— C’est alors que mes paupières s’alourdissaient et ne pouvaient les maintenir ouvertes. Le plafond disparaissait dans une brume bleuâtre tandis qu’une lumière diffuse se répandait de dessous mon lit comme une vague de vapeur bienveillante. J’étais calme et serein, prêt à recevoir un sentiment intense de joie intérieure. Puis, le paddock se mettait à tourner lentement dans un premier temps. Tout mon être semblait s’évanouir dans l’antimatière petit à petit. Les meubles, les murs, même le papier peint fondaient dans la semi-obscurité. Alors seulement le lit se mettait à accélérer sa rotation tandis que je n’en ressentais le moindre désagrément, tout en s’enfonçant dans le sol à une vitesse accélérée. Et tout à coup, ma couche avec moi dessus, les bras allongés en croix, je fonçais dans un abîme multicolore merveilleux jusqu’à me dissoudre dans les tréfonds d’un puits sans fin.
— Et ensuite ?
— Je ne sais pas. Après ce phénomène, je ne me souvenais jamais de rien. J’étais encore un bébé à cette époque.
— Et ça a duré combien de temps ce rêve de chute vertigineuse ?
— Difficile à dire. En grandissant je rêvais beaucoup plus avec des images persistantes un certain temps après mon réveil. Ce n’est qu’à quinze ans environ que je commençai à les noter dans mes carnets.
— Ce sont ceux-ci que vous m’avez apportés ? On dirait qu’il y en a une pleine valise.
— En effet. Il y en a beaucoup, professeur Krantz.
— Parfait. Je suis curieux. Laissez-moi une bonne quinzaine de jours pour les feuilleter. Je vous recontacterai si ça m’intéresse et nous examinerons ensemble votre projet.
C’est ainsi que débuta la grande aventure de l’élaboration de « la machine à remonter les rêves ». Nom choisi par allusion évidente à H.G Wells. J’étais alors un jeune chercheur en onirologie et en neurosciences. Je m’appelle Herbert Krakotich et le célèbre professeur, Helmut Krantz, mentor, ami et père spirituel, m’accompagna tout au long de cette histoire avant que je ne m’évanouisse dans le cosmos spirituel. Mais reprenons depuis le début si vous voulez bien.
Je suis né dans une bourgade provinciale des Balkans. Mes parents avaient fui les guerres incessantes de l’Europe de l’Est au milieu du XXIe siècle et s’installèrent d’abord en Albanie, à Kamza précisément, non loin de Tirana. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’atterris à Heidelberg, ville connue pour son université dans le domaine des neurosciences. Sans fratrie, j’eus une enfance heureuse en comparaison avec les malheureux orphelins cernés par les bombes, mais passablement ennuyeuse. Mes parents étaient traumatisés au dernier degré et évitaient au maximum de me laisser sortir de leur refuge, une maisonnette haut perchée sur une colline d’où on pouvait guetter le moindre danger. Je passais mon temps à jouer au jardin entouré d’un épais muret et rêvassait à de fabuleuses épopées en compagnie de petits soldats et cubes de bois dont je faisais naître des forteresses féeriques. Enfin, selon moi. C’est par mes rêveries que j’échappai au manque de communication avec d’autres enfants tandis que ma mère, aphone, veillait au grain en me surveillant constamment. Mon père dut se rabattre sur un job en tant que « petite main » dans une centrale électrique à cinquante km du foyer. Je lisais beaucoup : des bandes dessinées, des contes et plus tard, des romans de SF que me rapportait papa de la ville. C’était un personnage de petite stature à la personnalité effacée. Je pense que s’il avait pu se rendre invisible il l’aurait fait. Tout le reste de notre famille avait été, soit massacrée dans les bombardements, soit évaporée en Europe. S’il en restait des vivants, nous n’en avions aucune nouvelle. Chacun s’était enfui loin des bruits et de la fureur des dictateurs dans cette période fort troublée dont la Russie était la principale responsable à ses origines. En tant que réfugiés, personne ne nous prêtait guère d’attention et nous vivions quasiment en autarcie loin des autochtones. Mon paternel était en réalité un intellectuel de haut niveau et fut mon précepteur pendant des années pour m’éviter l’école. Ceci dit, vers mes dix-sept ans, je le harcelai pour aller fréquenter le lycée. Il céda devant ma motivation inaltérable. J’excellais dans toutes les disciplines, surtout dans les maths et les sciences. Mon futur chemin commençait à se dessiner par lui-même. Je n’avais même pas besoin de produire beaucoup d’efforts ; le savoir s’imprimait en moi naturellement. Parallèlement, l’univers de mes rêves insolites ne cessa de m’obséder et remplissait carnet sur carnet de leurs descriptions et récits, quand il y en avait un de tangible. De ma propre initiative, je creusais scientifiquement la question de ces réminiscences du sommeil paradoxal, ayant épuisé la bibliothèque la plus proche sur le sujet ; il m’en fallait plus, beaucoup plus ! Dès l’obtention de mon diplôme du secondaire, j’entrai donc à l’université de médecine de Tirana. Les guerres avaient enfin cessé et les parents me lâchèrent la grappe, me permettant ainsi de prendre une chambre dans la capitale. Chemin cognitif faisant, j’obtins mon doctorat en médecine générale à vingt-quatre ans ce qui était un record à l’époque. Ma facilité à apprendre subjuguait mes professeurs comme les mes condisciples me manifestaient souvent leur jalousie. J’enchaînai sur une thèse en maths pures, en chimie organique et en neurologie dans des temps jamais égalés. Pour autant, je n’ai jamais cessé de noter mes songes de plus en plus absurdes. Mon fantasme puéril de vouloir visualiser ceux-ci s’était transformé en une quête à la fois scientifique et spirituelle : qu’est-ce que tout cela cache ? Donc, pas question d’en rester là. Mon projet de recherche naquit à cette époque et plongeai à corps perdu dans le monde des neurosciences et de l’onirologie. Je subvenais à mes besoins par le biais d’un cabinet médical d’associés. Quel régal ! Quelle exploration ! Réel cette fois… Freud, Jung, Holson et McCarley, et bien d’autres n’avaient plus de secrets pour moi. La théorie est chose très forte, mais comment donner une matérialité à mon objectif ? J’avais bien quelques idées griffonnées plus ou moins en détail, mais très loin d’être satisfaisantes. Renseignements pris, je quittai Tirana pour Heidelberg où le plus grand spécialiste en neurosciences professait. Logiquement, je m’inscris à son cours et vit pour la première fois en chair et en os le professeur Helmut Krantz. Homme de grande stature à la renommée internationale, une légère bosse de bison sur le dos à force de se pencher sur ses écrits, la barbe du septuagénaire longue et pointue, ses lunettes à double foyer lui donnaient un regard hypnotique, mais chaleureux. Il me fit grande impression physiquement tout comme par la richesse de ses conférences.
Pendant deux ans, travaillant et potassant, j’avais déjà amplement développé des équations complexes pour schématiser un prototype d’extraction des rêves. Cependant, tout reposait uniquement sur le papier. Encore un an plus tard, j’osai enfin aborder le maître. Il me connaissait comme un étudiant assidu et ne sourcilla pas. Il avait bien remarqué mes capacités et ma participation active dans l’amphithéâtre. Après une brève présentation de ma personne, je lui exposai brièvement mon idée. Sa première question fut :
— Quel est le rêve le plus ancien dont vous vous souvenez ?
Sans avoir à consulter mes carnets, car celui-ci m’avait marqué à vie dans la mémoire permanente, je lui décrivis donc ce rêve de chute abyssale de ma prime enfance. Ce fut notre première conversation parmi des milliers d’autres qui devaient suivre…
Trois semaines plus tard après cet échange, le professeur Krantz m’envoya un texto m’invitant dans son laboratoire personnel situé au sous-sol de sa résidence située en pleine nature, loin de la ville cacophonique. Sitôt descendu du taxi, je m’approchai de la grande porte avec autant de surexcitation que d’angoisse. Allais-je être rejeté ou congratulé ? La bâtisse majestueuse consistait en un grand manoir baroque, sans doute hérité de génération en génération au vu de son architecture germanique très dix-huitième siècle. Un domestique de la cinquantaine, muet de naissance, m’ouvrit, me salua comme un majordome anglais et me conduisit directement à la grande bibliothèque. Remplie de larges fauteuils de cuir élimé, de guéridons chargés de bouquins en désordre, extraits des étagères qui en étaient couvertes en dehors des fenêtres, on se serait cru dans un roman de Mary Shelley tant l’étrangeté du lieu, à mes yeux de rat d’université, me sauta à la gorge. Enfin, le professeur apparut revêtu d’une blouse blanche. Il la dégrafa et sans mot dire me fit signe de la main comme seule invite à le suivre. Nous descendîmes un escalier chenu menant à une porte blindée qu’il déverrouilla en me tournant le dos ; nous descendîmes un autre escalier, passèrent un sas de décontamination, pour enfin nous retrouver dans son laboratoire : vaste espace pollué de nombreux appareils, paillasses, outils en tout genre, éprouvettes, flacons et tout ce qu’on pouvait imaginer dans un cauchemar Frankensteinien. Il se retourna, s’assit sur un haut tabouret pivotant et me dit sans ambages :
— J’ai lu tous vos carnets avec passion. C’est incroyable et bien écrit de surcroît. Il faudra vous mettre à éditer ; pensez-y. Mis à part les rêves classiques déjà répertoriés, certains sont tout à fait contre-nature neurologique. En avez-vous conscience ?
— Je dois dire que je ne vous suis guère, professeur Krantz.
— De toutes les catégories connues, votre inconscient produit un nouveau type de rêve inconnu à ce jour (et il n’est pas certain qu’il en soit le fruit) ; il est récurrent sans aucune logique neuroscientifique ou psychiatrique.
Je remarquai à cet instant que l’ensemble de mes carnets était étalé derrière lui sur une paillasse bien propre, tous marqués de petits post-it fluorescents à divers endroits. Il se saisit de l’un d’entre eux et l’ouvrit à la place d’un de ces marque-pages pour me lire à haute voix :
— Voici un exemple typique de ce que j’avance et je vous cite : « Cette nuit, j’ai fait un rêve qui n’avait quoi que ce soit de terrestre. C’est le moins qu’on puisse dire puisqu’il était aquatique et non conforme à ce que nous connaissons de nos océans. D’abord, mon corps n’avait rien d’humain. Je me cachais comme un voyeur derrière un monticule recouvert d’une végétation multicolore faite d’appendices et de filaments dressés et phosphorescents. Tout un paysage s’étalait devant moi, difficilement descriptible. Je pouvais percevoir, émanant de mon corps effilé, plusieurs paires de voiles ondulant comme des nageoires à la manière de la queue des poissons Bêta sans pouvoir distinguer l’ensemble de ma morphologie. Au cinéma, on dirait que j’étais en caméra subjective. Mon esprit était bien là, à la fois émerveillé et totalement en alerte par l’effet de surprise. Mes proportions restaient indéfinissables faute d’éléments de comparaison terrestre. La surface n’était même pas visible et l’eau semblait envahir le cosmos. Loin devant moi, je perçus ce qui me sembla être une cité composée de sphères translucides reliées au sol par des structures végétales entrecroisées à la manière de l’art nouveau, se ramifiant autour de cette bulle parfaite. Ce n’était pas fabriqué en verre, mais plutôt dans une sorte de cristal mat. À l’intérieur, il me sembla distinguer d’autres végétaux indescriptibles, très feuillus, et prenant racine sur un limon incurvé gisant au fond de chaque sphère. Des lampions polymorphes flottant en éclairaient l’intérieur. Quant au fond marin, les mots me manquent pour décrire sa richesse tant le foisonnement y était frénétique et vivant. Sur le sol, des rivières sinusoïdales défilaient entre les reliefs composés de très fins « câbles » agités d’un bleu clair intense et électrique. D’autres affluents du même type vagabondaient sur la surface horizontale tandis que les lointains montraient des aspérités élevées et sombres conjuguant roches et algues noirâtres. Très loin sur ma droite, une lune gisait comme une épave échouée, toute flamboyante d’un feu grégeois filamentaire. Bien au-dessus, des masses à l’apparence gazeuse d’un bleu de Prusse magnifique, semblaient annoncer une tempête subaquatique. Y pullulait une infinie population aux dimensions variées, la majorité ressemblant à des voiliers sous-marins. C’est alors que surgirent plusieurs créatures depuis ce foisonnement vivace au ballet désorganisé, en apparence du moins. Ces êtres arboraient une tête oblongue aux gros yeux noirs. Je devinai que leur corps était horizontal, couvert de ces voiles gigantesques disposés en corolle sur le dessus et d’innombrables et sveltes tentacules frisottant par-dessous à la manière des méduses. Plusieurs d’entre eux vinrent me visiter de près ; ils s’arrêtèrent pour m’observer et se retirèrent aussi vite comme des animaux apeurés. Je doutais qu’ils fussent pourvus d’intelligence à l’inverse de plusieurs autres extrêmement différents. Une créature sortit d’un volume spongieux, orange, bulbeux et creux à l’image de certaines de nos anémones équatoriales. Sa grosse tête portait deux énormes yeux à quatre pupilles jaunes cerclées d’un halo très lumineux ; deux narines fendues (mais étaient-ce bien des narines ?) s’incrustaient au-dessus d’une coupure incurvée que je supposai être une bouche. Sur ce « crâne », une couronne d’antennes assez longues, toutes surmontées d’un globe de petites proportions et très phosphorescent. En cet endroit, la lumière jaillissait de partout, mais seulement depuis les éléments vivants : pas de soleil visible ni autre étoile dans mon champ de vision. Je supposai que, sans eux, tout serait plongé dans les ténèbres. Puis la créature s’éjecta de son refuge pour déployer sa voilure. Très lentement, elle vint se fixer devant moi. Je me sentis comme hypnotisé et incapable de bouger. C’est alors qu’une autre compagnie surgie de nulle part s’y adjoint. Assez différente en dehors de la tête tout aussi sphérique mais un peu plus volumineuse. Elle arborait l’esquisse d’un museau pointu et des arcades sourcilières avancées. Dénuée de voilages, son corps était couvert de longs cils ondulants et son attitude me sembla plus sévère, voire inquiète. Étaient-ce là une femelle et son mâle présentant un évident dysmorphisme sexuel ? Peut-être. Tout à coup, un vol de « méduses » en forme de disque concave passa rapidement au-dessus de nous. J’ai cru à un essaim aviaire. Tandis que cette colonie s’éloignait, je fus pris de spasmes électrisants. Ma vue se troubla fébrilement. Le paysage se fondit dans des brumes étranges et trempé de sueur (ou d’eau saline ?), hagard et aphone, je me réveillai. ». Et il y en a comme ça des dizaines...
— J’imagine votre surprise à ces lectures…
— Effectivement. Je note aussi que ce type de rêve est plutôt récurrent. La narration de ce phénomène extraordinaire, vision paradoxale en sommeil, se répète exactement à cent cinquante-quatre jours d’intervalle. Vos descriptions varient légèrement tout en se précisant ; ce qui a retenu particulièrement mon attention c’est que ces rêveries n’ont strictement rien à voir avec les classifications habituelles. Il n’y a là-dedans absolument rien qui relève de la typologie onirologique. Les seuls liens que j’y perçois se situent quelque part entre la prémonition et la communication. L’aspect de l’univers décrit de ces songes (et osons le mot « extraterrestres »), me troublent au plus haut point. Nous connaissons tous des visions étranges en sommeil, mais toujours en lien avec notre réalité ou notre vécu quand bien même elles sont complètement déformées. J’en viens maintenant à votre projet d’extraction de celles-ci qui m’intéresse très curieusement malgré son caractère… disons un peu échevelé, mais très avant-gardiste. J’ai vérifié vos calculs et équations : il y a encore beaucoup à faire avant d’aboutir à un prototype. J’ai donc décidé de vous offrir mon aide. Je vous offre le poste de mon premier assistant.
J’eus beaucoup de mal à masquer ma joie à cette annonce inattendue. Mon visage s’illumina tout en lui saisissant les mains.
— Ceci dit, je recommande de travailler en secret étant donné la nature de ce projet que certains pourraient qualifier de grotesque. Qu’en dites-vous ? Nous travaillerons ici dans mon propre labo.
J’en restai baba et n’osai y croire. Bien entendu, j’acceptai immédiatement.
Cinq années de recherches intenses s’ensuivirent où nous ne comptions pas notre temps ni nos efforts. Oserais-je dire que nous étions même complètement en dehors du réel. Je refis des quantités de rêves que je continuai à noter avec le plus de précision possible. Mais ce songe particulier dans ce monde aquatique, que nous baptisâmes « rêve cosmique » se répétait effectivement tous les cent cinquante-quatre jours. Je dormais sur place tandis que le professeur mesurait et enregistrait mes ondes bêta, thêta et delta émanant de mon cerveau lors du sommeil. Pour autant, nous restions frustrés, car nous ne savions comment interpréter ces longues bandes de papiers ne présentant que des tracés polymorphes qui nous paraissaient aléatoires. Le prototype envisagé s’élaborait doucement en tâchant de définir sa structure. Une conclusion s’imposa alors : il fallait m’implanter directement sur le cerveau des implants spécifiques que le professeur fit fabriquer par une entreprise privée, ne désirant pas que son université n’en ait vent. Pour les mettre en place, nous avions besoin d’un éminent chirurgien. Or le professeur Krantz entretenait une amitié intime avec le professeur Sigmund Héberhart qui se joignit à nous. Enseignant de réputation mondiale, il enseignait au Karolinska Institut en Suède. Il n’hésita pas une seconde lorsque le Pr Krantz lui exposa notre ambition. Nous ne disposions pas de ses immenses compétences en matière de chirurgie du cerveau. Il vit cette opportunité comme un vrai défi à son génie. La raison justifiant l’utilisation d’interfaces neuronales (BCI) en était que pour réussir et nous immiscer à l’intérieur même du cortex préfrontal et les huit autres zones concernées, ils étaient incontournables. Ces implants spéciaux reliés à l’ordinateur devraient nous mener directement à l’intérieur de l’activité neuronale. Nous étions désormais un trio. Concernant l’opération, nous décidâmes d’une date butoir. Elle eut lieu en grand secret en hôpital, car le docteur Éberhart devait pouvoir compter sur tous les dispositifs nécessaires à cette sorte de chirurgie très délicate. Notre laboratoire en était complètement dénué. Je vous en passe les détails angoissants, mais l’opération réussit parfaitement. En tout cas je me sentais bien. Implants positionnés, le premier jour du test in vivo n’allait pas tarder après le montage de nos matériels onirologiques. Concrètement, notre « machine à remonter les rêves » reposait sur plusieurs éléments connectés dont principalement un caisson d’immersion sensorielle. C’est une cuve remplie d’eau très froide où je devais me plonger dans le noir absolu. Nous disposions aussi d’un supercalculateur que nous avions financé avec nos propres deniers. S’y adjoignit une station informatique gérant l’ensemble du dispositif, un enregistreur d’ondes et son imprimante, et surtout, un bonnet tressé de filins conducteurs et muni de capteurs placés juste au-dessus des implants neuronaux. Un câble courrait en extérieur sans compromettre l’herméticité du caisson. Bien entendu, je disposais aussi d’un masque à oxygène ; le corps du sujet doit être impérativement immergé pour être coupé du monde extérieur donc totalement nu pour éviter toute perturbation épidermique.
Nous procédâmes donc au premier test le jour convenu et à plusieurs autres pendant une quinzaine. Je m’endormais très paisiblement, dépouillé des sensations du quotidien. Je me sentais même un peu ivre, mais ne faisais que des rêves ordinaires : visions liées à mon enfance chaotique, la solitude dans la maisonnée, l’exil des parents et toutes sortes de détails assez insignifiants liés à mes manques affectifs en constituèrent le lot. En tout cas, aucun songe n’avait le moindre lien avec mes visions « cosmiques » tant espérées. En émergea tout de même un certain succès reposant sur la finesse des enregistrements et la captation hyper détaillée de l’activité neuronale, ce qui n’avait jamais été atteint juste qu’à présent. Chaque fois que je sortais de mon bain, je me séchai et me rhabillai vite pour assister mes amis et collègues. Nous convenions que l’enjeu suivant était de convertir ces tracés en images et en sons (conformément à mon projet) via la console par l’action du supercalculateur. Bien que les premières images résultantes fussent floues et sans couleur, nous estimâmes la prouesse comme un grand pas en avant dans l’univers de l’onirologie. Par contre, aucun son ne fut audible sinon un crachouillis strident. À l’évidence, il nous fallait nous remettre au travail.
Nous comprîmes qu’une bonne partie des données n’était pas traitée correctement, voire pas du tout : le « super » calculateur n’était pas à la hauteur de toute évidence. Sa puissance, pourtant très élevée pour des usages professionnels moyens, restait insuffisante, lente et oscillante. Nous cherchâmes donc une solution à cet état de fait. Unanimement nous en conclûmes qu’il fallait lui adjoindre un autre, voire deux CPU supplémentaires du dernier cri, beaucoup plus de mémoire vive et une carte vidéo bien plus évoluée. Tout le reste de nos économies (déjà bien entamées) y passèrent. Le professeur Krantz hypothéqua même une partie de son domaine. C’est dire s’il était motivé ! Éberhart engagea les bijoux de sa femme qu’elle ne portait jamais, trop vieillots selon elle, car hérités d’une vieille tante. C’était là toute sa fortune en plus de quelques économies. La recherche publique paie très mal ses savants ! Quant à moi, je fis un prêt bancaire personnel selon mes moyens et nous nous associâmes en une SARL de recherche à but non lucratif. Hors de question de demander des subventions : il aurait fallu justifier le dossier : la confidentialité avant tout. Pourtant, il nous fallait encore du budget. Nos ressources étaient bien en dessous du nécessaire si nous voulions vraiment « décoller ». Ne restaient donc que les fonds privés. Le plus difficile restait à convaincre une banque, mais aucune ne pouvait accepter sans une caution fiable et plus de précisions quant aux retombées commerciales. Nos arguments restaient volontairement vagues. Et pas question de faire appel à l’État, car nous tenions à nos secrets qui auraient été vite détournés par les agences militaires. Alors, mallette sous le bras contenant le pitch du projet et les graphiques, nous fîmes le tour des sponsors fortunés probables. L’échec fut cuisant. « Ah, l’argent sera toujours le nerf de la guerre dans la quête du savoir », avions-nous pensé simultanément. Cependant le destin a aussi ses voies impénétrables… Un milliardaire hongrois venait de perdre sa fille dans un accident d’escalade dont elle était friande. Plus précisément, elle était tombée dans un coma profond. La presse en avait fait ses choux gras. Alors notre chirurgien se dit qu’il y avait peut-être quelque chose à tenter de ce côté et le démarcha seul. Après un long entretien sans oreilles indiscrètes, il lui promit, si notre dispositif une fois abouti, pourrait vraisemblablement lui permettre de rentrer en contact avec la chair de sa chair Elle serait la première belle au bain dormant quand tout serait prêt. Désespéré, prêt à tout, l’oligarque accepta. C’est ainsi que nous oubliâmes les banques et palpâmes un chèque de cent millions d’euros pour commencer. Comme on pouvait s’y attendre, l’homme d’affaires exigea 51 % des parts de notre SARL à peine née ce qui n’arrangeait pas trop nos affaires. Avions-nous le choix ? Ce père, aux yeux rougis par les larmes, nous rendit souvent visite, mais sans nous commander ou nous déranger. Il observait assis en silence comme un pauvre hère désemparé. Il nous faisait pitié. C’était l’associé parfait en fin de compte. Nous investîmes donc dans du matériel très haut de gamme réajusté sur mesure selon un nouveau mode de calcul quantique. « La machine à remonter les rêves » prit une toute autre allure et des proportions importantes. Nous procédâmes donc à une seconde série de tests dans les mêmes conditions ultra-sensorielles de départ avec une cuve bien moins « amateur ».
Cette fois, le résultat fut quasi miraculeux : la vidéo et le son étaient presque parfaits. Notre sponsor trépignait d’impatience. Comme promis et pour le satisfaire, sa fille vint à nous par ambulance spéciale et nous l’installâmes dans le caisson avec de grandes précautions. Tout était en place et bien connecté. Le professeur Krantz enclencha les interrupteurs et lança le programme. Malheureusement, nous attendîmes longtemps avant que l’oscillateur ondulatoire se mit à bouger à peine quelques minutes durant. Il en est tout de même sorti un résultat audiovisuel, mais complètement confus et aléatoire. Nous en conclûmes que certaines parties de son cerveau, indispensables à la formation des rêves, étaient endommagés tandis que d’autres étaient inertes. Notre financeur en fut très altéré. La vidéo ne montrait qu’un embrouillamini de souvenirs uniquement lointains et hachés. Malgré ce relatif échec, le richissime papa ne nous jeta pas la pierre pour autant et continua de nous soutenir. Un homme admirable. Sa patience était inépuisable autant que sa reconnaissance envers nous. Alors, comment stimuler ces parties déficientes ? Était-ce même possible ? Question qui, finalement, allait déboucher au centre de notre réussite. La belle endormie reprit donc le chemin de l’hôpital tandis que notre équipe faisait la corrélation avec mes propres songes. Nous refîmes des dizaines de tentatives sur ma personne. En ressortit toute une collection de vidéos suivant la typologie classique au niveau onirologique : rêves ordinaires du quotidien, lucides, cauchemars, rêves récurrents, de guérison, épiques de contrôle, de chutes, de poursuites ou de vols aériens et encore de pertes de dents (peur de la vieillesse). Absolument rien ne surgissait concernant mes « voyages » cosmiques. Par ailleurs, nous remarquâmes qu’un seul type de rêve n’advenait jamais : le prophétique. Serait-ce celui-ci qui restait bloqué ? Nous traversâmes alors une longue période de doutes quant à nos ambitions et calculs. Qu’est-ce donc qui clochait ? Quelque chose nous échappait à l’évidence… mais quoi ? Les vidéos sonorisées s’étaient accumulées sans pour autant atteindre notre objectif. D’un commun accord, nous décidâmes de prendre du repos et du recul, chacun chez soi pendant au moins un mois pour nous vider l’esprit. Nous étions trop « dedans ». Un nouveau rendez-vous fut pris.
Je regagnai donc mes pénates la mine basse, me forçant à me distraire et de me dégager de tout cela. Un peu de tennis sur le campus, de la lecture romanesque et promenades le long du fleuve longeant la vieille ville me firent le plus grand bien. Lorsqu’une après-midi, seul dans mon petit appartement et endetté jusqu’au cou, je fis une sieste après une longue marche. Mes membres étaient lourds et épuisés, peu habitués à contrarier ma sédentarité habituelle. Mon corps malingre en était la preuve. Et là, sans crier gare, je rêvai à nouveau du monde aquatique mystérieux où les êtres étranges que j’avais déjà entrevus refirent leur apparition. Ils paraissaient très agités et tournoyaient sur eux-mêmes sans cesse tout autour de moi jusqu’à ce que je me réveillasse sur une impression glacée et angoissée. Aussitôt debout, je téléphonai à mes coéquipiers pour les en avertir. Faisant fi de notre rendez-vous ultérieur, nous nous retrouvâmes illico au laboratoire pour procéder à un autre essai le soir même. Hélas, encore une fois, aucune vision cosmique ne me revint. Nous étions à bout de nerfs. Le songe n’était que le songe comme aurait pu le dire Pedro Calderón de la Barca. Celui d’un quidam ordinaire sans intérêt. Le professeur Krantz en piqua une crise de rage, jetant au sol une bonne dizaine d’éprouvettes pour se défouler. Le sol en fut jonché d’éclats de verre que je nettoyai prestement tandis que le cher Éberhart faisait de son mieux pour calmer notre ami commun avec un bon verre de gin irlandais. Nous nous assîmes en silence, la tête entre les mains, tout en vidant gentiment la bouteille. On pouvait entendre les mouches voler et même peut-être pleurer sur notre incompétence. Tout à coup le professeur se dressa comme un pic en déclarant :
— J’y suis ! Je sais ! Nous n’avons pas respecté l’intervalle des cent cinquante-quatre jours que j’avais remarqué initialement !
Sa remarque était tout à fait plausible.
— Mais alors ? Reprit le chirurgien, cela suppose que ce n’est pas le sujet qui contrôle la fréquence… elle vient d’ailleurs. Nous nageons en plein surnaturel mon pauvre ami !
— Peut-être pas. Répondis-je. Imaginons que quelque entité tenterait de me faire parvenir un message par le biais d’ondes cérébrales très puissantes dont je serais le seul récepteur ?
— OK. Suivons ce raisonnement huluberlu. Le problème en serait donc la brièveté et la fréquence. Suggéra le professeur.
— Et aussi l’intensité durable ! Compléta le chirurgien.
— Si je vous suis bien, repris-je, cela impliquerait que la seule immersion sensorielle n’est pas suffisante. Il faudrait amplifier la réception par un procédé complémentaire…
— Ce n’est pas du tout idiot. C’est même génial me félicita le professeur Krantz.
— D’accord. Mais lequel ? Enchérit le chirurgien sur un ton dubitatif.
Un nouveau silence pétri de surexcitation et d’accélération cérébrale s’imposa. Nous bûmes une dernière tournée pour nous apaiser. Comme quoi l’ébriété peut aussi soulever des montagnes de raisonnements. Le professeur Krantz regardait le fond de son verre où se noyait sa demie rondelle de citron. Tout à coup, son faciès changea d’aspect. Il porta le récipient à hauteur de ses yeux pour en examiner le contenu. Éberhart et moi le regardâmes avec suspicion quant à l’état mental de notre ami.
— L’eau froide est une chose mais n’y manque-t-il pas une autre substance à l’image de cette rondelle de citron qui fournit au gin une saveur moins « plate » ? Une drogue neurologique ! Voilà ce qu’il nous faut. Tout le cerveau doit être actif à plein régime. Raison pour laquelle la gamine avait si peu réagi à notre dispositif.
— Ça peut devenir dangereux, rétorqua l’homme-médecine.
— Il faudra sans doute procéder à de nombreux préliminaires et recourir à toute notre imagination pour aboutir à quelque chose d’efficace et de non toxique.
— Vous pensez à un genre de psychotrope puissant ? Lui demandai-je quelque peu inquiet.
— Exactement. Je suggère de nous adjoindre un chimiste de renom. Il se trouve que j’en connais un qui enseigne à l’université de Dehli. C’est quelqu’un de formidable que j’ai rencontré lors d’un colloque. Depuis, nous correspondons régulièrement, entre autres activités de savants « fous ». Ah Ah Ah !
C’est ainsi que le professeur Gandhila vint se joindre à notre société secrète quelques semaines plus tard. Gandhila était un personnage fascinant quoique quelque peu controversé. Cet hindou sexagénaire parlait au moins sept langues et nous n’eûmes aucun mal à nous comprendre. Né dans un village proche de la jungle, Karkeli, il était à dix ans à peine réputé dans sa contrée pour ses connaissances des plantes et la fabrication artisanale (« sur commande ») d’un nombre conséquent de poisons et de drogues dites thérapeutiques officieusement. Seuls ses parents profitaient pécuniairement de ses talents, de vrais Ténardier ! Alerté par quelques décès énigmatiques, il fut repéré par la police et d’abord enfermé dans un des centres des plus abjects pour mineurs. Il s’en évada facilement en assommant ses gardes de chimie naturelle (grattée un peu partout sur le site) projetée avec une simple sarbacane de fortune et des épines de pin. Repris, les autorités constatèrent son potentiel évident. On l’intégra donc de force dans un programme d’état spécial afin de capter et d’améliorer ses compétences tandis que ses géniteurs furent traduits en justice. Beaucoup plus tard, calmé et rééduqué, il sortit de l’université avec deux doctorats sur le front. Enfin adulte et libre, il fit alors beaucoup de bien autour de lui, s’occupa de son village natal et accepta une chaire à la grande université de Dehli où il poursuivit ses recherches jusqu’à acquérir une renommée mondiale par ses articles. Après lui avoir transmis sur Internet, par un compte crypté, toutes nos informations, il prit l’avion dès la fin du semestre et se mit avec nous au travail. Il griffonna sans cesse des formules pendant des jours tout en éprouvant les éprouvettes. Nous n’y pigions strictement rien et nous nous affairions comme nous pouvions à l’amélioration de la machine. Au quinzième jour, Gandhila s’exclama :
— Ça y est ! Je l’ai !
Dans un long monologue de spécialiste, il nous expliqua en détail le contenu de sa potion magique. Seul le chirurgien semblait en saisir quelques nuances de par ses connaissances en chimie et nous simplifia l’exposé en ces termes :
— À la place du LSD couramment utilisé dans ce genre d’expérience, synthétique et quelque peu dangereux, nous utiliserons principalement de la psilocybine naturelle. Issue de champignons, les effets en sont similaires, mais moins durables et surtout leur jus reste non toxique. Nous les ferons venir d’Inde. Par-dessus ce composé organique, nous ajouterons de la mélatonine pour la vivacité des rêves, de la galantanine pour accroître la lucidité, de la sérotonine pour l’intensité et de la dopamine pour allonger la durée des songes. Évidemment, il nous faudra au préalable tester la mixture sur des animaux avant d’injecter le soluté à notre humain. Le bon dosage risque de prendre du temps à mettre au point. J’allais oublier. Il faudra aussi y adjoindre une stimulation électrique faible et continue qui permettra une meilleure imprégnation et diffusion du produit sur l’ensemble du cerveau. Les effets secondaires devraient être négligeables, mais non nuls. Ce sera au sujet de décider.
Nous étions tous subjugués par la précision de l’exposé et firent venir au laboratoire quelques chimpanzés et macaques rhésus par le biais de nos réseaux universitaires. Démarche pas tout à fait légale, mais indubitablement incontournable. Les bêtes ne devraient pas en souffrir, car nous étions tous de fervents défenseurs de la bonne conduite à adopter envers les êtres vivants. Le compte à rebours était lancé, car il ne nous restait plus que cent vingt-trois jours avant l’échéance du rendez-vous « cosmique ».
Une longue période s’ensuivit faite de dosages et de relevés sanguins sur nos amis primates. Nous leur avions ajouté un léger sédatif pour les calmer avant de les plonger dans le bain. Nous ne dormions qu’à tour de rôle, baignant dans notre jus en plus des odeurs animales. Ce fut une véritable épopée héroïque quelque part entre Jules Verne et Frankenstein… L’enregistreur d’ondes thêta (entre autres) et le nouveau calculateur quantique (dont les fonds de notre sponsor avaient permis l’achat) fonctionnait à plein tube pendant plus de cent jours. Le majordome, vieux complice du professeur Krantz, nous passait l’eau et la nourriture par le sas. Heureusement, le labo était équipé de water-closets. Les vidéos recueillies étaient stupéfiantes. Nous savions déjà que tous les animaux rêvent, mais à quoi ? Ce fut une avancée spectaculaire en matière d’éthologie (étude du comportement animal). Cependant, là n’était pas notre objectif ultime. La bonne formule émergea enfin en termes d’intensité, de durée, de clarté et surtout de vivacité authentique. Je dois avouer qu’à cet instant l’angoisse commençait à me ceindre la poitrine, car je savais que mon tour approchait à grands pas. J’avais néanmoins totalement confiance en mes collègues qui veilleraient à mon bien-être. Dans l’idéal, il aurait fallu encore observer nos cobayes plusieurs semaines durant pour vérifier si de potentiels effets secondaires néfastes ne se déclarassent avec le temps. Mais nous n’en avions pas. Ne restaient que douze jours selon notre calendrier. Mais amis et collègues de quête de l’inconnu me mirent au repos forcé dans une très confortable chambre du manoir. Quant à eux, ils restèrent au labo à tour de rôle pour surveiller nos chers primates auxquels nous étions très attachés. Tous avaient un petit surnom personnel. Je me préparais mentalement en usant de longues méditations. Le voyage vers l’inconscient tant attendu advint donc selon le protocole finement élaboré au cent cinquante-quatrième jour…
D’abord, je m’allongeai dans le bain coulé dans une toute nouvelle cuve d’immersion sensorielle munie d’un hublot sans teint pour être en mesure de surveiller mes réactions. L’injection fut effectuée par intraveineuse à la base du cou, commandée de l’extérieur. Aussitôt diffusée, un très léger courant électrique m’engloba le cerveau et le cœur. On en augmenta un peu plus l’intensité au su de ma corpulence plus importante que celle des singes. Et là, d’un coup d’un seul, je m’enfonçai dans le tunnel lumineux de ma première enfance pour me retrouver dans ce monde aquatique entraperçu jusque maintenant. Ma perception en était accrue au centuple. Visiblement les créatures m’attendaient. C’était donc bien un rendez-vous venu de l’au-delà du compréhensible. Mon rêve dura six heures durant. À mon réveil, j’étais transfiguré aux dires de mes observateurs. Physiquement j’allais très bien, mais mon conscient était très perturbé. Car un message m’avait été délivré. Pourquoi moi ? Je ne le sus jamais. Après un temps de récupération, mes collègues trépignaient d’impatience :
— Alors ? Qu’avez-vous vu ?
Les enregistrements restaient encore loin d’être convertis en vidéo. Mes collègues n’en virent que le tout début. Les premiers mots qui sortirent de ma bouche furent :
— Notre fin est proche. La planète est en grand danger !
Mes éminents professeurs en restèrent bouche bée et s’affaissèrent comme des enclumes sur leur tabouret respectif.
— Comment ça ? ! Lâcha le professeur Krantz, le teint blême comme un zombie.
Il me fallait tout leur dire.
— Ces êtres aquatiques forment une civilisation à la technologie très avancée, appuyée par leurs sens hors de notre commun et de notre portée. Ils sont connectés à l’univers par le biais de la matière noire dont ils ont circonscrit tous les réseaux qui parcourent le cosmos. Ils se nomment les Krulls et sont ce que nous désignons par « télépathes ». En réalité, cette faculté va bien au-delà de la seule communication entre les êtres. Cela dépasse l’entendement et j’ai pu y goûter grâce à leur bienveillance. Car ce sont des gardiens de la vie qui reste au demeurant assez rare dans notre galaxie de la Voie lactée. Paradoxalement, il y en a beaucoup plus au sein d’autres nébuleuses. Notre système galactique est trop jeune…
Le professeur Gandhila avait branché dès mes premiers mots un micro-cravate sous ma bouche pour ne pas perdre une goutte de mes propos. Je poursuivis donc.
— Mon corps d’accueil était une pure création organique à leur image conçue comme réceptacle intersidéral. Sans cet abri biologique, je n’aurais jamais été capable de les voir, de les entendre ou de ressentir quoi que ce soit.
— Qu’en est-il d’abord de leur mode de vie ? Intervint le docteur Krantz féru de sociologie.
— Il est à la fois simple et complexe selon la perception que j’en ai eue. Mais avant de poursuivre, quand aurons-nous le rendu vidéo complet ?
— Concernant un rêve qui a duré six heures de long ? Il faudra au moins cent soixante-douze heures au vu de la quantité de données gigantesque recueillie. Je procède à un traitement par lots de cinq pétaoctets. Le risque implicite est de provoquer des ruptures de flux et il faut surtout laisser refroidir le calculateur quantique pendant trente minutes toutes les cinq heures. Les voyants sont déjà au rouge. Me répondit Éberhart.
— Bien. Ceci dit, le rendu sonore sera assez décevant. La plupart des conversations se passaient par télépathie. Je rédigerai plus tard un rapport détaillé de celles-ci.
— Ne traînez pas, car la mémoire est faible. Dit le Dr Krantz.
— Non. Je me souviens absolument de tout et je vous expliquerai après pourquoi. Donc c’est une civilisation aquatique à 100 %. L’oxygène est fourni par la végétation luxuriante rase, mais aussi par des jungles incroyables. Imaginez la forêt amazonienne poussant sous l’océan et vous en aurez une petite idée. Des plantes spécifiques, parfois cultivées en champs, fournissent aussi la nourriture en relâchant des nuages de spores variés et très goûteux. J’y ai goûté. C’est un vrai délice.
— Vous en avez donc avalé sans crainte ?
— Bien sûr. Les krulls l’ingurgitent comme un plancton végétarien sans le filtrage de quelque fanon à l’image de nos baleines. Tout ceci est comestible. Pour revenir sur la question sociale, la notion de famille par filiation n’existe pas dans cette société. Ils sont une seule et même communauté solidaire. Les petits sont éduqués par tout un chacun, car chaque créature a confiance en toute autre. Le concept d’appartenance, de propriété, de redevabilité et tout ce qui en découle, leur est absolument incompréhensible au sein d’un tel Éden.
— Vous leur avez posé la question ?
— Je n’ai pas eu à le faire. Ils me l’ont expliqué en se comparant à l’humanité dont ils savent bien plus de choses que nous pourrions le supposer.
— Mais comment ?
— Par les rêves justement. Je ne suis pas leur seul contact terrestre apparemment.
— Ça me dépasse… soupira le professeur Krantz.
— Oh ! Et s’il n’y avait que cela ! Leur connaissance du cosmos est faramineuse, car la planète Krull est bien plus ancienne que la nôtre. Si le big-bang eut lieu il y a environ 14 milliards d’années et la terre vieille de 4,5 milliards, la leur date de 9 milliards d’années. Considérez leur avance… Tout savoir est partagé par leurs réseaux télépathiques, quantifiés et transportés par des particules essentielles nageant un peu partout. L’eau, enfin leur eau, est vivante ! Avec elle, ils partagent des flux et sens qui nous échappent. Ce qui peut nous donner des indices sur la manière dont nos mammifères marins peuvent communiquer et se repérer sur d’énormes distances à notre échelle.
— Comment savez-vous tout cela ?
— Dès mon « arrivée », un groupe de sages m’entoura au plus près m’enveloppant de leurs multiples filaments qui formèrent autour de moi un cocon lumineux. Je ne sais combien de temps le phénomène dura. Telle une larve ignorante dans sa chrysalide, je reçus des myriades d’influx cognitifs. En fin de processus, les tentacules doux comme de la soie, se délièrent. Mon cerveau en fut submergé par toute information nécessaire à la compréhension de leur société. Alors toute mon angoisse disparut. Je me sentis si bien… Car j’étais comme l’un des leurs. Virtuellement, certes, mais pleinement et amicalement intégré. Ils connaissaient même nos noms et prénoms. Leur bienveillance envers toute forme de vie confine à la sainteté. Ils demeurent les tout premiers de la création vivante ! L’idée me traversa qu’ils incarnaient quelque chose comme des anges. Absurde, je sais. Dieu n’existe pas scientifiquement.
— Et après ? S’enquit le Docteur Éberhart.
— Les sages, comme ils se désignent, m’emmenèrent pour me faire visiter les méandres de leur cité extraordinaire, comme au sein même des habitations et parmi les champs sauvages tout en me décrivant le pourquoi et le comment. J’y reviendrai dans mon rapport. Le point d’orgue consista à me laisser pénétrer dans le grand temple, sphère lumineuse que j’avais vue de loin précédemment. La vidéo vous en montrera l’aspect précis : une structure d’apparence végétale couverte d’entrelacs fleuris frémissants cernant une sorte d’œil au bleu profond et luminescent. Alors mes accompagnateurs stoppèrent et m’incitèrent à y pénétrer. J’hésitai une seconde. Une certaine culpabilité liée à cette réticence me fit même honte pendant un court moment. Ne sachant pas ce qui m’attendait, avec le recul, je me dis que c’était vraiment une réaction puérile. Bref, j’y nageai et me laissai envelopper par un rayonnement intense et chaud, mais non pénible à mon esprit : j’y fus assujetti pour mon plus grand bien. Cet œil représente quasiment la mémoire de l’univers. Des images mouvantes me ceinturèrent. Figurez-vous que j’ai pu voir le big-bang ! Mes yeux perçurent la formation des astres (montrée en accéléré), les collisions, les masses gazeuses surchauffées et bien d’autres phénomènes cosmiques. Puis, le temps neuronal s’accéléra de plus en plus et c’est là que mes pupilles intérieures virent l’insoutenable : l’explosion de notre terre toujours habitée !
— Nom de Dieu ! Lancèrent mes collègues pourtant athées. Comment cela est-il possible ? !
— Par la collision avec ce qu’il nomme un « caillot ».
— Développez vite s’il vous plaît.
— Le savoir des Krulls s’est largement accru dès lors qu’ils furent en capacité de se connecter au réseau de la matière noire sinuant partout dans l’univers. Constituée de particules tantôt chaudes ou froides, selon leur proximité gravitationnelle avec certains astres, elle est intelligente. Elle se faufile universellement comme des nerfs ou des veines qui alimentent sa capacité à régir et circonscrire des événements intersidéraux hors de notre compréhension. Elle est friable et polymorphe par sa nature. Amalgame de particules massives que nous nommons les WIMPs (Weakly interacting massive particles), ses entrelacs et tentacules pèsent plus de cent gigaélectronvolts. Sa répartition dans l’univers est bien plus importante que nos savants ne l’ont calculée : 35 % de matière et 86 % d’énergie contre 3 % de matière ordinaire observable par nos pauvres télescopes en orbite.
— Mazette ! Foutre Dieu ! Raaton ki neend ud jana ! (hindou : j’en perds le sommeil de cette maladie), s’exclamèrent successivement mes partenaires.
— Je suis navré de vous apprendre cette mauvaise nouvelle qui surgira dans 150 ans, 7 mois, 28 jours et 14 heures terrestres.
Mes compagnons faillirent en tomber du haut de leur tabouret. Des larmes coulèrent, des crissements de dents fendirent les vitres, des cheveux furent arrachés et nous sortîmes encore le gin pour calmer les esprits. Mais avant qu’ils ne se rendent ivres, je repris bien posément :
— Tranquillisez-vous. Ils ont une solution ! Ce sont des ingénieurs hors-pair. Finissez votre verre et rangez la bouteille. Écoutez ce qui suit.
À ces mots d’espoir, leurs yeux exorbités reprirent toute mon attention.
— La matière noire est un réseau mouvant et non sédentaire. Parfois des entrelacs se croisent où s’accumulent les WIMPs formant ainsi un amalgame : le caillot. Trop lourd, trop intense énergiquement, il est éjecté pour maintenir le réseau en bon état. Plus dense qu’un trou noir, sa masse dépasse l’entendement. Il pourrait détruire une galaxie entière. En l’occurrence, et heureusement pour nous, c’est un tout petit caillot. Pour autant, il nous perfora et éclatera le soleil dans sa trajectoire.
— Tu parles d’une bonne nouvelle ! S’insurgea ironiquement le professeur Krantz.
— Effectivement, c’est une bonne nouvelle. Renchéris-je. Nous pourrons le dévier vers les confins et ne reviendra dans sa course elliptique que dans deux millions d’années.
— Je n’en peux plus de ce suspense. Donnez-nous la solution par Krichna ! Grogna le Pr. Gandhila.
— La solution consiste en un champ de force extraordinaire généré par l’eau de mer. Tout bêtement.
— Vous vous moquez Herbert ! Lança le chirurgien.
— Non. L’entité du temple Krull cumule toutes les connaissances de son peuple depuis des milliards d’années. L’eau n’a aucun secret pour eux. Elle est à la base de toute vie émergente. Ses propriétés sont bien plus étendues que nous ne l’avons jamais imaginé. Évidemment, une machinerie complexe et des minéraux rares seront à collecter pour construire le dispositif salvateur. J’en détiens tous les plans en mémoire, mais le travail doit commencer sans attendre. Il faudra utiliser toutes les forces planétaires si nous voulons survivre.
— Toutes les forces planétaires ? Vous rêvez.
— Je m’en charge. Affirmai-je avec assurance. Car j’ai beaucoup à offrir au monde grâce aux Krulls avec qui j’ai pris rendez-vous dans cent jours pour compléter mes données sur le sujet.
Cent trente jours plus tard. Convoquer tous les grands chefs d’états de la planète ne fut pas une mince affaire. La vidéo de la rencontre alien, par rêverie interposée, fut présentée à l’ONU. Toutes les révélations furent expliquées sans filtre après mon dernier rendez-vous cosmique. Pour les motiver, les Krulls m’avaient livré les secrets permettant la jouvence pour tous ainsi que la possibilité de voyager à travers la galaxie. Un accord fut vite acquis. Les voyages intersidéraux furent donc enfin à notre portée pour recueillir ces minéraux essentiels au dispositif anti-caillot.
Dix années s’écoulèrent en harmonie et le travail international avançait bien. Un conseil spécial fut mis sur pied pour coordonner le tout. Nos vaisseaux flambant neufs coursaient jusqu’à la bordure de la Voie lactée. Pourtant, ma joie de vivre sur Terre en avait pris un coup. Célibataire et sans enfant, je ne cessai de me demander quelle était ma vraie place. Quand on a goûté au paradis, on a du mal à s’en défaire mentalement. Mes visions ressurgissaient sans cesse sans le recours aux songes. Certain que je pouvais décrocher de l’avenir de la grande bleue laissé en de bonnes mains, je m’insinuai un soir seul dans le labo de Krantz. Il nous restait encore pas mal de « potion magique » et je préparai la « machine à remonter les rêves » en cachette. Sans le moindre doute, je plongeai dans le bain.
Quelques jours plus tard, le professeur Krantz découvrit mon enveloppe charnelle totalement inerte gisant au fond de la cuve. Il ne s’inquiéta pourtant pas de ma « disparition » consciente. Il savait. Il savait que j’avais définitivement rejoint les Krulls, ma famille désormais.
fin
Un jeune scientifique obsédé depuis l'enfance par des rêves étranges, consulte un célèbre onirologue à ce sujet. = ajouter un commentaire =
Les commentaires sont réservés aux utilisateurs connectés.
![[imprimer]](/images/print.png)




= commentaires =
C'est beau et foisonnant d'idées originales. Je me demande à quel point les points techniques évoqués sont pertinents scientifiquement parlant.
L'histoire file à fond avec des rebondissements dingues, du suspense scientifique, des persos attachants comme ce jeune génie obsédé et son mentor barbu, et une quête qui mélange neurosciences, drogues psychédéliques et sauvetage de la planète - c'est épique et profond à la fois. L'écriture est fluide, addictive, pleine d'émotions et de réflexions sur la vie, le cosmos et notre place dedans, sans jamais lâcher le rythme. Bref, c'est un chef-d'œuvre qui te laisse rêveur et émerveillé, un must-read ! Le style est cependant un peu sec mais la poésie émerge de l'imaginaire foisonnant.
J’ai aimé l’histoire. L’idée est bonne, l’imaginaire est solide, et quand le texte accepte simplement de raconter, ça fonctionne. On y croit.
Le problème, c’est que l’auteur n’a manifestement aucune intention de nous laisser tranquilles. Il explique. Il précise. Il contextualise. Il démontre. Il anticipe la moindre objection, comme s’il plaidait sa cause devant un tribunal imaginaire composé de lecteurs soupçonneux.
L’intelligence est réelle, mais tellement surexposée qu’elle devient décorative. Le texte peut se lire en diagonale sans rien perdre, ce qui est toujours un mauvais signe pour un récit qui prétend ouvrir des mondes.
C’est d’autant plus frustrant que l’histoire, elle, n’avait rien demandé. Elle tenait très bien toute seule. Un peu moins de contrôle, quelques silences, un narrateur moins invincible… et on aurait eu un texte tendu. Là, on a surtout un texte surveillé.
Mais pour atteindre cet objectif, l'auteur aurait dû écrire un bouquin de 400 pages, non ? Là, c'est un speedrun mais au moins y a des idées nouvelles toutes les phrases.
Sinon y a beaucoup de points communs avec Avatar mais je préfère 100 fois plus ce texte au film de James Cameron.