LA ZONE -

Shining Project (Première partie)

Le 14/01/2016
par HaiKulysse
[illustration] Jamais. Combien de fois me suis-je dis Jamais. C'est dans la nuit que j'ai appris qu'il n'y a aucune consolation, non. Jamais jamais. Il y a des choses qu'on ne peut apprendre que la nuit. Il faut que tout soit obscur pour oser les penser.

Plongé au coeur d'une obscurité sidérée, dès que la lumière décline, j'ai commencé ce récit en sapant toutes mes nuits d'hiver à écrire, j'ai délaissé ma ballerine qui m'attendait seule dans le lit, et les mots ont commencé à dessiner une séduisante composition...
Mais c'était une composition macabre.
Je me souviens qu'il y avait un film intitulé Shining qui se téléchargeait sur mon ordinateur et lorsqu'il fut téléchargé, à la nuit tombée, je le visionnais en boucle, face à mon bureau, tout en continuant d'écrire sur mon autre ordinateur portable.

Ici, vivait dans cette maison où j'ai écrit longuement en prenant à peine des pauses pour boire le café ou fumer une cigarette, ma femme et son petit Yorkshire-Terrier, et tout s'est délabré par la suite.
En doux rêveur, je travaillais au début à me faire poète ; mais, de désillusions en désillusions, j'avais abandonné la poésie pour une succession de nouvelles. Mais ma méthode était un peu particulière : d'abord je jetais sur le papier des phrases incohérentes ou des listes de mots qui ne voulaient rien dire. Des nuits entières étaient consacrées à ce labeur, je me souviens que j'en avais parlé à mon psychiatre, et celui-ci m'avait persuadé, pendant quelques temps du moins, d'arrêter tout. Autrement j'allais, selon lui, « mal tourner. »

Je me souviens aussi qu'il y avait dans mon bureau un paquet de chewing-gums, des cigarettes américaines amenées de la Guerre du Pacifique où j'avais servi comme soldat sur un cuirassé. Cette épisode de ma vie m'avait traumatisé, même si je n'en parlais à personne.
Autre décor : je gardais précieusement dans une armoire fermée à clé un totem primitif, assez mystérieux puisque personne n'en voulait, et nous discutions ensemble pendant ces nuits blanches, aux heures où j'étais trop crevé pour écrire.
Côtoyant le totem, il y avait aussi une vieille épée trouvée dans une brocante, et, à cette période de ma vie où j'étais surmené par le travail, je m'amusais à escrimer dans le vide et à déchiqueter les rideaux de mon bureau. La lame semblait comme neuve et suffisamment tranchante pour tuer quelqu'un.

Je mangeais un morceau de kouglof, toujours penché sur l'écran de l'ordinateur, lorsque ma femme vint m'interrompre une nuit ; elle me demandait de la rejoindre dans le lit, j'avais alors sacrément gueulé : je lui fis promettre de ne plus jamais me déranger la nuit, et le pacte ne fut jamais violé pendant tous ces mois où je sombrais peu à peu dans la folie.
Je connaissais à présent toutes les répliques de Shining, et dans la nuit où l'on entendait seulement le torrent à côté de la maison, je les récitais fiévreusement, à voix basse.


23h37. Deux mois plus tard.

Du sang.
Il faut que le sang coule : des rivières de sang doivent couler en silence le long de cette pente où cette putain de maison isolée est adossée.
Avec ma bouteille de bourbon, je déambule seul dans les couloirs. Mais avant de passer aux choses sérieuses, il me faut arracher les fils du téléphone et couper le courant. C'est mon ami le Totem qui me l'a dit.

23h45
Dans la salle de bain, ça sent les égouts. Une femme qui n'est pas la mienne flotte à la surface de la baignoire. Sa peau est craquelée de gerçures et d'ecchymoses profondes, on n'entend plus le téléviseur dans le salon abandonné depuis que j'ai coupé le courant. Ma femme dort toujours, je peux donc prendre du bon temps avec cette femme qui me suit, et qui vient de me montrer, reposant sur un support en bois laqué, un livre ouvert à la bonne page : une oraison funèbre. L'oraison funèbre de ma compagne.
C'est moi qui l'ai écrit, alors qu'il ne restait qu'un fond de bourbon dans la bouteille.

Mais est-ce vraiment moi qui l'ai écrit ? Comme ce point d'interrogation est douloureux !
D'ailleurs le symbole « ? » court partout sur les pages lorsque je lis ce que je viens d'écrire :
« Que représente t-elle pour toi ? L'as-tu déjà aimé au moins ? Un malheur est si vite arrivé, pas vrai ? »

Et, alors que dehors un vent glacial joue des fricatives affligeantes, je continue d'explorer ce langage qui m'effraie autant qu'il me fascine :
« Cette maison a été construite depuis des lustres, mais pourtant à l'emplacement où tu t'es établis avec ta famille, il y a ce cimetière indien... n'as-tu pas déjà remarqué que ta femme est dotée tout comme toi de ces perceptions extrasensorielles d'événements présents, passés et futurs, le Shining... ça te dit quelque chose ?

Une sueur froide dégringole le long de mon dos... soudain, alors que je suis à la fin du texte, je repousse vivement le support en bois qui tombe en se fracassant... terriblement il y a écrit avec du sang :
« Tue-la ! Qu'est-ce que tu attend ? »
...

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