attentive.
« Il s’adresse aux mésanges, » ajouta B, comme pour souligner l’étrangeté pertinente du tableau. « Il leur expose les avantages écologiques de ne plus tondre sa pelouse. Il évoque la résilience des pissenlits. »
« Fascinant, » ironisa A. « Une percée conceptuelle majeure. Devrions-nous convoquer une réunion intersectorielle d’urgence pour discuter de la taxonomie des graminées sauvages ? »
« Ne sois pas inutilement caustique, A. Il y a une… sincérité désarmante dans son approche. Une absence de prétention. »
Un silence s’installa entre eux, non pas un vide, mais une pause dans l’échange, un moment où les flux constants d’informations - cris de nouveau-nés, déclarations d’amour passionnées, algorithmes boursiers, blagues ratées sur les réseaux sociaux, vidéos virales de félins domestiques - semblaient s’atténuer légèrement, laissant place à la contemplation pure. À cette altitude d’existence, le silence véritable était une denrée rare, un luxe apprécié.
« Il a conscience du concept du Zoo, » reprit B soudainement, sa pensée tranchant la quiétude.
« L’idée ne lui est pas étrangère. »
« Évidemment, » répliqua A. « Cette conjecture flotte dans les strates inférieures de la noosphère terrienne depuis des décennies. Une construction folklorique, une tentative de donner sens à leur solitude cosmique perçue. Rien de nouveau. »
« Non, c’est différent ici, » insista B. « Il ne se contente pas de spéculer abstraitement. Il ne cherche pas une preuve formelle, une validation scientifique. C’est plus… personnel. Plus intime. »
A intensifia sa focalisation sur B, une modulation complexe signifiant une attention accrue.
« Il aspire à un signe, » continua B. « Un geste, aussi infime soit-il. Une reconnaissance. Il a formulé une requête, à voix haute, il y a quelques instants, en levant les yeux vers le ciel - je cite textuellement : “Chiche, si je suis réellement pensionnaire d’un zoo galactique, eh bien, que les gardiens m’envoient une cacahuète !” » B marqua une pause. « Il souriait en le disant. Mais sous le sourire… il y avait autre chose. Une attente. Presque une prière déguisée en boutade. »
Une série de vibrations rapides et complexes émana de A, l’équivalent d’un éclat de rire contenu, mais suffisamment intense pour perturber de manière infinitésimale la trajectoire de quelques particules de poussière cosmique dans un bras de galaxie lointain.
« Une cacahuète ? Arachis hypogaea ? »
« Précisément. »
« Et tu envisages sérieusement… n’est-ce pas… que nous devrions accéder à cette requête pour le moins… triviale ? Lui matérialiser une arachide ? »
B ne répondit pas immédiatement. Son attention retourna vers l’homme qui, dans son minuscule fragment d’univers, distribuait maintenant des graines de tournesol à une troupe de moineaux reconnaissants, son visage illuminé par le plaisir simple d’entendre les premières gouttes d’une averse printanière tambouriner sur la toile cirée protégeant la table.
« Je pense, » dit B enfin, sa transmission empreinte d’une gravité douce, « que si un premier contact, même infinitésimal, doit avoir lieu… il serait préférable qu’il ait la saveur modeste et familière d’une cacahuète plutôt que l’aridité impersonnelle d’un protocole bureaucratique. »
***
L’aube suivante s’insinua sur le monde avec une délicatesse hésitante, comme si elle craignait de troubler le sommeil fragile des choses. Une lumière diaphane, aux teintes de perle et de cendre, caressait les feuilles encore alourdies de rosée, révélant la texture veloutée des pétales de pensée et le vert profond des brins d’herbe que l’homme s’obstinait à laisser croître librement. Le parfum de la terre humide, riche et primal, montait du sol, se mêlant à l’odeur plus fraîche et végétale du lierre grimpant sur le vieux mur de briques. L’humain - préservons cette pudeur de l’anonymat, reflet de sa propre discrétion - poussa la porte arrière de sa demeure, une tasse fumante dégageant une vapeur aromatique de thé noir dans l’air immobile.
Il s’arrêta sur le seuil, inspirant profondément, les yeux mi-clos, comme pour mieux savourer la texture olfactive du moment présent, un rituel silencieux répété chaque matin. Le silence n’était pas absolu ; un merle invisible lançait ses trilles flûtées depuis le sommet d’un arbre voisin, et le bourdonnement lointain de la ville commençait à peine à tisser sa trame sonore.
« Messieurs-dames les emplumés, » murmura-t-il à l’adresse d’une petite assemblée d’oiseaux - moineaux, mésanges, un rouge-gorge audacieux - alignés sur la clôture de bois défraîchie, « le programme du jour inclut une inspection minutieuse du carré de thym. Des objections ? Non ? Parfait. La séance est ouverte. »
Il parlait avec cette intonation doucement cérémonieuse propre à ceux qui habitent la solitude non comme une absence, mais comme une présence différente, choisissant de peupler leur silence de conversations imaginaires. La table de jardin scintillait, constellée de gouttelettes irisées par la lumière naissante. Une mésange bleue, vive et curieuse, exécuta une série de sauts latéraux sur le dossier d’une chaise, la tête penchée, semblant peser la portée de l’annonce.
Pendant ce temps, dans leur dimension adjacente, A et B poursuivaient leur observation immatérielle. Présents dans l’absence, flottants dans le flux continu des données qui s’enroulaient autour d’eux en rubans évanescents : température ambiante, hygrométrie, variations du champ magnétique local, rythme cardiaque de l’humain, amplitude de ses micro-soupirs inconscients.
« N’y a-t-il pas une forme de… régression intellectuelle, chez ce spécimen, à ne converser qu’avec le règne végétal et aviaire ? » interrogea A, sa logique cherchant une classification rationnelle.
« Il s’adresse principalement aux mésanges, » rectifia B avec patience. « Et peut-être au thym, occasionnellement. Ce n’est pas si atypique dans leur espèce. Une forme de communication interrègne intuitive, dirons-nous. »
« Un romantisme anthropomorphique d’une inefficacité confondante sur le plan pratique, » trancha A.
« Il leur a néanmoins sollicité leur opinion, » fit remarquer B.
A émit une série de pulsations mentales traduisant un soupir teinté d’amusement sceptique.
« Quelle sera la prochaine étape ? Une lecture de poésie chlorophyllienne à l’intention des astéracées ? »
Sur Terre, l’humain s’était approché de la table et s’était penché sur un petit carnet à spirale oublié là la veille, à côté de sa tasse désormais vide. Il relut une note griffonnée au crayon, d’une écriture appliquée :
« Si nous étions effectivement sous observation constante, le silence apparent de l’univers signifierait-il une conspiration indifférente ou une forme de compassion muette ? »
Un léger sourire étira ses lèvres. Il prit son crayon, ajouta un point d’interrogation manquant, puis leva de nouveau les yeux vers le ciel d’un bleu pâlissant où les dernières étoiles s’effaçaient comme des souvenirs. L’espoir secret, cette petite flamme vacillante dans le recoin de son cœur, semblait se ranimer à la faveur de cette pensée.
« Une cacahuète… » murmura-t-il pour lui-même, le sourire s’élargissant. « Avouez que ce serait d’un comique cosmique absolument irrésistible ! Un trait d’humour intergalactique de première catégorie ! Allez, chiche ! Rien que pour la beauté absurde du geste ! »
Son rire éclata, franc, clair, un son vibrant et joyeux qui fit s’envoler brusquement le rouge-gorge de son perchoir sur la clôture. Un rire qui sembla, l’espace d’un instant, faire vibrer l’air matinal d’une onde inattendue.
Dans leur plan d’existence parallèle, B se redressa mentalement, une alerte subtile parcourant son être.
« Voilà, » transmit-il à A. « C’est cela. »
« Cela, quoi ? Encore ta “résonance” ? »
« La vibration. L’onde porteuse d’intention pure. Le frémissement dans le champ informationnel. Tu ne le perçois pas ? »
« Je perçois une émission sonore de 75 décibels et une augmentation transitoire de son rythme cardiaque. Des données physiologiques standards, » rétorqua A, déployant mentalement une projection holographique du protocole d’intervention de type Z-nu, section gamma, paragraphe 12. Le texte réglementaire clignota doucement dans leur espace partagé : cent trente-huit pages de contraintes, conditions préalables, analyses de risques, cas spéciaux, exceptions rarissimes, contre-indications métaphysiques, et une annexe détaillée sur les réactions allergiques potentielles inter-espèces.
« Tu songes donc sérieusement à initier une requête officielle pour la matérialisation non autorisée d’une légumineuse de la famille des Fabacées ? » demanda A, sa tonalité indiquant moins une opposition de principe qu’une évaluation rigoureuse des implications procédurales.
« Non, » répondit B. « Je songe à répondre à un sourire par un autre sourire. À honorer un acte de foi ludique. Je veux faire… scintiller quelque chose dans le regard d’un jardinier solitaire. »
« La nuance est… poétique, » concéda A. « Mais administrativement complexe. »
Ils restèrent silencieux un moment, l’un confronté à l’absurdité procédurale du geste envisagé, l’autre à sa beauté simple et désarmante. Le merle continuait son chant, ignorant les dilemmes existentiels qui se jouaient à quelques plans de réalité de distance.
Sur Terre, l’homme observait maintenant une abeille affairée, inaugurant sa tournée quotidienne des corolles épanouies. Il la suivit du regard alors qu’elle se posait délicatement sur une fleur de bourrache, cette plante humble et résiliente qui avait regagné du terrain depuis que ses voisins avaient enfin renoncé à l’usage des pesticides. Un petit triomphe silencieux pour la biodiversité locale, et pour l’homme qui y voyait une confirmation de ses choix. Il but une dernière gorgée de son thé, désormais tiède, et rentra dans la maison, laissant le jardin à ses occupants naturels et à ses observateurs invisibles.
Dans l’autre dimension, A émit l’équivalent d’un long soupir ondulatoire, une cascade de micro-effondrements d’ondes probabilistes.
« Très bien, » céda-t-il. « Procédons. »
B irradia une onde de satisfaction contenue. « Vraiment ? Tu approuves ? »
« Oui. Mais dans le respect le plus strict des protocoles de dissimulation. Formulaire X22-bis, catégorie “Intervention mineure à impact nul”, validation par canal silencieux, signature énergétique masquée. Si une enquête devait avoir lieu, nous invoquerions une fluctuation quantique aléatoire ou, à la rigueur, une contribution non sollicitée à la biodiversité aviaire locale. Personne ne pourra remonter jusqu’à nous. »
B rayonna d’une joie discrète mais profonde.
« Parfait. Elle se matérialisera au prochain lever de soleil terrestre. Discrètement posée sur la table. »
Et tandis qu’ils finalisaient les détails de cette opération clandestine et bienveillante, l’univers poursuivait son cours majestueux, tissant sa trame infinie de naissances stellaires et de silences intergalactiques, indifférent aux minuscules drames et aux espoirs secrets d’une petite planète bleue perdue dans un bras obscur de la Voie Lactée.
***
Le jour suivant pointa à peine, étirant ses doigts d’une lumière encore incertaine, couleur d’opale et de brume, sur les toits endormis et les silhouettes déchiquetées des branches nues. Le jardin, baignant dans une quiétude profonde, exhalait les parfums complexes de la terre remuée par les vers nocturnes, de l’humus en décomposition et du silence séculaire des plantes. Trois présences distinctes s’apprêtaient à converger en ce point précis de l’espace-temps :
Sur la surface légèrement rugueuse de la table de jardin en plastique blanc, posée avec la nonchalance étudiée d’un geste à la fois minuscule et d’une portée cosmique, reposait une cacahuète. Unique. Solitaire. D’une réalité irréfutable, avec sa coque beige et nervurée, promesse d’une amande croquante.
Sur la plus haute branche du vieux chêne qui dominait le jardin, un geai, créature à l’intelligence vive et opportuniste, s’éveillait avant le reste du monde. Non par une quelconque sagesse contemplative, mais par l’impératif biologique de la faim. Une faim précise, aiguisée par la fraîcheur matinale, une équation simple à résoudre. Il émergea de son abri de feuilles en frissonnant, secoua son plumage éclatant - un mélange saisissant de rose chamoisé, de noir et blanc graphiques, et de ces plumes alaires d’un bleu électrique strié de noir qui signent son espèce. Son œil perçant, vif comme une bille d’onyx, balaya les alentours et se fixa.
Et sous le toit de la petite maison, notre humain anonyme ouvrait les yeux sur la lumière filtrée par les rideaux. Il s’étira longuement, un craquement discret venant de ses épaules, et bâilla sans retenue. Les yeux encore clos, il chercha à tâtons ses chaussons avec ses pieds nus sur le plancher frais. Il se leva, se dirigea vers la cuisine dans la pénombre, remplit la bouilloire. Le glouglou familier de l’eau commençant à chauffer rythmait le lent assemblage de ses pensées éparses.
Du haut de son perchoir aérien, le geai ne quittait plus la table des yeux. Il inclina la tête, l’orientant selon des angles improbables, comme pour évaluer la nature et la substantialité de cet objet incongru apparu dans son territoire. Son cerveau aviaire, rapide et efficace, procéda à une analyse de risques et bénéfices en une fraction de seconde :
1. Objet comestible potentiel ? (Probabilité élevée)
2. Accessibilité ? (Optimale, dégagée)
3. Concurrence ? (Nulle pour l’instant)
4. Risques associés (prédateurs, pièges) ? (Minimes à cette heure)
5. Fenêtre d’opportunité ? (Très courte)
La conclusion fut immédiate et sans appel : « Action ! ». D’une détente puissante de ses pattes, il s’élança, fendant l’air frais, une flèche vive de plumes et de détermination. Il atterrit sur la table avec une précision stupéfiante, sans la moindre hésitation.
Au même instant, l’humain, sa tasse de thé fumante à la main, s’approcha de la fenêtre de la cuisine qui donnait sur le jardin. Son regard balaya distraitement la scène familière - la pelouse indisciplinée, les massifs de fleurs encore endormis, la terrasse… Son attention fut soudain accrochée par l’éclair de couleur et de mouvement sur la table. Ce bleu vibrant, ce chamois rosé, ce noir et blanc contrastés.
Il observa le geai, magnifique dans sa livrée matinale, sautiller une fois sur la table, puis saisir vivement quelque chose dans son bec puissant.
Pour le geai, ce fut un instant de pure satisfaction primaire, le succès instinctif d’une quête matinale. Aucune place pour le questionnement métaphysique ou la gratitude envers d’hypothétiques bienfaiteurs cosmiques. Juste la clarté simple et brutale d’une victoire opportuniste. Il s’envola aussitôt, l’objet de sa convoitise solidement arrimé, décrivant une large courbe ascendante vers la sécurité des hautes branches, sans un regard en arrière.
L’homme sourit en le regardant s’éloigner.
« Eh bien, » murmura-t-il à la vitre embuée par la chaleur de sa tasse, « il y en a un qui commence sa journée sur les chapeaux de roue, on dirait ! Un vrai petit pirate du petit matin. »
L’oiseau n’était déjà plus qu’un point coloré disparaissant derrière le feuillage du chêne.
L’homme ouvrit la porte, sortit sur la terrasse, humant l’air vivifiant. Il s’assit lentement à la table, reprenant sa conversation silencieuse avec le monde environnant. Il trempa ses lèvres dans le thé brûlant, laissa son regard errer sur les nervures des feuilles de hosta, écouta le miaulement plaintif d’un chat invisible quelque part dans le voisinage.
Puis, son regard fut attiré par un détail minuscule sur la surface blanche de la table, juste à côté de sa tasse : un fragment de coquille. Un petit éclat beige, incurvé, strié. Il le ramassa délicatement entre son pouce et son index, l’examina avec une curiosité distraite, fronçant imperceptiblement les sourcils.
« Tiens… » dit-il à voix basse. « Il faudra que je songe à nettoyer la table ».
Dans leur dimension adjacente, A et B observaient la scène, enveloppés dans un silence chargé d’implications.
« Il n’a absolument rien perçu, » constata A, avec une pointe de… déception analytique ?
« Non, » confirma B, sa vibration teintée d’une douce mélancolie. « L’artefact n’a suscité aucune reconnaissance. Aucune connexion. Mais… il a souri en voyant l’oiseau. Et il a marqué une pause en trouvant la coquille. Un instant infinitésimal de perplexité. »
Un silence flottant s’installa entre eux, tissé des fils apaisés des probabilités non réalisées.
« Crois-tu qu’il ait… compris, ne serait-ce qu’intuitivement ? » demanda A, sa rigueur habituelle légèrement infléchie.
« Absolument pas, » répondit B. « Son esprit a classé l’événement comme une anomalie mineure, sans signification particulière. Mais… pendant une fraction de seconde, son regard s’est arrêté. Le flux de ses pensées a été brièvement interrompu. Le monde a peut-être paru… légèrement différent. Juste assez pour que le tissu de la réalité frémisse imperceptiblement sous ses pieds. C’est cela, une résonance. Pas une compréhension, mais une perturbation subtile de l’ordinaire. Un écho sans source identifiable. »
A fit tournoyer un flux complexe de données entre ses appendices mentaux, comme un humain ferait rouler une pièce de monnaie entre ses doigts.
« Et si, par une coïncidence improbable, il avait été allergique aux arachides ? » spécula-t-il.
« Le protocole Annexe VII, clause 4b, sur les chocs anaphylactiques interdimensionnels induits ? »
« Précisément. Ou pire, s’il l’avait consommée ? »
« Consommée ? » répéta B.
« Oui. Ingérée. Sans la moindre interrogation. Juste… croqué la cacahuète comme un en-cas fortuit, rincé le tout d’une gorgée de thé, et passé à autre chose. »
A frémit, une ondulation parcourant sa forme éthérée.
« Cela etant… toute cette opération méticuleuse, ce contournement subtil des règlements, cette… intervention ? À quoi aura-t-elle servi ? »
B laissa la question en suspens un instant, puis répondit avec une simplicité désarmante :
« À nourrir un geai ? »
Ils se « regardèrent », un échange de perceptions directes et complexes. Puis, une onde de rire partagé - si l’on peut employer ce terme - se propagea entre eux. Une sorte de gloussement interdimensionnel, une vibration joyeuse et absurde qui provoqua, dans un recoin oublié d’une nébuleuse lointaine, l’apparition fugace d’un motif lumineux ressemblant étrangement à une moustache.
« Voilà qui va, néanmoins, considérablement simplifier la rédaction du rapport d’incident, » soupira A, retrouvant sa contenance bureaucratique.
« En effet, » acquiesça B. « Observation : sujet primaire n’a pas interagi avec l’artefact. Artefact intercepté et consommé par un sujet secondaire non ciblé (espèce aviaire locale). Conclusion : impact nul sur le sujet primaire. Incident clos. »
« L’oiseau s’est montré plus… pragmatique que l’humain, finalement, » nota A.
« Une conclusion d’une grande rigueur scientifique, » approuva B.
« Et non dénuée d’une certaine poésie ironique, » ajouta A.
« Tu es décidément incorrigible, A. »
« Je suis statistiquement pertinent dans mes observations qualitatives, B. »
« Et quoi qu’il en soit, » conclut-il, « l’entité qui a formulé une requête a obtenu satisfaction. »
B corrigea doucement : « Pas l’humain. L’oiseau. »
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La première fois que j'ai envoyé un mail à Xavier Niel, on s'est pris une violente attaque par déni de service dstriibué. Le forum était mort et jusqu'au petit matin, le site fonctionnait une fois sur 20. Puis on a reçu ce texte, dont une des particularités de l'auteur est d'avoir une adresse mail chez Free, la première que j'ai recensé dans la base des adresses mails des auteurs. Alors ? Hasard ou coïncidence ? Certains esprits chagrins y verront une opération de maintenance d'OVH, d'autres l'expression d'une force tellurique que nous ne connaissons pas encore. J'y vois un alignement astral : Hey, Maximilien LAURENT, tu ne serais pas Xavier Niel sous pseudo ?
Putain merci pour cette perle de poésie SF.
J'ai aimé chaque mot, même la longueur ne m'a pas dérangé (Enfin un: plus c'est long plus c'est bon)(CMB Lapin?).
Une SF avec un auteur qui manie parfaitement bien le langage scientifique et l'accorde avec l'amour de la nature dans des descriptions de toute beauté qui ne sont pas pesantes.
Tout en arrivant à faire preuve d'humour, de candeur et presque d'innocence pour son personnage/sujet sans tomber dans la naïveté.
Aller pour le point négatif, ce texte n'est ni débile, ni sombre, ni violent.
Non franchement merci. Maxou, un grand merci pour ce texte.