A la croix des chemins
Quand Constant, en cette fin d'après-midi, grimpa les marches poussiéreuses qui menaient au grenier de sa maison de campagne, il n'était pas mû par la nostalgie ni par l’envie de se replonger dans l'atmosphère surannée du temps de ses grand-parents. Il ne se préparait pas au choc délicieux de la découverte d'objets de cette époque révolue, à l'exploration émue des vestiges du passage sur terre avant lui d'une lignée d'artisans, paysans et petits employés, qui avaient, bon gré, mal gré, abandonné derrière eux d'antiques horloges, de solennels tableaux démodés et d'impossibles petits meubles aux courbes délicates et à l'usage incertain... Non, il était juste déterminé à dégager toutes ces vieilleries, à faire de la place - car il entendait vendre la maison, aussi convenait-il de mettre en valeur les beaux volumes que, selon les dires de l'agent immobilier qu'il avait consulté, elle recelait. Ce dernier étage, notamment, pouvait être transformé en atelier, en salle de jeux pour les enfants, en salle de billard pour les grands - en tout ce que réclamait la vie moderne et ses tenants, pour qui vie à la campagne ne saurait être synonyme d'existence privée de tout !
Il lui fallut commencer par se frayer un passage : l'escalier du grenier était encombré de piles branlantes de journaux et magazines qu'on avait lus en leur temps, mais qu'on gardait comme si on devait les relire un jour. Dans la famille, on ne jette pas, et surtout pas du papier : ça peut servir pour allumer le feu, prétendait le père - qui, soit dit en passant, détestait tout ce qui de près ou de loin ressemblait à une cheminée.
Mais nullement à la douce chaleur qu'une flambée bien préparée pouvait procurer... Mais c'était une autre histoire.
Il engagea la clé dans la serrure, poussa. Poussa de nouveau car le battant résistait. Il dut forcer pour pouvoir entrer. L'atmosphère poussiéreuse lui sauta aux narines, il toussa. Ouvrir les fenêtres ! Il les chercha, trouva - face à deux fenêtres dont seule une vitre s'ouvrait - un vasistas, celui-ci assez grand, fit jouer les gonds rouillés, aspira avec plaisir l'air du dehors.
En un sens, il était dommage que son but n'ait pas été d'admirer les souvenirs des temps révolus - car ils étaient tous là, des robes de bal jaunies aux illustrés souillés de taches jaunâtres, en passant par les poupées cassées et les chapeaux démodés... Quelques partitions se répandaient au sol (ce qui, sourit-il intérieurement, était le cas de le dire !) en notes qu'il n'aurait su lire, des chaises perdaient leur paille ou avaient fait le deuil de leur dossier, quand ce n'était pas d'un de leurs pieds... La moitié d'un miroir lui renvoya l'image d'un demi-Constant qui s'adressa l'ombre d'un sourire grimaçant...
Il eut brusquement l'impression qu'il prenait une revanche sur ses années d'enfance, tout au long desquelles ses parents l'avaient écarté du grenier. Cette porte, il ne l'avait pas franchie si souvent : on n'aimait pas trop qu'il aille fouiner là-dedans : Tu sais, ce n'est qu'un bazar plein de saletés, va plutôt jouer dehors, au soleil !
Maintenant, plus personne ne viendrait contrarier son envie de découverte. La pièce s'étendait face à lui, comme une terra incognita ouverte à sa curiosité. Il n'avait plus qu'à fouiner, il fouina. Il trouva des coffres, plus exactement des valises, enduites de poussière et cerclées de ceintures en ficelle, contenant des fripes, des appareils bizarres (A quoi cela peut servir, ce truc en cuivre, agrémenté d'un cadran au milieu ?). Comme les héros du Secret du Vieux Cottage, qu'il venait de lire à son fils, ils l'avaient terminé - bien plus tard que l'heure normale du coucher - il y avait deux jours. Derrière un empilement de classeurs à dessins, où dormaient des gravures d'une inspiration qu'il jugea gothique ou même mythologique, son attention fut attirée par un mignon petit secrétaire, en bois sans doute précieux mais qu'il était bien incapable d'identifier. Un ruban de gros scotch retenait la porte abattante, il la dégagea et ouvrit le meuble. Des piles de documents et dossiers jaunis occupaient l'intérieur, et il renonça à chercher à quoi ils se rapportaient. Au moins pour l'instant. Il écarta quelques instruments de bureau, loupes, agrafeuses et règles de plastique, et saisit un étui de ce qui ressemblait à du velours, bleu marine, fermé par une cordelette tressée, de couleur bleue elle aussi. L'objet qui s'y trouvait paraissait léger, et là il voulut savoir ce que c'était. Il s'agissait d'un jeu de cartes qui avaient dû être vivement colorées, mais avaient beaucoup perdu de leur éclat.
Il les prit, et machinalement coupa. Les figures ne ressemblaient pas à celles avec lesquelles on pratique la belote ou le bridge, d'ailleurs il y avait nettement moins de cartes que dans ces jeux. Là, on n'en comptait guère qu'une vingtaine - mais cela ne voulait rien dire, peut-être une partie avait-elle été simplement égarée. Il se rappela comment, dans leur enfance, ses frères et lui traitaient les jouets et les jeux qu'ils utilisaient, se rappela les pions qui manquaient quand on voulait lancer une partie, et
les figurines sur lesquelles on marchait et dont on ne savait plus de quelle boîte elles provenaient.
Pensif, il garda les cartes en main, jouant avec sans penser à rien. Tiens, celle-ci, se dit-il brusquement, on dirait un peu une dame de cœur... sauf que ce n'était aucune des Dames que l'on connaît, Judith, Rachel, Pallas ou... ? (La quatrième lui échappait) - Oh ! Il y avait bien un château, une forêt à perte de vue, des cultures dans un coin, mais cela ne sonnait pas familier.
Constant posa sa main gauche sur le rectangle de carton, et ferma les yeux. A peine le temps de deux ou trois respirations, sans avoir eu la possibilité de comprendre comment, il eut l'impression qu'un ouragan s'emparait de lui, pour l'amener en haut d'une colline, d'où il découvrit une vue à l'infini sur la plaine. La plaine, qu'il n'aurait pu désigner par un nom, mais dont il se souvenait avec précision... Il se rappela une foule rassemblée autour de lui, mais pas que de lui. Ils étaient plusieurs, et au milieu se dressait un échafaud. Il avait oublié la suite, comment la scène s'était terminée, mais il pressentait que la conclusion avait été très violente. Il leva les yeux vers le ciel, fixa les nuages et essayant de voir au-delà. De nouveau, un vent se leva et presque sans s'en rendre compte - bien que cette fois il fût plus attentif à ce qui lui arrivait - il se retrouva dans le grenier, inconfortablement installé sur le fameux fauteuil qu'il avait si souvent rêvé d'occuper.
Alors, et après ? Comment utiliser au mieux cet étrange pouvoir du jeu de cartes, à moins que le phénomène ne soit uniquement dû au jeu des pensées qui lui étaient venues, du simple fait de sa présence dans ce grenier, par des associations d'idées et de réminiscences de ses lectures ou de films dont il ne se souvenait même plus, consciemment.
Procédons avec méthode, songea-t-il. Il fixa son regard sur la carte qui suivait la première - la quasi-dame de cœur. C'était cette fois une figure masculine, une variante d'un valet de trèfle. Il plaça sa main dessus, avec soin. Le même déplacement qu'auparavant se produisit, mais cette fois il se retrouva - car, oui, c'était bien lui - sur la place d'un marché, il y avait très longtemps, à en juger par les vêtements des villageois. Quant à lui, armé d'un instrument dont le nom lui était inconnu, il achevait de fabriquer une sorte de sabot, sous le regard indifférent de ceux qui arpentaient l'endroit. Il fut heureux de constater que ces excursions dans des époques différentes ne l'effrayaient pas le moins du monde, mais au contraire excitaient sa curiosité. Revenu dans le grenier, il en repartit sans tarder par la grâce d'un as de carreau - et cette fois ouvrit de grands yeux.
La scène devait se passer au début du siècle précédent, ce vingtième du nom dont il n'avait connu que les ultimes soubresauts, les bruits et fureurs, grondements et convulsions, iniquités et horreurs à propos desquelles on lui avait assuré que ce n'étaient là que les dernières manifestations de l'antique barbarie des humains. On lui avait promis que, dorénavant, l'espèce à laquelle il appartenait ne retomberait plus dans de pareils errements, que cette fois elle était
engagée sans hésitation ni rémission sur la voie du progrès, de l'égalité de tous avec tous, et de la liberté - un peu surveillée tout de même - pour chacun. Il avait fait mine d'en accepter l'augure, même si, intérieurement, il devait s'avouer un peu sceptique. Mais en ce début de vingtième siècle, dans cette petite ville où le hasard l'avait emmené, il sentait que tous y croyaient encore, à ce futur radieux, à ce progrès continu qui allait émanciper le monde entier, voir la science triompher des hideuses maladies et de la pauvreté, et enfin éclipser la détestation d'une nation pour la nation voisine.
Dans la salle d'un café éclatant de lumières et de dorures encadrant des verrières sur lesquelles fleurissaient des lianes et des corolles de vives couleurs, on se parlait de table en table, on s'interpellait, on riait, sans oublier entre-temps de refaire le monde. L'une des oratrices les plus enflammées en même temps qu'amusées était une grande brune aux cheveux attachés à la diable qui, lorsqu'un contradicteur la laissait sans réplique laissait jouer sur ses lèvres un sourire que Constant trouva tout bonnement irrésistible. Car c'était lui, aussi, ce jeune homme à l'air sérieux dont les mains reposaient sur une pile de livres, et qui suivait les discussions en n'attendant que le moment d'y glisser son grain de sel.
De retour face à l'antique secrétaire, il jeta un regard d'hésitation vers le haut, puis - selon l'expression consacrée - tira une autre carte. Ce qui attira son attention fut que celle-ci était carrément abstraite, ne lui évoquait aucune figure connue... et avant d'avoir eu le temps de réfléchir davantage, il fut dans la rue d'un village qu'il reconnut tout de suite, puisqu'il y avait grandi. Il se vit, accompagné de ses deux frères et de sa sœur qui tâchait de les empêcher de faire trop les fous sur le chemin de l'église. Chaque dimanche, c'était le même cirque, ils partaient à la messe, mais ce n'était nullement un élan mystique qui les poussait : ils se réjouissaient juste de pouvoir, en passant par l'épicerie, dépenser leur argent de poche, augmenté d'un peu de celui prévu pour la quête. Ils repartaient, lestés de caramels, de chewing-gums au bon goût chimique - sans oublier les rubans de réglisse avec lesquels ils se donnaient de faux coups de fouets, jusqu'à ce que leur sœur menace de confisquer l'ensemble, quand se n'était pas de tout raconter aux parents... « Il faudrait quand même grandir, un jour ! » leur lançait-elle, au comble de l'agacement.
Grandir... Ah ! Oui... Bien sûr, elle n'avait pas tort...! - Mais d'abord, retourner à la pénombre du grenier. Le lieu d'où tout était parti, et où selon toute vraisemblance tout devait retourner.
Là, il réfléchit. Il inventoria rapidement les cartes qu'il avait au creux de la main. Le Roi, peut-être, lui promettait une brillante destinée... Le Joker des possibilités multiples, et même possiblement infinies. Cependant, avant de se lancer dans une telle exploration, encore aurait-il fallu être assuré que son crédit était illimité, et qu'il ne risquait pas, par exemple, de se trouver bloqué - au cours de sa, disons, cinquième tentative, dans une situation qui ne lui convienne pas !
Et puisqu'il avait à l'évidence vécu ces différentes existences, ces lieux et ces époques très différentes, et qu'il n'y pouvait rien changer, il décida de retourner dans ce début de siècle encore innocent, dans ce café où l'on débattait avec tant de passion. Et comme c'était justement là que se trouvait cette femme avec qui il a envie de passer le reste de ses jours, il sut, tout de suite et sans recours, que c'était ce qu'il allait faire. Advienne que pourra... il sentait qu'il n'aurait aucun regret. Il posa de nouveau sa main gauche sur la carte de son choix, et referma les yeux.
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= commentaires =
Très belle plume et dans le texte, une manière originale de voyager dans le temps.
Un texte généreux en images, bien écrit sans violence, débilité ni noirceur.
J'aime l'image du grenier poussiéreux, une invite à la découverte d'un mystère inattendu comme dans les Goonies.
Le texte m'a fait voyager et rêver l'espace d'un instant de lecture et pour cela un grand merci !
Ah mais ouais, la lecture qui fait voyager. Faut qu'on fasse un partenariat avec Fram.
Sensuel