LA ZONE -

L'éveil du pire

Le 01/01/2026
par sylvestre Evrard
[illustration] Depuis quand suis-je ici ? J’ai mal partout.
J’ai froid. Nu comme un ver. Pas même une couverture. Les cafards me courent dessus. J’ai fini par m’en foutre. J’ai sommeil. Pas moyen de m’endormir avec ces projecteurs LED qui ne donnent même pas de chaleur. Ils les allument et les éteignent toutes les deux heures pour me priver de sommeil. Depuis quand ? Des jours ? Des semaines ? Des mois ? J’ai complètement perdu la notion du temps. J’ai une côte brisée, c’est sur. À quand la prochaine bastonnade ? Pas de fenêtre. Des murs sales et griffés. Ça pue le vomi, l’urine et la merde. Le pire, c’est l’attente… qu’ils me disent une bonne fois pour toutes ce qu’ils me reprochent ! Au moins je serai fixé. Je ne me rappelle de rien de ce que j’aurais bien pu bien faire d’anormal pour être ainsi maltraité. « Détention provisoire », ils ont dit. Qu’est-ce que ça doit être un emprisonnement pour de bon ? Les lois de l’ÉVEIL sont si nombreuses et pointilleuses qu’on ne s’y retrouve plus. J’ai mal au dos. Je vais essayer de m’asseoir. Aïe ! J’ai l’impression qu’on m’a mis des coups de poignard entre les vertèbres… Mes jambes sont couvertes de blessures et ma poitrine me presse comme si quelqu’un s’était assis dessus. Peut-être même que ça a eu lieu et que je ne m’en souviens plus. Allez mon gars ! Un effort. Ouille ! Pousse sur tes bras et redresse le buste. Je rampe comme une limace jusqu’au mur d’en face. Il me faut encore pivoter sur mon côté douloureux pour m’asseoir. Aïeyaïe ! Ça y est ! J’y suis. Ouf ! Au moins dans cette position je ne vois plus ce plafond dégoulinant de moisissure dégueulasse. Mais où suis-je tombé ? Quel est cet endroit ?
— Monsieur le Professeur ? Ça va ? Murmure une petite voix féminine à travers la minuscule grille de la porte blindée du cachot.
« Monsieur le Professeur »… ça fait bien longtemps qu’on ne m’avait appelé aussi respectueusement. D’ailleurs, maintenant que j’y pense, mes étudiants ne me saluaient plus depuis l’élection qui mit au pouvoir le parti de « l’ÉVEIL des purs ». Dès lors, tous les profs, surtout en université, devinrent des suspects potentiels en tout point. Les professeuses (car désormais chaque nom commun porte un féminin) restent assez épargnées ; les « mâles blancs » dans mon genre, soit entre 40 et 60 ans, sont particulièrement ciblés par cette génération de millénials à grands coups de diffamations et de réseaux sociaux. Le moindre mot est interprété à tort. Toute posture corporelle en public est scrutée. Les contenus des programmes scolaires et universitaires ont été extrêmement resserrés suivant les préceptes de l’ÉVEIL. Pourtant, j’ai toujours considéré ma fonction comme un juste moyen d’élargir la vue et l’esprit critique de mes étudiants, ce qui est désormais fort compromis. Si j’en suis là, c’est que j’ai dû dire quelque chose qui n’a pas plu à quelqu’un, mais quoi ? Je n’en ai pas la moindre idée.
Bref, qui c’est celle-là qui vient me parler en catimini ? Vient-elle me piéger ? M’extirper des aveux à mon insu ? Me faire adopter une réaction qui m’enfoncera encore plus ? Dans le doute, je reste sur mes gardes et me maintiens hors de sa vue à côté de la porte. Pourtant, il faut bien que je lui réponde, sinon quoi, ce pourrait être encore interprété comme un manque de respect.
— À qui ai-je l’honneur s’il vous plaît ?
— Je suis shaker du couloir C. Gardienne si vous préférez. Votre cellule fait partie de mon secteur.
— Ah. Enchanté. Je suis le professeur…
— Surtout pas de nom ! Je ne suis pas censée vous connaître. Pour autant, j’ai été votre élève il y a 15 ans de cela. Ne me demandez pas mon nom. Mon matricule est shaker 174-C.
— Pardonnez ma curiosité, mais comment passe-t-on d’un cursus universitaire en histoire de l’art à la fonction de geôlière ?
— Oh, c’est une longue histoire. Disons simplement que je n’ai pas eu le choix.
— Alors que voulez-vous ?
— Rien du tout. Je m’inquiétais juste pour votre état de santé après tous ces passages à tabac successifs. Vous n’êtes plus tout jeune et les conditions de détention provisoire sont quand même assez rudes.
— En effet. Je pense que j’ai une côte cassée et je ne parviens que très difficilement à me tenir debout à cause de mon dos qui me fait souffrir depuis des années. Je voudrais voir un médecin, s’il vous plaît.
Alors du bout des doigts, elle me tend une gélule assez volumineuse et bicolore.
— Avalez donc cela. C’est un antidouleur. Pour le docteur, ce ne sera pas possible avant votre entretien avec les grands officistes de l’AMSPÉ.
— Ce n’est pas un piège au moins ? J’avoue avoir perdu confiance en toute personne que je ne connais pas.
— Non je vous l’assure. J’ai beaucoup de respect pour vous et je me désole de vous voir en si grande peine.
— Les responsables vous ont permis cette bonté ?
— Certainement pas. Personne ne sait. N’en parlez surtout pas !
— C’est d’accord, mais de toute façon, à qui pourrais-je bien en parler ?
Souffrant le martyr depuis trop longtemps, mon cerveau me commande de tendre la main pour recueillir la salvatrice gélule jaune et verte pour l’avaler en un clin d’œil.
— Vous verrez. Ça va vous soulager rapidement. J’entends des pas. Je dois filer immédiatement. Peut-être à plus tard.

Quel enfer ! J’avais tant de questions à poser à cette gamine qui m’a semblé être une victime parmi d’autres… mais mon instinct me dit qu’il vaut mieux garder le silence.
Quelque temps plus tard, la porte du cachot se met à grincer et s’ouvre dans un fracas métallique. Pénètrent alors deux autres shakers, matraque en main. Le cheveu rasé comme des marines américains, il me semble que ce sont deux femmes. Elles portent une ample combinaison grise fermée jusqu’au ras du cou couvrant ainsi leurs formes jusqu’aux chevilles. À la taille, elle porte un ceinturon de cuir noir très large, renforcé d’une bandoulière sur laquelle sont accrochés un talkie-walkie et une bombe lacrymogène. Bien en évidence au centre de la poitrine, l’écusson du parti est cousu et ne fait aucun doute sur leur allégeance. Dans un cercle jaune, il représente un fœtus logo typé avec un grand « É » au centre du cerveau. Un calot noir plié est retenu sous l’une de leurs épaulettes. Pas d’arme à feu, heureusement. Leur « féminité » se révèle à peine par leurs traits faciaux et leurs hanches larges quelque peu rehaussées d’une culotte de cheval malgré leur jeune âge. Il est vrai, et c’est tout à leur honneur, que l’ÉVEIL a grandement participé à endiguer la grossophobie galopante. Du moins, officiellement. Elles m’arrachent de mon coin sans la moindre délicatesse. Leurs gestes brusques contrastent terriblement avec l’idée qu’on se faisait des femmes. L’une d’elles me jette à la figure un large caleçon gris et délavé exhalant une forte odeur d’eau de Javel. Au moins c’est propre.
— Couvre ton phallus ! Personne ne veut voir ton instrument viriliste et paterarchaïque. (encore un de ces nouveaux termes que l’ÉVEIL a ajouté au dictionnaire national).
Je m’exécute donc sans broncher tout en ravalant ma rage et mon humiliation. Tout en enfilant le caleçon, je leur mentionne ma côte cassée et mes lombaires douloureuses, réitérant ma demande de pouvoir rencontrer un médecin (on ne sait jamais). Pas de pitié. Visiblement, cela leur importe peu et me menottent les mains dans le dos ; puis elles me posent un collier de cuir serré par une boucle et muni d’une laisse, par un mousqueton pesant, pour me tirer dans le couloir comme une bête malfaisante. Je sens alors en moi s’immiscer l’effondrement de toute estime de soi ; l’effet est voulu, bien évidemment. Après un long périple, de couloir crasseux en couloir humide, nous parvenons devant un immense bureau à l’autre bout du bâtiment. Nous y pénétrons. La salle est dépourvue de toute présence humaine. On m’assoit sur un tabouret fort bas, un de ces modèles qu’on peut trouver dans les écoles maternelles, me réduisant à l’état d’un enfant en bas âge. « Puni ! le vilain petit garçon ! » Me dis-je intérieurement. Face à moi, une longue table de bois sombre entouré de chaises matelassées, sauf sur le côté qui me fait face où je distingue des traces de griffures. Un « suspect » se sera jeté sur le rebord pour retenir de ses ongles une sortie musclée ? Je repère vite dans les angles du plafond, deux caméras de surveillance qui, j’imagine, vont enregistrer tout ce qui va suivre. Puis, les shakers se postent en faction de chaque côté de ma personne, les mains agrippées au ceinturon au niveau du ventre, avec la tête bien droite et le regard fixé comme des chiens à l’affût vers le mur d’en face : le portrait du « grand libérateur » y trône, une certaine KAHNROUKMI, sortie de l’ombre en un éclair grâce à ses bataillons d’influenceurs. De véritables guerriers de l’ombre ! Clairement, nous attendons l’entrée spectaculaire de quelques juges gradés ou assimilés.
Mon dos me torture et se voûte de plus en plus sous le poids de l’attente qui va encore durer deux heures avant que leurs majestés ne daignent enfin faire leur entrée : un homme et deux femmes. À la couleur de leurs uniformes et à leur placement autour de la table (tout à fait disproportionnée pour seulement trois personnes), je devine facilement leur hiérarchie. L’homme est grand, étriqué, à la peau métissée et vêtu de noir tout comme sa frèsœur (car ils s’appellent ainsi entre eux) : une femme d’âge mûr, replète, qui s’assoit à côté de l’homme. Tous deux me font face tandis que le troisième personnage vêtu de bleu marine, se positionne sur le côté droit à la table et dont je devine le grade subalterne. Elle jouera sans aucun doute le rôle de greffière. Sans même me jeter un regard, ils installent tous leur ordinateur portable flambant neuf. Leurs gestes sont méticuleux, tranquilles et tranchants. Simultanément, ils allument leur appareil et commencent à ouvrir quelques documents me concernant, je suppose. Puis, les deux « gradés » se regardent en silence et s’acquiescent d’un signe de tête sur la marche à suivre. L’interrogatoire va enfin commencer. C’est l’homme qui prend la parole en premier, comme quoi l’ÉVEIL a encore du travail à faire sur la galanterie. Mais il paraît aussi que cette qualité n’est plus de mise, car elle ne ferait que renforcer l’idée que la femme est faible et que l’homme encadre ses comportements, limitant ainsi sa liberté d’action… Il va falloir que j’oublie toute mon éducation paternelle !

— Je suis frèsœur SEBAKU. À ma droite, frèsœur AVACHIFA. Et à ma gauche, frèsœur FLOLEB, qui est parmi nous pour prendre en note l’ensemble de cet échange. Frèsœur AVACHIFA et moi-même, sommes « grands officistes de l’AMSPÉ », institution dépendante du ministère de la Rééducation Nationale ayant pour mission principale l’Assainissement Moral et la Supervision Pédagogique Ex-genré.
Présentations faites, l’officiste masculin (bien que l’ÉVEIL ait banni tout identité de genre pré-déterministe) entame la « discussion ».
— Vous êtes suspecté de plusieurs fautes graves dans le cadre de vos attributions de professeur d’histoire de l’art à l’université du chef-lieu de notre région. Est-ce que cela vous étonne ?
— Avant de vous répondre, comment dois-je vous appeler s’il vous plaît ?
— Simplement, grand officiste SEBAKU.
— Étant donné que je n’ai jamais reçu la moindre information sur les motifs de ma détention et que je suis resté en cachot, nu comme un ver, sans autre repas que du millet bouilli et de l’eau croupie assaisonnée de quelques passages à tabac, je…
— Répondez simplement par OUI ou par NON !
— Mais je ne peux…
Alors la shaker postée à ma gauche m’assène un grand coup de matraque sur les épaules. Aussitôt, je comprends que je ne suis pas ici pour m’exprimer librement et que très vite mon auditoire va tenter de m’amener à confesser des fautes que je suis bien certain de ne pas avoir commises. Il va falloir que je joue serré cette pièce de théâtre stalinienne…
— Non, grand officiste SEBAKU. Réponds-je docilement pour calmer le jeu. « Ces noms dénués de tout genre sont vraiment ridicules ». Pensé-je.
C’est maintenant au tour de la frèsœur AVACHIFA de prendre le relais.
— Premier chef de remontrances : allusions sexistes, propos virilistes, vocabulaire genré irrespectueux. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
— Est-ce là un tribunal, grand officiste ? Demandé-je humblement. Nouveau coup de matraque.
C’est alors que la greffière FLOLEB fait un petit signe à ma shaker de droite pour lui glisser un mot à l’oreille. Ceci dit, je peux très bien entendre sa question :
— A-t-il bien pris sa gélule ? Il ne me paraît pas très calme.
— Oui. Répond-elle avec une sécheresse totalement assujettie à sa fonction.
« La petite saleté ! Antidouleur… mon cul ! » maugréé-je intérieurement.
— Répondez à la question ! Repart-elle. Sachez que cet entretien restera confidentiel et que ce n’est pas une commission disciplinaire. Votre avenir dépendra de vos réponses...
— Eh bien, grand officiste, si de tels propos seraient sortis de ma bouche, je pense que je m’en souviendrais. Par ailleurs, quels sont-ils exactement ? Quelles en sont les termes exacts ? En l’absence de toute information précise à ce sujet, il m’est très difficile de vous répondre avec clarté.
— Je vous le répète pour la dernière fois, cet entretien reste confidentiel au même titre que celui que nous avons déjà eu avec les plaignants. Ceci dit, sachez que nous détenons une longue liste de témoignages qui corroborent ces faits.
— Pour ma part, je sais que j’ai toujours été respectueux en tout point… Alors, peut-être, ne suis-je pas parfaitement informé sur le langage autorisé par l’ÉVEIL. Vous admettrez que de nombreux termes, expressions et mots précis ont été ajoutés très récemment au dictionnaire national. Si j’ai commis une faute, ce sera celle de ne m’en mettre pas assez informé. « Avec les juges, il faut toujours faire un peu preuve de « mea culpa » et faire semblant de se repentir en abaissant les sourcils comme un chien battu. ».
— Admettons. Nous allons nous en charger très prochainement. Vous êtes loin d’être le seul dans ce mauvais cas. Deuxième chef de remontrances : lors de vos cours, vous faites souvent allusion à des parties du corps, ce qui en a choqué plus d’un. Corps humain qu’il soit genré ou non. Qu’avez-vous à dire à ce sujet ?
— En matière d’histoire de l’art, nous sommes très souvent amenés à montrer des œuvres anciennes ou contemporaines qui donnent à voir des représentations humaines. Étant donné que la première partie de la formation que je dispense se base essentiellement sur la maîtrise de la description des images, tout en tenant compte d’un vocabulaire spécifique utilisé depuis des décennies, je ne peux qu’abonder dans votre sens. Ceci dit, ce vocabulaire technique et usuel ne comporte aucun caractère de vulgarité salace. Par exemple, nous parlons « des chairs » pour désigner toute surface d’un corps humain montré sans vêtements. Ou encore, il me faut bien pointer des différences de traitement plastique des personnages, comme les bras, les cuisses, les poitrines, surtout concernant la peinture ancienne inspirée des marbres nus de l’antiquité… Mais ce ne sont pas mes seuls sujets. Je travaille aussi sur l’architecture, le paysage et bien d’autres thèmes : je ne suis pas un obsédé sexuel comme vous semblez les sous-entendre !
— Pourtant, je constate que vous avouez votre impudique discours genré ne tenant aucun compte des divers cas identitaires de votre public. Donc vous montrer des œuvres comportant des personnages plutôt déshabillés, non ?
— Encore une fois, je montre de tout en suivant scrupuleusement les programmes : cela va de la peinture abstraite comme il en va de la peinture du Moyen Âge. Une vulve gravée dans la paroi d’une grotte préhistorique, reste une vulve… Sommes-nous revenus au temps des « braguettinis » qui peignaient des feuilles de vigne sur le sexe des anges ? Pour vous répondre, il m’est très difficile de faire l’impasse sur des œuvres qui composent l’Histoire de notre culture occidentale que je m’efforce de rendre la plus limpide possible et la plus accessible aux jeunes esprits de mes étudiants qui sont, je le rappelle, âgés d’au moins 24 ans au minimum. Ce ne sont donc plus des enfants ! Nouveau coup de matraque.
— La question de l’âge n’a rien à voir là-dedans ! Vous ne mesurez pas l’impact de vos dires ! Reprend vivement l’officiste masculin. La discrimination, la mise au ban de certains étudiants transsexuels ou pan sexuels (par exemple), nombreux dans nos universités, est strictement prohibée ! Monsieur le baby boomer…
« Ça y est ! Le mot est lâché. « Boomer »… Ces imbéciles sont persuadés que les vieux ont tous profité de l’abondance de l’après-deuxième guerre mondiale. Mes parents étaient pauvres et nés dans des familles nombreuses. Mes 175 cousins et cousines n’ont jamais connu que l’usine et je suis le seul à avoir obtenu le baccalauréat sans l’approbation de ma famille. Il aura fallu que je m’enfuie à 18 ans pour continuer mes études envers et contre tous. Et ceci, tout en travaillant de manière plus ou moins déclarée pour subvenir à mes besoins. De la soi-disant « opulence dévastatrice des boomers », je n’en ai connu que les bas quartiers et la violence. Bande d’ignares ! » Enragé-je intérieurement.
— Permettez que je vous demande des éclaircissements sur les œuvres précises considérées comme choquantes et désignées par les plaignants, grand officiste, s’il vous plaît.
— Vous apprendrez tout ça le moment venu. Poursuivons je vous prie frèsœur AVACHIFA.
— 3e chef de remontrances : plus grave encore celui-ci. Une étudiante s’est plainte auprès de la cyber-police de quartier, commandée par l’officiste BAMAKO, que vous auriez pratiqué sur elle des affleurements physiques inappropriés pendant un cours, aux yeux de tous. Vous lui auriez même caressé le genou et les épaules. Qu’avez-vous à dire sur cette grave accusation ? Je dois dire que je n’ai encore jamais rencontré un cas comme le vôtre…
— Quoi ?… ! ! Hurlé-je sans pouvoir me retenir. C’est honteux de mentir ainsi ! Ce n’est pas du tout mon genre ! Je ne suis pas un pervers ! J’en ai tout à coup le vertige et les jambes glacées d’indignation. Pour avoir haussé le ton, nouveau coup de matraque.
Du coup, je m’affaisse encore plus jusqu’à en avoir la tête quasiment entre les genoux tant mes vertèbres sont douloureuses. Je mets un temps à reprendre mes esprits et me redresse lentement dans une succession de petits gémissements plaintifs. Ma voix tremblotte et je dois faire un grand effort pour pouvoir articuler :
— Rien. Je n’ai rien à dire. Je suis juste indigné parce que c’est strictement impossible. Je reste toujours assis à mon bureau auprès de mon vidéoprojecteur et je ne m’approche jamais des étudiants sinon pour corriger éventuellement quelques travaux pratiques où je leur demande de dessiner sur une feuille des schémas de composition afin de mieux appréhender les œuvres étudiées. Ces exercices restent assez peu fréquents et je n’en ai mis en place que sept ou huit depuis le début de l’année universitaire. De plus, mes problèmes permanents de dos m’empêchent de me courber autant qu’il aurait fallu pour aller tâter le genou de la plaignante. Sachez, par ailleurs, que je suis asexuel depuis des années et que ce type de frétillement puéril ne m’intéresse plus depuis mon adolescence !
— Les témoignages rapportent pourtant le contraire… Enchérit l’officiste masculin.
— J’ai consulté plusieurs fois la médecine du travail sur ce sujet ; elle a préconisé des mesures d’adaptation de ma salle de classe, mais à ce jour, aucun agencement, aucun mobilier adapté n’a été mis en place dans la salle où je travaille. Pas même un siège ergonomique. Cette accusation est un pur mensonge qui, selon moi, ne vise qu’à anéantir mon honneur. Ces témoignages complaisants ne sont que des faux et je considère que c’est un véritable scandale ! Nouveau coup de matraque.
Suffocant de douleur, d’humiliation et de désespoir, je ne trouve alors plus l’énergie pour continuer à répondre à des questions toutes aussi fantasques les unes que les autres. Je décide de garder le silence total. J’ai affaire à des sourds. Dans ce qui m’apparaît comme une parodie de procès kafkaïen, je décroche mentalement dans les limbes de l’horreur, le regard éteint et dans le vague, indifférent à mon sort. Sans doute la drogue contenue dans la gélule commence-t-elle seulement à faire effet… Les chefs d’accusation se cumulant encore, je ne parviens plus à considérer le moment présent comme une réalité : on me reproche même d’avoir fait l’éloge colonialiste hégémoniste de la race blanche parce que j’aurais osé montrer des statues de marbre blanc de l’antiquité classique. C’est sans fin. J’ai l’impression, à ce moment, d’être le jouet d’une intrigue de série B. Je n’en peux plus. J’ai le tournis. C’est trop. Je m’évanouis tout bonnement en m’éclatant une autre côte en chutant à terre, toujours ligoté à ma chaise.


Quand je reviens à moi, une forte odeur d’iode me pique les narines. La mer n’est pas loin semble-t-il. On m’a revêtu d’une combinaison de plastique rouge très désagréable. Je suis propulsé dans une cellule comportant quatre lits. Je me redresse et m’aperçois qu’un autre détenu me tient compagnie. Il m’interroge sans discontinuer, mais je préfère ne pas répondre. Marre des pièges !
Quelques heures tard, un tandem de garde-chiourmes aux allures efféminées contrastant avec l’uniforme, viennent me saisir et m’emportent vers ce que j’imagine être le comité d’accueil. Ils me rappellent le clip des YMCA. À cet endroit, on m’indique comment bien me tenir au garde-à-vous, les pieds bien alignés derrière une ligne jaune peinte au sol. Devant moi, un jeune garçon tout juste sorti de l’adolescence, me fouette du regard sous la visière de sa casquette d’officiste, couleur marron comme son uniforme. Il reste ainsi en dodelinant du chef, tout en me dévisageant avant de briser le silence :
— Je suis le Director. Mon nom importe peu. Vous avez été condamné à deux années de rééducation intensive dont voici le programme quotidien qui sera encadré par les « guerriers de la justice sociale » ou les GJS :
— Lever à 5 heures. Exercice physique encadré dans la cour intérieure qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il cuise.
— Petit déjeuner de 6 heures à 7 heures pendant lequel un détenu, debout au lutrin, lit à haute voix le traité dogmatique des commandements de l’ÉVEIL. Vous devrez, à terme, le connaître par cœur.
— De 7 heures à 8 heures : cérémonie de repentance et de contrition. Celle-ci varie chaque semaine. Vous en découvrirez la teneur dès demain.
— De 8 heures à 12 heures : autocritique publique à haute voix, debout sur une estrade, à raison d’un détenu toutes les 10 minutes.
— De 12 heures à 13 heures : déjeuner avec aussi une lecture du traité, comme au petit déjeuner et comme au dîner.
— De 13 heures à 14 heures : sieste en cellule dans le calme le plus complet.
— De 14 heures à 19 heures : travail obligatoire en atelier ou vous participerez à la confection des uniformes des officiers et partenaires de l’ÉVEIL.
— De 19 heures à 20 heures : dîner avec lecture du traité.
— De 20 heures à 21 heures : participation obligatoire aux groupes de discussions encadrés par un GJS. Plusieurs thèmes vous seront proposés, mais vous devrez changer de groupe chaque jour pour vous permettre d’aborder tous les sujets.
— 21 heures : coucher après la distribution de la médication obligatoire.
Voilà en détails comment votre séjour parmi nous, qui fera de vous un tout nouvel individu, se déroulera. Je vous conseille de rester sincère et impliqué à chaque instant. Si vos évaluateurs estiment que l’objectif de rééducation éveillée n’est pas atteint au terme de ces deux années, votre peine sera allongée et agrémentée de nouvelles techniques pédagogiques plus persuasives… J’espère pour ma part que nous n’en arriverons pas là. Puis, et seulement à certaines conditions, vous pourrez être réintégré dans vos fonctions. Avez-vous des questions ?
— A-t-on accès à une bibliothèque ?
— Certainement pas. Par contre, vous disposerez dans votre cellule d’un exemplaire du traité de l’ÉVEIL qui devrait vous permettre de vous libérer de vos anciens carcans sexistes et racistes. Autre chose ?
— Non, Monsieur le Director.
— L’appellation « Monsieur » est obsolète et déplacée. Vous comprendrez vite que la question du genre est au cœur du changement sociétal que nous nous efforçons de mener à bien. Reformulez.
— Merci Director.
— Vous pouvez disposer. Vous commencerez votre rééducation dès demain et en attendant, je vous enjoins de commencer à feuilleter le traité de l’ÉVEIL que vous trouverez sur votre tablette de nuit.
Alors on me raccompagne avec autant de courtoisie et de délicatesse qu’à l’aller. Je retrouve mon codétenu en train de se décrotter les orteils. Charmant.


Un an plus tard, je me sens aussi heureux qu’une marionnette dont on tire sans cesse les ficelles pour lui faire faire les courbettes apropriées. Mon dos me fait souffrir quotidiennement. Les infirmistes médicaux m’ont juste fourni une vieille ceinture lombaire en plus d’un antidouleur au petit déjeuner. Mais pas la moindre séance de kinésithérapie, pas plus de radiographies ni même de diagnostic posé par un véritable médecin. Le régime ré-éducatif m’a complètement ramolli le cerveau. C’est le but. On s’habitue très vite à être constamment guidé et cadré dans ses faits et gestes. La notion de liberté individuelle s’efface petit à petit au profit d’une conformation collective sans la moindre fioriture.

Plus tard, j’apprends que notre camp de rééducation est bâti sur une île artificielle, parfaite imitation de l’ancien Alcatraz. Toute évasion ne peut qu’échouer, mais pour certains, renoncer à tout caractère identitaire propre est insupportable. Depuis quelque temps, mon codétenu semble fort préoccupé. D’habitude, il est plutôt joueur est espiègle comme si tout ce charivari de rééducation mentale ne le touchait même pas. Lors des séances de repentance, il ne peut s’empêcher de faire l’imbécile, ce qui lui vaut chaque fois des bastonnades à répétition. Je ne saurais dire si son comportement relève du courage intellectuel ou de l’idiotie. De souche sociale modeste, on ne peut pas dire de lui qu’il ferait partie d’une quelconque intelligentsia. Il y a beaucoup de professeurs parmi les détenus, aussi des artistes, des auteurs, des militants et d’anciens élus ayant résisté aux nouvelles lois de l’ÉVEIL. Sa personnalité fait donc un peu tache sur ce parchemin humain de dissidents plus ou moins responsables de ce qu’on leur reproche. Pour autant, j’ai beaucoup de respect pour lui, quand bien même d’aucuns le considéreraient comme un débile mental. Inquiet, je finis par céder à la curiosité et lui demande ce qui peut bien autant le perturber.
— Tu vas bien C-136 ? (Toujours pas de nom, juste des matricules).
— Ça va. Ça va. Me répond-il sur un ton monocorde.
Alors j’insiste un peu.
— Je vois bien que tu es tracassé. Parle-moi. Tu sais que tu peux me faire confiance.
— Ah bon ? Qu’est-ce qui me le prouve ?
— Rien. Tu as raison. Restons-en là.
Les feux s’éteignent. Je me couche sur le côté en position fœtale comme d’habitude. À la sieste du lendemain, parlant très très bas, C-136 me demande comme s’il était pris de regret d’avoir douté de moi la veille au soir :
— Je peux vraiment te faire confiance C-85 ?
— Je te l’assure. Réponds-je en murmurant.
— Avec deux potes que tu ne connais pas, on se prépare à s’évader. Ça t’intéresse ? Un quatrième larron serait le bienvenu...
— Tu me prends de court. C’est donc ça qui te turlupine depuis des jours ?
— Ouais.
— Quel est votre plan ?
— Disons qu’on a soudoyé un shaker transsexuel avec des faveurs physiques (si tu vois ce que je veux dire) dans les douches ; elles sont régulières depuis un bon moment. C’est un « forcé », lui aussi (nom que l’on donne aux volontaires obligés). En échange, iel nous fournira un plan des égouts et une clé qui ouvre un certain cadenas d’une grille donnant sur la plage de l’île. Il nous ouvrira les cellules au milieu de la nuit pour nous amener vers une trappe qui donne sur le réseau d’évacuation des eaux usées en direction de la mer.
— Et après ? Vous faites comment ?
— Des chambres à air de camion nous y attendront. On les gonflera à la bouche et on se laissera glisser sur les courants vers le nord, en dehors des frontières.
— Pourquoi vous faut-il un quatrième homme ?
— En fait, c’est toi que je voudrais avec nous parce que tu es prof et nous autres, on n’est pas bien malins. Tu as de la jugeote pour résoudre les problèmes qui pourraient survenir.
— C’est flatteur, mais je ne suis qu’un prof d’histoire de l’art. Je ne sais pas si ça va te servir à grand-chose. De plus, à mon âge et avec mes soucis dorsaux, je ne feari que vous ralentir. En plus, ça ne me dit rien de mourir d’hypothermie…
— « dipo… » quoi ?
— De froid si tu préfères, dans les eaux glacées. Plus vous progresserez vers le nord, plus la température de l’eau tombera. Si tu veux mon avis, c’est du suicide sans pouvoir disposer de combinaisons de plongeur.
— Et si on se couvre de graisse et de plastique bien serré ? Y’en a plein dans les ateliers.
— Il faut voir… Mais il vaudrait mieux au moins tripler les couches et bien protéger aussi vos mains sinon vous ne parviendrez plus à vous agripper à vos bouées. Ce périple risque de durer des jours : prenez de quoi tenir en eau potable et en sucre. C’est un minimum.
— Mouais. À t’entendre, on a très peu de chances de réussir…
— Le contraire serait un mensonge de ma part, mon ami. Ce n’est pas pour rien s’ils ont pris modèle sur Alcatraz…
— OK. J’en parlerai aux gars et on avisera. Alors tu es bien sûr de toi ? Tu ne viens pas ?
— Non merci. C’est gentil d’avoir pensé à moi, mais je devrais réussir à tenir un an de plus à supporter leurs bêtises tout en me faisant très petit.
— OK. C’est toi qui vois.
Le plan se mit en branle quatre jours plus tard.
Tous les trois furent stoppés net dans leurs illusions avant d’atteindre la mer : il y a aussi des caméras dans les égouts ! On assista à leur pendaison publique dans la cour principale en compagnie du shaker corrompu, tout le monde bien en rangs. Le coup de sifflet déclenchant l’ordre de mettre en action le mécanisme de la trappe de la potence, résonne encore dans mes tympans. Je n’oublierai jamais ce brave type… La cellule est bien vide sans lui et ses bavardages de gosse. Quelle tristesse. Pour autant, c’est un drame assez banal par ici qui vient s’ajouter aux suicides en se jetant sur les grilles électrifiées ou autres étranglements mutuels. Que va devenir ce monde ?
La séparation du corps et de l’esprit de conscience sociale prônée par le dogme de l’ÉVEIL, reste une illusion intenable pour beaucoup d’entre nous. La plupart se pincent les parties sensibles sous leur combinaison pour surmonter le conditionnement cérébral incessant. L’énorme majorité des détenus sont des hommes de plus de 45 ans. J’en ai même vu un de 80 ans. Tous les shakers sont des femmes et des trans. C’est absurde. Je me demande souvent comment l’ÉVEIL envisage la procréation… Les gays ne sont pas bien vus paradoxalement. Apparemment, les enfants auront bientôt la possibilité de choisir leur genre dès les 6 ans révolus selon la nouvelle constitution. On peut même, sur un simple mode déclaratif et sans passer par une chirurgie, se déclarer homme ou femme ou trans. Je ne me souviens plus des autres appellations qui foisonnent autour de ce sujet. Le corps en lui-même est devenu un sujet tabou au profit d’une conscience globale, un peu à la manière des fourmis. J’avoue que tout cela me dépasse.
Le plus dur à supporter, ce sont les séances de contrition où l’on est astreint à prononcer des séries de « mea culpa » sur divers motifs vite caricaturés en termes exagérés : hégémonie de la race blanche, colonialisme, possession sexuelle, violence verbale et physique envers les autres genres, luxure, alcoolisme, etc. J’ai l’impression d’être devenu un démon. Dans la repentance, nous devons nous allonger ventre à terre et bras en croix pour réciter des formules de demande de pardon toutes plus masochistes les unes que les autres tandis que des GJS passent dans les rangs pour fouetter les détenus au hasard. C’est évidemment très autodestructeur, car le cerveau ne peut admettre des pensées qu’il n’a jamais construites par lui-même. À croire qu’il n’y a aucun neurologue ou psychologue dans les rangs de l’ÉVEIL. Après ces séances de plein air, toujours enveloppé dans une combinaison dont la doublure râpeuse (pour nous aider à nous défaire du despotisme libidineux), nous gagnons la salle de restauration. Sur le trajet, les coups de matraque sur le dos pleuvent encore bien avant que nous soyons assis à table. Ah j’oubliais, avant la fin de la séance de repentance, une dizaine de détenus sont chaque fois emmenés dans un local dédié où on leur offre des séances d’électrochocs pour les « inciter » à être plus sincères. Personnellement, j’y suis déjà passé deux fois. Dès qu’un détenu déroge à la plus minuscule des règles, il est aussitôt emmené pour recevoir une bonne correction au beau milieu de l’allée centrale, couverte d’auréoles d’hémoglobine indélébiles.

La deuxième année de ma rééducation est enfin à son terme. Le jour de mon évaluation finale est enfin venue. Je suis si nerveux que mes jambes tremblent en permanence. J’ai énormément travaillé sur moi-même et j’espère avoir réussi à faire illusion. Malgré tout, j’ai peur. Mon cerveau est en purée. L’angoisse me serre la poitrine déjà de plus depuis plusieurs semaines à cette seule idée de repasser devant un tribunal. J’ai toujours l’angoisse de faire une crise cardiaque ! Être conscient que toute une vie peut être jetée à la poubelle sur la seule impression que l’on peut donner à quelques jeunes adultes inexpérimentés, est terrifiant ! La perspective de me retrouver au ban de la société à 62 ans représente pour n’importe qui le pire des enfers ! Pendant ces deux années, je n’ai cessé de me demander comment un tel parti politique a pu accéder au pouvoir… La culpabilité des anciens dirigeants, associée à d’innombrables lâchetés, ne peuvent qu’en être la cause. Ce qui est typique en Occident au regard de n’importe quel étranger. Les shakers viennent me chercher. Je vais enfin connaître mon sort.

Cette fois, l’entretien a été bien plus étriqué que le premier. Je me sentais aussi démuni que lors de mon premier oral d’examen : les bons termes ne me venaient pas assez instinctivement comme ils l’auraient voulu. J’ai donc échoué à convaincre. Bref, rallonge. Et merde !
Six mois plus tard, je sors enfin de ce camp. Ils m’ont imposé une recette épicée et musclée comportant de nombreuses séances d’électrochocs, de conditionnements chimiques et de quelques passages à tabac pour assaisonner la sauce.
Cela fait maintenant un an que j’ai repris mes fonctions d’enseignant, assorties de quelques aménagements. Pour commencer, fini l’enseignement de l’histoire de l’art aux portes grandes ouvertes : une liste très précise d’œuvres, considérées comme majeures par l’AMSPÉ, doivent être étudiées en priorité sous un angle strictement dogmatique : le constructivisme russe, la propagande chinoise, la peinture socialiste officielle et tout ce genre de propagandes totalement dépourvues d’imagination lyrique. D’autre part, des artistes officiels mandatés par l’ÉVEIL, viennent tenir des conférences du type : « l’art non genré » ou « communiquer sans exclure ». Face à moi, toujours rivé à mon bureau par un système de sangles, cloîtré à l’intérieur d’une cage de verre pour me tenir à l’écart de toute nouvelle « tentation de contact inapproprié », une liste de termes interdits avec leurs équivalents autorisés, est rafraîchie chaque semaine. Par exemple, « homme blanc » devient « viriliste dominateur », ou encore, « femme enceinte » devient « personne en gestation » (pour ménager les transsexuels), etc. Tout le vocabulaire de l’ÉVEIL ressemble à une guerre psychologique menée contre la réalité. Je dois aussi porter en permanence un bracelet électronique permettant de surveiller mes déplacements, même en dehors des cours. Affublé d’une combinaison de couleur verte (signifiant que je suis en période de probation), je suis assisté d’une IA de contrôle. Elle se résume à une simple boîte, perchée sur le toit de mon aquarium, pourvue de caméras et d’enregistreurs sonores. À la moindre bévue sémantique, elle déclenche un choc électrique bref et intense, directement sur mes tempes : car je porte constamment un calot muni de capteurs établissant la liaison entre mon cerveau et la machine. Mon salaire a été diminué de moitié pour compenser les frais de rééducation. Alors je vis dans un très modeste deux-pièces loué par l’AMSPÉ à trois cents mètres de l’université, ce qui est bien pratique pour tout le monde : je n’ai pas à marcher longtemps pour me rendre à mes cours et la direction peut toujours garder un œil de suspicion sur moi ! Cerise humiliante sur le gâteau, j’ai reçu un blâme qui devrait disparaître au terme de trois années si je ne commets la moindre faute.
Mes jeunes étudiants sont de futurs cadres supérieurs destinés à la communication d’État dirigée par l’ÉVEIL. Ils ont été triés sur le volet. Au sein de chaque groupe, iune déléguiste (nouveaux mots éveillés) est en charge de noter mes expressions de visage et corporelles suspectes que ne peut détecter l’IA de surveillance. Une fiche de rapport est déposée dans une boîte aux lettres dédiée, à chaque fin de cours, près du bureau du GJS en chef.

Mon nom est désormais SYLARD. On s’habitue même à ça : renoncer à son arbre généalogique. Chaque jour, je traîne ma carcasse dans un interminable sentiment de solitude exaspérée. On a tenté de me faire oublier tous ceux que j’aimais, mais je n’ai jamais cédé à la torture lorsqu’ils voulurent me forcer à dénoncer mes deux garçons. Ils se sont enfuis, il y a trois mois, dans la clandestinité, loin des territoires de l’ÉVEIL. L’ÉVEIL du pire ! Je suis désormais un des derniers professeurs de l’ancien monde aujourd’hui totalement « wokotomisé » (ce terme fait partie de MON dictionnaire mental). Mais j’ai un secret : je possède un « musée imaginaire » tel que l’avait défini en son temps l’immense André Malraux, que personne ne pourra m’extirper de la mémoire. Je m’y promène souvent la nuit, avant de sombrer dans un sommeil drogué, sans qu’aucune caméra ni capteur ne puisse m’y poursuivre. Je m’y invente de splendides chemins de traverse dans des couloirs comblés d’œuvres interdites : Le Titien, Goya, De Sade, Despentes, Houellebecq, Jeff Koons, Magritte, Annette Messager et tant d’autres disparus sous la pression d’énormes bulldozers ou dans les cendres des autodafés. Pendant ces heures d’extase, je ne suis plus de chez eux, je suis chez moi !

= commentaires =

Lapinchien

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Pute : 205
à mort
    le 31/12/2025 à 19:05:48
Sylvestre, je trouve que ce que tu fais dans ce texte est très dangereux car tu généralises à un niveau sociétal ce que tu as vécu à un niveau personnel. Ce que tu as vécu à titre personnel est horrible et inadmissible même si je n'en connais pas exactement les contours. Je peux te le dire car moi-même il n'y a pas très longtemps je croyais que le Wokisme était une réalité alors que personne ne s'en revendique. J'avais été bombardé indirectement par des évanescences de médias comme ceux de Bolloré qui montent le sujet en épingle, des vidéos de Youtubeurs qui surfaient sur le trend et l'estampillaient à toutes les sauces pour faire des vues et certains faits-divers où des statues étaient vandalisées me choquaient. Je connaissais dans mon entourage quelques exemples d'homosexuels que je trouvais insupportables à revendiquer tout le temps leurs droit et ne voir la vie que sous le prisme de la sexualité alors inconsciemment l'idée que c'était une généralité, une réalité systémique m'a gangrené l'esprit. S'il y a des quotas en place, c'est pour réparer des injustices sociales sans volonté institutionnalisée de pénaliser ou déclasser qui que ce soit. Pas de volonté de qui que ce soit de revisiter l'Histoire non plus.
Édition par le commentateur : 2025-12-31 19:52:39
Lapinchien

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Pute : 205
à mort
    le 31/12/2025 à 19:21:05
Je pense cependant qu'il était important de publier ce texte car il va au bout du délire collectif et bien au delà en cumulant la somme de toutes les peurs, que c'était bien qu'on en débatte pour évacuer un malentendu profond dans notre société. Je pense aussi que c'est bien dommage qu'on n'entende jamais la gauche prendre le temps de désamorcer cette légende urbaine qui semble être au centre des prochaines élections.
René de Cessandre

Pute : 15
    le 31/12/2025 à 19:22:36
Vous êtes sûr que c'est une dystopie ? Cela me semble tout-à-fait d'actualité. la preuve : rien que le fait de le dire va me valoir quelques coups de matraques. Pourtant je connais un enseignant de primaire qui a eu droit à un suivi psychologique diligenté par les Services Sociaux (qui portent bien leurs initiales ?), était passible du pénal (apparemment évité de justesse) et un blâme avec mise à l'épreuve pendant deux ans, parce qu'il avait amené sa fille dans un musée (ce qui est pourtant préconisé par l'E.N). Son crime ? Une photo qu'il avait publiée sur Facebook où l'on voyait derrière eux une représentation d'hommes préhistoriques nus et en érection. Bilan : suspicion de pédophilie, de déviance sexuelle... La "psychologiste" qui a fait le rapport à charge lui a même demandé s'il avait fait baptiser ses enfants, et comme il se trouvait que oui, lui a déclaré : "on sait qu'il y a beaucoup de pédophiles chez les catholiques"... et je passe sur d'autres analyses du même tonneau, et tout ce que j'ai relaté est absolument authentique, dans notre Monde, à notre époque. Mais dis-moi, Sylvestre : tu connais cet enseignant et son histoire ? Dystopie, ou simple transposition ? ... Aïe ! Aîe ! Ne tapez plus, je retire ce que j'ai dit, mon esprit est égaré, je comprends la nécessité de traquer les déviants sexuels...
Nino St Félix

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Pute : 62
    le 31/12/2025 à 19:28:39
Lapinchien, j'allais faire la même : un combo gagnant, après le viol physique, le viol mental.

J'ai été mal à l'aise en lisant ce texte, ce qui en soi n'est pas une mauvaise chose, dans l'absolu. Mais... j'apprécie beaucoup l'auteur par ailleurs, et je trouve qu'ici il y a un effort de style, qui rend la lecture plus fluide. Mais... Je suis désolé je n'ai eu aucune sympathie pour le narrateur, qui passe son temps à nous rappeler ses souffrances et ce a quoi il aurait droit. Oui, on est d'accord, mais une fois, on a compris. Deux fois, c'est du règlement de compte. Trois fois...
En fait, je pense qu'il s'agit d'une satire mais il y a trop de signaux confusionnants, on sent la rage et la colère du narrateur, et derrière, celle de l'auteur, on la sent trop pour que se fasse la prise de recul qui permet à la satire de fonctionner. Peut être que je me trompe mais, dans la satire, on se moque de tout le monde. Ici, ce n'est pas tout à fait le cas : donc c'est une satire incomplète, le cas échéant.
Mais peut-être que je me trompe totalement et qu'il ne s'agit pas d'une satire. Auquel cas, je préfère courageusement dire que j'ai autant pitié des lobotomisés que de leur victime.
Lapinchien

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Pute : 205
à mort
    le 31/12/2025 à 19:31:09
Le wokisme n'est le projet de société de personne et s'il y a de la confusion qui peut mener à des fait-divers graves c'est à la justice de traiter ces cas et ce n'est pas la peine d'en faire une généralité. Personne ne cautionne ces dérives qui restent des cas isolés.
    le 31/12/2025 à 19:36:08
Je ne suis pas allé au bout du texte. Je me suis arrêté aux deux tiers, atteints par politesse intellectuelle. Mais tout n'est qu'accumulation, c'est un texte gras, lourd, pesant de clichés politisés. Tout n'est que fantasme victimaire, reprise de topoï de la droite traditionnaliste, pitoyable au possible. Du fake gonflé de vent.

L'écriture ne rattrape rien parce qu'elle est ultra démonstrative, jusqu'à la profusion d'exclamations, d'onomatopées ; le point de vue interne strict empêche toute distance, toute finesse, le narrateur étant un gros naze.

Quant au fond politique, il pue.
La dystopie n'a de sens que pour critiquer une société qui va mal. Quand elle est utilisée pour rire (supposons que ce texte soit au second degré), elle ne peut qu'échouer, étant donné le sérieux de ses possibilités, étant donné l'histoire éminente des dystopies utiles et saines.
Là, ça ne fait que chambre d'écho aux illusions droitardes et rétrogrades. Et ça pue le vieux linge moisi.
Lapinchien

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Pute : 205
à mort
    le 31/12/2025 à 19:48:59
Je pense que ce texte raconte plus une histoire personnelle que collective. Sylvestre nous avait raconté qu'il avait eu une plainte contre lui alors qu'il était prof d'art, une plainte surréaliste sur sa manière d'enseigner qui a eu de graves conséquences pour lui. Je comprends que ça le fasse beaucoup réfléchir et que la confusion savamment entretenue par certains politiques et médias trouvent écho en lui au point de produire un tel texte comme un cri primal dénonçant une injustice immonde. Cela dit il faut toute proportions garder et ne pas généraliser des choses qui restent in fine un cas isolé. Et comme je l'ai déjà dit on ne démontre pas une théorie à l'aide d'exemples car c'est un mode de raisonnement fallacieux même si beaucoup d'entre nous peuvent tomber dans le panneau.
    le 31/12/2025 à 19:55:29
Ce récit est pensé comme une démonstration, et c'est son principal défaut. Une démonstration qui, au demeurant, se contente de ressasser la même idée sous différentes formes, au gré des épreuves traversées par le narrateur-personnage. Sylvestre Evrard s'y met en scène de façon transparente, y révélant ses blessures et ses angoisses. C'est là une forme d'honnêteté qui est tout à son honneur puisque en affichant la subjectivité de son propos, l'auteur en assume également les limites.

Si l'écriture de ce texte a permis à son auteur de se libérer, tant mieux. Sur le plan littéraire malheureusement, c'est un échec écrit d'avance. L'intrigue, les personnages, les descriptions, les images, tout est tendu vers un seul objectif : la dénonciation du wokisme présenté comme une idéologie assez puissante pour mener au totalitarisme. Pas de nuance, pas d'ambiguïté, pas de place donc ni pour le doute, ni pour la réflexion. Une caricature qui ne grossit pas le trait pour rendre ses lecteurs plus perspicaces, mais pour mieux les aveugler.
Je doute qu'on puisse faire de la littérature sur de telles bases.

Je terminerai par un constat dont j'assume pleinement, à mon tour, la subjectivité : ce texte m'a angoissée, à mon corps défendant. Je ne crois pas à une idéologie woke, mais je crois aux dangers du conformisme de la pensée. Et c'est ce danger que réussit à mettre en scène ce récit, malgré tous les défauts que je lui trouve.
René de Cessandre

Pute : 15
    le 31/12/2025 à 19:58:47
Ce n'est ni une dystopie, ni une satire, ni un cas isolé. Mais comme nous avons des Hégéliens convaincus parmi nous... quand les faits donnent tort à la théorie, tant pis pour les faits.
René de Cessandre

Pute : 15
    le 31/12/2025 à 20:17:55
De plus, de nombreux professeur d"E.P.S ont été confrontés à ce problème, ce qui a conduit l'un d'entre eux au suicide. Cas isolé ? J'ai aussi connu un Prof se techno qui a eu de sérieux ennuis parce qu'une élève (en Collège) s'était plainte "qu'il avait posé sa main sur son épaule" pour lui expliquer quelque chose sur l'écran d'ordinateur sur lequel elle travaillait. Et cela se passait en 1999. Si ce texte avait été écrit il y a 30 ans, cela aurait été une dystopie, peut-être. Mais pas à présent.
Mais Sylvestre, j'aimerais avoir ton avis ! Là, on parle pour toi, et il paraît que c'est le stade ultime du Troll...
Nino St Félix

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Pute : 62
    le 31/12/2025 à 20:37:39
Pour ma part je ne suis pas aussi intelligent que vous. Je suppose que c'est une satire ; si je me trompe ok, ça m'empêchera pas de dormir.
Mais si ce n'est ni une satire ni une distopie c'est quoi ? Merci d'avance pour la leçon.
Nino St Félix

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Pute : 62
    le 31/12/2025 à 20:38:06
Dystopie*
Nino St Félix

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Pute : 62
    le 31/12/2025 à 20:39:48
Suis aussi intéressé par la définition de "troll" puisque chercher a deviner le message de l'auteur me semble a prioris une démarche normale de lecteur. Ou alors tous les lecteurs qui cherchent a comprendre sont des trolls, après je suis près l'entendre aussi.
Lapinchien

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Pute : 205
à mort
    le 31/12/2025 à 20:53:35
La démonstration par l'exemple (parfois appelée généralisation inappropriée ) est un sophisme logique selon lequel la validité d'un énoncé est illustrée par un ou plusieurs exemples ou cas, plutôt que par une démonstration complète . C'est un raisonnement fallacieux. ça ne sert à rien de donner 1 ou 25 exemples. ça ne démontre en rien ta théorie.
Lapinchien

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Pute : 205
à mort
    le 31/12/2025 à 21:01:36
Je ne pense pas que la démarche de Sylvestre soit celle d'un troll. Elle me semble sincère mais cependant le résultat d'un raisonnement personnel biaisé. Comme des tas de personnes en ce moment malheureusement et c'est pourquoi nous en parlons. Je pense que la stratégie de la gauche d'évacuer le problème du Wokisme d'un revers de la main plutôt que d'expliquer aux gens pourquoi ils se trompent est la raison pour laquelle l'extrême droite est aux portes du pouvoir.
A.P

Pute : 73
    le 31/12/2025 à 21:02:55
Pour une fois que j'arrive à la fin d'un texte de Sylvestre sans saigner des yeux à cause d'une utilisation "maladroite" de concept scientifique, je t'en remercie.

Bon par contre si la science n'est pas ton truc, la socio non plus il semblerait.

Je trouve toujours ça un peu malaisant quand un auteur se met en scène comme le héros de sa propre histoire. Un petit côté looser magnifique mais un peu pathétique.
Un Alain Chabat dans RRrrrrrr !! qui tourne en rond dans son trou en criant: "Vous ne m'aurez jamaiiiiiis !"

Franchement, j'peux compatir à l'injustice et aux victimes de la connerie humaine.
Mais j'crois que tu t'goure d'ennemis camarade!
A.P

Pute : 73
    le 31/12/2025 à 21:11:26
@Tonton René

On fait la science avec des faits, comme on fait une maison avec des pierres : mais une accumulation de faits n'est pas plus une science qu'un tas de pierres n'est une maison.

Henri Poincarré
A.P

Pute : 73
    le 31/12/2025 à 21:13:52
Ah et puis j'oubliais : Bonne Saint Sylvestre au dernier auteur de 2025 !
Lapinchien

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Pute : 205
à mort
    le 31/12/2025 à 21:45:12
@René : Qu'est ce qui te dérange avec la pensée de Hegel ?

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