LA ZONE -

En Plein cœur. PAN! Pas ailleurs. (1)

Le 01/08/2014
par Valstar Karamzin
[illustration] UN : DEUIL EN ROSE ET NOIR - (Hendrix Von Volodoï)


L'ombre vénale du Père-Noël se profilait déjà sur la ville.

Quelques pétales de ciel blanc cristallisés tombent par saccades, jusque sur le dessus des immeubles, et laissent, entre les fientes phosphorescentes de goélands radioactifs, de petites tâches humides, bientôt luisantes, ultimes preuves d'une existence éphémère.
Il suffirait d'un léger tremblement de terre, d'un pas grand chose sur l'échelle de Richter, pour que les toitures de tôles grises, baveuses, prêtes au débordement, s'écoulent en liberté le long des façades et pétrifient métalliquement la ville au bois dormant.
Les cheminées vomissent de mini-nagasaki.
Le tout ressemble à une photo ratée.
Entre chiens et loups.
Droopy ou Isengrain ? Lassie ou Croc-Blanc ?
Bientôt grésilleront les lumières de la ville.

Dans la rue désertée, le long du square des naufrageurs, un soiffard s'efforce de réapprendre à marcher. A chaque pas, le froid transforme l'air qu'il expire en un semblant de fumée aux formes évanescentes de delirium tremens. Il arrive chancelant en haut de l'escalier qu'il devra prendre s'il veut rejoindre le Jean Bart, s'immobilise un temps, jauge la gravité, puis galvanisé par la pensée du calva réchauffant ses entrailles, la main sur la balustrade, entame la descente.
Sans la voir, il croise une femme qui serre dans sa main droite un sac en plastique bleu transparent, dans lequel reposent des chaussures d'hommes usées. Elle revient peut-être de l'hôpital, où son homme a soigneusement rangé ses jambes, plein de sagesse, comme un adolescent mettant de côté des jouets puérils qui n'ont pas voulu grandir avec lui.
Amputé.
La femme du cul de jatte mélancolique disparaît dans la tour de granit rose. La lourde porte d'entrée claque fort en se refermant brusquement et met en branle des canalisations.
Dans un appartement du sixième étage, la vibration surprend Skluk, un vieux cafard solitaire, complètement déphasé, prenant la nuit pour le jour, alors qu'il se réchauffait les six pattes sur son tuyau préféré. Ne se rendant pas vraiment compte de l'heure avancée et craignant de se noyer dans la lumière, le cancrelat se hâte de regagner son trou.
Pour arriver jusqu'à sa tanière le plus rapidement possible, il lui faut passer à travers les montagnes mouvantes, le grand Kilimandjaro. Il n'aime pas ce chemin : trop de dangers, risque d'écrasement, bouillie pour araignée.
Aujourd'hui il n'a pourtant pas le choix, il veut aller vite, rivaliser avec le temps. Il aborde cependant l'obstacle courageusement, surtout lorsque l'on sait qu'une blatte n'a pas de religion, elle n'a donc pas la possibilité de se réfugier à l'ombre d'un emblème, ou d'ânonner une prière pour transcender son geste. Skluk est attentif à tout tremblement. Inquiet d'un possible tressaillement, il avance, ses fines antennes dressées.
Ce n'est pas la première fois qu'il emprunte ce chemin, qu'il s'alpinise, mais un sentiment de baptême lui parcourt à présent les pattes. Une sensation plutôt. Le froid. L'immobilité.
La montagne endormie a perdu son mouvement régulier, plus de tam-tam, plus de danger, un désert. Skluk s'enhardit, oublie la clarté assassine. Sa course se transforme en promenade.
L'immensité glacée n'est pas pour lui déplaire.
Il arrive près d'un cratère à ses dimensions, se poste sur le rebord et observe. Il hésite à visiter l'endroit, avant de s'engouffrer à moitié dans le trou, guidé par l'ambition d'être le premier cafard à découvrir une grotte ornée paléolithique.
Puis il se ravise, l'instinct.
Il ressort, et s'éloigne.
Il suit le sentier de lave tiède qui s'écoule du volcan nain. Un tapis rouge déplié pour celui qui a vaincu la montagne. Il arrive au pied de l'obstacle, versant nord, l'odeur de la lave lui a ouvert l'appétit. Il se dit, miam-miam, ça bon à boulotter, et reviendra demain. Saute du Dunlopillo, marécage asséché rouge sang, et file sur le plancher, lorsque mon pied rangérisé s'abat sur lui.
Sklukchch !
Une larme d'ébène organique sous ma semelle.
En cet instant crépusculaire, je me tenais debout dans la chambre de Xanadu Bob qui avait décidé de mettre brutalement fin à notre vieille amitié en se tirant une balle en plein cœur.
A en juger par sa rigidité, raide jusqu'au gros orteil, il avait dû passer à l'acte hier, au moment où le souvenir encore frais de l'après-midi tend à se diluer dans le déclin du jour.
Je le savais tarabiscoté et d'une inouïe souplesse dans le poignet - héritée sans doute d'ancêtres pilleurs de troncs dans les églises - mais jamais je n'aurais pu imaginer qu'il mettrait à profit ces attributs de la sorte, même dans les moments les plus noirs où je m'inquiétais à distance de son devenir.
Il aurait pu faire comme tout bon suicidaire, jouer seul à la roulette russe jusqu'à s'en exploser la tronche, payer un aller simple à la balle de son flingue pour un séjour express à travers les limbes de son cerveau, avec vue unique sur l'amer ; il aurait pu, mais monsieur avait du style.
En plein cœur. PAN ! Pas ailleurs.
Tout ça sans mode d'emploi.
Il était de plus, allongé à poil, étendu du long de ses trente cinq ans blêmes, sur son matelas qui, lui au moins, était garanti cinquante ans. Et ainsi, délesté de ses oripeaux, aussi nu qu'au premier jour et tout aussi taché de sang, il avait célébré sa sortie patraque du con de la mamma, faisant parler la poudre le jour même de son anniversaire.
Il fallait bien se rendre à l'évidence : j'arrivais trop tard à la fiesta, et il n'y avait même plus de sangria.

Je me suis finalement assis sur un tas de vêtements propres posés à même le sol, ce qui souleva une effluve d'adoucissant senteur vanille-malgache des îles - probablement biologique - puis j'ai regardé, quatre battements de cils, le cafard ratatiné qui rêva d'holiday on ice, tourné la tête et commencé à scruter Xanadu Bob ; en attendant quoi au juste, qu'il bouge ?

Lâcheur ! Dormeur du val ! Déserteur de l'armée morte ! Faux fuyant !Trouble-fête ! Je t'avais apporté un putain de cadeau, LE cadeau, celui qui t'aurait stupéfié, foudroyé de bonheur, comme tomber en apoplexie mais un très très court instant tu vois, pas comme là, où tu ressembles à un réfrigérateur arborant à la poitrine la rosette difforme de la légion d'horreur pour service rendu aux ventres de la nation. Fumier ! Le lapin que tu m'as posé est myxomatosé, jusqu'à l'os, mauvais pour le civet, tu m'as laissé tomber, une vieille chaussette, on me surnommera Phildar désormais quand j'irai chercher l'amour au rayon lingerie fine des supermarchés. Tu as pris un raccourci en catimini, tu es parti sans moi pour ta dernière java à Jakarta, et je vais devoir me dépatouiller avec la vie, ton corps éteint qui en fait encore partie, et ton cadeau, au chaud, au fond du sac à dos, difficile de te le remettre sans que ça ne ressemble maintenant à une offrande. Plus de sourire en retour, juste ce rictus qui me fait monter les larmes aux yeux. Joyeux anniversaire faux frère.

J'avais déniché le bouquin destiné à Xanadu Bob à Liège.
On trouve de tout à la brocante de St Phollien m'avait prédit une vieille pute, entre deux Jupiler, au comptoir du Carlo Levi.
Pour une tournée de plus, elle m'expliqua aussi comment elle eut jadis l'occasion d'assouvir les pulsions de vieux monsieur de Georges Simenon… une fois le travail fini on mangeait du camembert, c'était sa madeleine à lui je crois, le souvenir de sa jeunesse, les vaches maigres, tout ça… sacré gaillard… va voir sa statue à Outremeuse quand tu iras aux puces, et dis lui bien que Wendy viendra lui astiquer le bronze quand elle passera dans le quartier.
Les grands moments se partagent dans les cafés.

Au moment de traverser la Meuse, alors que je faisais passer à grosses gorgées de Chimay bleue un sandwich saucisson à l'ail-céleri rémoulade-tabasco, je me suis heurté à la grotesque parade des fêtes de Wallonie. À chaque confrérie son géant, grosses têtes de papier mâché : le forgeron moustachu, son marteau et sa señorita ; les combattants du feu ; les infirmières friponnes au bleu de méthylène ; mais surtout le jardinier, traînant sur un char son arrosoir entouré d'une armée de poireaux tintinnabulants, des hommes, femmes, enfants, de blanc vêtus, grelots aux ceinturons, filasse jaune paille aux pattes, et sur la tête, une cagoule verte patibulaire, effet feuillage raté, les faisait ressembler à une branche zazou écolo obscure du Ku Klux Klan.
Ils avançaient au pas comme derrière un corbillard, aux joyeuses funérailles du tyran de la démocratie, qu'une multitude bigarrée s'apprête à mettre en terre, pour toujours et à jamais.
Je dus ouvrir au briquet une bouteille de Westmalle triple afin de me remettre du choc du défilé. Les doux gorgeons de la bière forte accentuèrent mon sourire, m'accompagnèrent, déambulant bientôt au beau milieu des chineurs, en plein cœur de la brocante.
À un étal de bouquiniste, a la lisière d'un amas de vieux papiers jaunis, en bonne compagnie entre quelques numéros de Satanik, de Midi-Minuit fantastique, des recueils de Gustave Le Rouge et des bandes dessinées du Scrameustache, j'ai mis la main, contre trois gros billets, sur un exemplaire du Voyage à travers l'immaculé de René Varennes. Et il portait bien son nom cet exemplaire car il n'était pas encore coupé, il n'avait jamais été lu, jamais défloré, sa tranche non sillonnée par un coupe-papier hâtif, ses mots encore vierges du moindre regard concupiscent le rendaient idéal pour l'anniversaire de mon vieux pote qui l'avait recherché longtemps, presque partout, sans grand succès, hélas.
Et moi, sans chercher ni l'aiguille ni la botte de foin, je tombe dessus. Un petit miracle quoi ! Que j'ai pris sur le coup pour un mirage. Au début j'y croyais pas. Un peu comme le gars perdu dans le désert, qui aperçoit soudain, au bout de deux jours de marche à chercher la sortie, desséché sous le soleil, Betty Page nue faisant langoureusement glisser des glaçons sur son épiderme. Poupoupidou, bordel ! J'en tremble encore.
Alors plutôt que de laisser les sales pattes de la Poste le lui remettre - ils perdirent ma confiance le jour où ils transformèrent leurs usagers en clients et leurs employés en camelots maladroits - je me suis décidé, à ce moment précis, tout en décapsulant une Orval, que j'allais lui rendre une visite impromptue. J'allais avancer ma venue, mon ressourcement annuel chez le loufoque agoraphobe : Ding Dong ! C'est moi ! C'est dingue ! Où est la sangria, caramba ?
Comme je ne fais pas les choses à moitié, et que j'avais du pèze à claquer, j'ai aussi acheté un coupe papier pour aller avec. Un élégant accessoire rouge et or, une ferronnerie vendue par un grand palestinien aux épaules pelliculées, étoiles neigeuses formant constellations sans noms sur blazer élimé. Il bradait aussi des cannes épées, des kalachnikovs rouillées, des grenades à fragmentation, des cartouchières de la révolution, des masses d'arme médiévales et des casques esquintés sans plus aucun soldat dessous. Il me dit également, presque à l'oreille, comme une invitation à forniquer aux chiottes, à droite au fond de l'orangeraie, qu'il bazardait du C3 dans sa fourgonnette au clignoteur cassé.
On trouve de tout à la brocante de St Phollien.
Et de peur que tout n'explose je me suis carapaté.
Fissa.

Après, je me suis vidé une Achel, plusieurs Rochefort 10, et je crois bien avoir fait le siège d'un bistrotier qui paraît-il vendait de la Westvleteren sous le manteau. J'ai été pénible aussi je crois, voire un peu insistant, lourd même, en fait je ne m'en souviens plus trop, j'ai dû occulter...
Mais… holà, holà ! Je devine presque la pensée des plus sobres d'entre vous, je vous vois venir, un sacré alcoolo, hein, c'est ça ?
D'abord j'étais plus ou moins en vacances au moment des faits, et en vacances j'aime bien picoler, ça rend plus beau le paysage, l'alcool transcende ma perception de l'architecture.
Attention, quand je suis dans cet état je risque la pâmoison face à un clocheton octogonal, une belle église gothique, ou un portail renaissance même grossièrement ouvragé. Les bières trappistes me font sublimiser le moindre lampadaire, voilà ! Et en plus je soutiens l'artisanat local, le spirituel d'humbles moines besogneux, chaque gorgée me desserre progressivement le carcan païen, c'est une courte prière envoyée généreusement, un geste caritatif même, puisqu'une partie de l'argent de la Chimay revient aux nécessiteux.
Quelqu'un le savait ici ? Alors ne vous avisez pas de critiquer, ni de pouffer narquois dans votre fausse barbe sale.

Il passa en fait sa soirée à lutiner sous LSD une jeune archéologue qui ne s'en laissait pas conter, dans le cadre psychédélique-kitscho-surréaliste du Pot au Lait, un bar du centre ville, sous les bons auspices du camembert coulant de Georges Simenon, des enseignes de Jupiler en lévitation, de la caracole trémoussante de moines grassouillets et des poireaux zazous du KKK.
Et ils rirent tous deux à gorges déployées, surfant sur les pavés d'un champ de tournesols marins, longtemps après le couvre-feu, dans l'éternelle jeunesse renouvelée de la nuit.


Ce fut une chouette virée en vérité.
Et s'il était évident à mes yeux que ce présent atteindrait sa cible en plein cœur, si j'ose dire, c'était qu'il y a cinq ans, alors qu'on tournait tous la page d'un nouveau millénaire, Xanadu avait fait de cette lecture une obsession. A cause d'un juif errant, un pâtre grec rencontré à Copenhague.

« Vous êtes conviés à la projection des crachats filmiques (16 mm) de Xanadu Bob » disait entre autres un prospectus, en danois. Alléché surtout par le buffet gratuit évoqué aussi par le flyer, en danois également mais en gros caractères rouges cette fois, le flâneur était entré au festival de cinéma underground. Littéralement captivé par la projection de Monochrome-Chromozone (1999), juste un lent zoom sur un mur blanc défraîchi avec effet flicker et images subliminales si vous voulez mon avis éclairé, le grec - qui s'exprimait dans un Français presque parfait - n'avait pu s'empêcher d'aller partager son enthousiasme avec le réalisateur, Xanadu Bob. Dans la conversation qui avait suivi à propos du court-métrage, il avait osé un parallèle avec un livre rare publié en 1930 : Voyage à travers l'immaculé.
On raconte que son auteur élabora son récit après avoir fixé de longues heures durant le mur blanc de sa chambre à coucher. Bien qu'on ne sache pas grand chose de René Varennes, j'imagine bien là l'impénitent chasseur de dragon, marqué à jamais au dross noir par un trop long séjour aux colonies, le Tonkin pourquoi pas. Un amateur d'opium, prostré, chevauchant des rêves éveillés.
Ne vous donnez pas la peine de chercher une trace de son passage, on n'en trouve pas, ou si peu, et votre moteur de recherche n'en saura pas plus. Il n'en a que pour l'autre voyage, publié un peu plus tard par le besogneux petit carabin collabo sous son pseudo de gestapette.
On dit aussi, c'est à dire un aréopage de bibliophiles à peine lettrés n'ayant si ça se trouve jamais ouvert l'ouvrage de peur d'être damnés, qu'il s'agit d'une terrible imprécation, prophétique, poétique, une litanie dadaïste, un brûlot maudit, une plaisanterie surréaliste, un délire, une transe psychotronique, une odeur de souffre, une blague carambar avant l'heure. Va savoir.
En tout cas le grec avait si bien semé son idée parasite, qu'une fois éclose elle entraîna Xanadu Bob dans une quête d'un an, un goût d'amertume au final, une année de déboire.
En voulant chasser la chimère, il s'est frotté à l'incunable, dont le prestige s'en trouvait renforcé par une confidentielle diffusion au départ, accompagné, comme si ce n'était pas suffisant, d'un autodafé de l'Action française qui l'avait jugé blasphématoire. Il n'en fallait pas plus pour créer un mini mythe.
Ce ne fut pas la lassitude qui le stoppa, seulement une subite agoraphobie. Il alla encore un temps assister aux concerts, aux expositions les plus proches, puis il ne sortit plus que pour faire de menus achats. Il disait avoir peur de se pixeliser, de s'effilocher, et enfin de se dissoudre dans le vaste monde. Un jour, dans une immense galerie commerciale, il eut l'impression que tout l'espace environnant convergeait vers lui, son corps, transformé en trou noir, avalait les alentours. Il craignait aussi d'être pulvérisé par la pression atmosphérique, ou que la force de Coriolis le transforme en spirale. Finalement, il resta cloîtré jusqu'à sa mort, à confectionner méthodiquement, inlassablement, jours après jours, avec les mêmes gestes répétés, de courts films d'animation fauchés.
Ces derniers mois il entretenait même une défiance vis à vis d'autrui. Les gens de l'éther, comme il disait. Si bien qu'il ne recevait que de rares visiteurs dans son habitation-atelier : le livreur chaque semaine, deux copines par-ci, par-là, et moi pendant un mois chaque année ; maigres distractions. Autrement, son horizon vers le dehors se limitait à l'écran de son ordinateur et à l'unique et large fenêtre 16/9 à travers laquelle je regarde maintenant la nuit déjà là.

Je distingue la ville en contrebas, ou plutôt ses feux, perçus à présent comme des signaux de détresse malgré le pouls rassurant des croix vertes clignotantes des pharmacies. J'aperçois aussi au loin les bannières scintillantes de la grande distribution et, plus proche, le long des artères et oasis marchands, les illuminations : du gigantesque flocon électrique aux ridicules rennes incandescents sous leurs sapins synthétiques.
Une invitation forcenée à consommer sous les guirlandes électriques, des jalons lumineux pour mieux apercevoir le fond du porte-monnaie entre deux grandes enseignes.

L'atmosphère est soudain trop confinée, elle parait s'enfuir par la blessure du mort comme par la bonde d'un lavabo qui se vide. La lugubre succion des siphonneurs de l'enfer. J'ai la nausée, je dois sortir, avaler de l'air frais. Je m'agenouille un court instant auprès de Bob, il ressemble encore à un réfrigérateur, abandonné au sol, sur lequel un enfant-roi hyperactif privé de dessert aurait lancé, rageur, de la croûte rouge de Babybel, avant de le renverser au rythme colérique de ses petits pieds de chieur.
Je l'embrasse rapidement sur le front, sans réfléchir, sans m'attarder, sans trop savoir pourquoi sinon que j'ai dû le voir faire, ailleurs, à la télévision, qui sait ? Peut-être lui dire adieu. Affectueusement. En toute quiétude. Sauf que j'enrage, car j'aurais pu empêcher ça, le geyser écarlate. Sûrement. Car hier j'étais pas loin, à quelques pas. Pour célébrer ton anniversaire, encore un, le dernier, mais je savais pas. Et ils m'ont entravé, m'ont ceinturé, et ma gueule au ras du bitume, ils ont fait respecter la loi. M'empêcher d'exploser. Juste ça.
Au palier du quatrième, j'aperçois furtivement, en plein élan vers l'escalier, la femme du cul-de-jatte mélancolique que j'ai vue tout à l'heure rentrer. Elle raconte à une voisine, sur le pas de la porte... Oui sur une poubelle, elles étaient posées sur une poubelle, les gens jettent tant, du 47 tu vois, parfait pour mon petit dernier, le basketteur oui, il est si difficile à chausser.
Alors la voisine regarde, en complice, le yorkshire empaillé qu'elle tenait dans les bras.
Ouaf ! Ouaf !
La lourde porte de l'immeuble claque brusquement derrière moi. Le vent m'enveloppe, taquin, il veut jouer. Je fais quelques pas dans une semi-obscurité, pas trop loin, de peur de marcher dans une merde fossilisée de petit chien empaillé.
J'ai beau passer la main dessus, frotter, essayer d'effacer le baiser de l'Ankou, quoi que je fasse, je ressentirai encore longtemps sur les lèvres la brûlure glacée de la mort.
Comme si j'avais dit au revoir à un objet.
Que même le Gulf Stream ne pourrait réchauffer.
Je ne recommencerai plus à singer la tradition.
Je ne regarderai plus la télévision.
Plus jamais.
Nada.

= commentaires =

Dourak Smerdiakov

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ma non troppo
    le 01/08/2014 à 23:19:51
Note d'intention stylistique de l'auteur que j'ai hésité à copier-coller en résumé : "Un assemblage de mots qui donne à voir, un coup de poinçon cinématographique dans le cerveau, une poésie de caniveaux, un zeste de sous-culture pop et une discrète verve de critique sociale fondent ce récit. J'ai également tenté d'utiliser le clavier de mon ordinateur comme un instrument de musique pour composer cette longue ballade rock à l'humour mélancolique. J'ai veillé à ce que chacune des trois parties possèdent un ton spécifique, ses propres accords, tout en respectant une harmonie globale ; alors, et sans jamais me payer de mots, mon style parfois s'adapte à la démesure de certains personnages.
Le texte est par moments entrecoupé de faux emprunts à des livres imaginaires, citations et autres fantaisies, mais ils participent à la continuité du récit tout en l'aérant stylistiquement."

Notons que le texte a été posté le 16 mars. J'espère que nous le postons à titre posthume : ce serait la vengeance de Skluk, dont le destin funeste m'a profondément remué les tripes (ou alors j'ai bu trop d'eau gazeuse).
Dourak Smerdiakov

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ma non troppo
    le 01/08/2014 à 23:47:50
J'ai aimé ma lecture. Les pétales de ciel cristallisés, ça m'a paru un brin précieux par rapport au reste, et il y a deux ou trois autres détails que j'ai moins aimés, comme les petits pieds de chieurs, ça sonne bizarrement. Le paragraphe qui commence par 'il' après avoir parlé du cafard juste avant, on se demande si le 'il' se rapporte vraiment toujours au cafard, mais là je ne suis pas sûr que ce soit un vrai problème, je serai peut-être le seul à avoir réagi comme ça à lecture, de même que pour le mot présent employé comme synonyme de cadeau alors qu'on n'a plus parlé du cadeau pendant quelques lignes, il m'a fallu quelques secondes pour saisir qu'on ne parlait pas du temps présent (ce qui rendait la phrase bizarre, évidemment), mais c'est peut-être juste moi.

Mais j'ai apprécié des trouvailles comme 'Il s'alpinise'. Et c'est vrai que j'ai notamment trouvé très cinématographique la scène avec Skluk, le cafard, en fait toute l'introduction qui pourrait très bien être la description des premières images de l'adaptation ciné, pendant lesquelles la musique d'intro et le générique de début dérouleraient.

Après, je n'ai regardé qu'en diagonales très pentues les quatre textes suivants, donc je ne sais pas vraiment où ça va. J'ai juste vu qu'on passait en Bretagne et, ma foi, faire des allers-retours entre pays mosan et pays breton en s'enfilant des bouteilles et en parlant de rétamés superbes et de livres fumeux, moi, c'est un univers qui me convient parfaitement.

Bon, ben voilà le feulleton de l'été sur la Zone.
Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 03/08/2014 à 18:23:21
Excellent feuilleton de l'été, quelque part entre "Bons baisers de Bruges", "Dikkenek" et "Le Poulpe". Descriptions denses et absolument pas gratuites ce qui est rare et précieux. Intrigue etrange au milieu d'un museum de curiosités. J'attens impatiemment la suite. Parfait pour la bronzette du cerveau.
David

Pute : -3
Moshbrau    le 26/09/2014 à 15:53:04
Salut,

J'me disais merde, j'ai commencé par le deux mais en fait la généalogie est toute sporadique, sans doute un paradigme pérenne... nan j'déconne, j'ai compris des trucs, les noms de bières, tout ça, la différence entre alcoolo et, euh, buveur d'alcool au delà des quatre doses réglementaires, enfin le truc qui est mieux montré dans un singe en hiver mais là, c'est manifestement pas tourné en 1964.

Et pourtant, y'a du Gabin qui slamait dans l'Belmondo à c't'heure, on t'a reconnu, Xanadu, c'est Jésus, dixit sa date de naissance, c'est jésus qui meurt raconté par son roi-mage avec son cadeau sur les genoux, son camphre et sa mire télévisuelle, et skluk, c'est le petit poney d'la crèche, j'ai bien saisi la métafuck, la délicate attention pour la charité des moines trappeurs, et toussa l'ouverture, le marron qui s'enfuit, je suis sûr que l'auteur est noir, pas ivre j'veus dire, l'autre noir, je précise à cause du contexte.

C'est bon comme une bière tiède, qu'est-ce que foutent les loutres au clics qui publient les trucs pour envoyer la suite, pharmacie de garde de merde, putes chastes, diérèse à couille !
    le 25/01/2017 à 15:32:57
Je débroussaille cette joyeuseté, pour les petits nouveaux et les curieux.

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