LA ZONE -

Shining Project - Quatrième et cinquième partie

Le 20/01/2016
par HaiKulysse
[illustration] Quatrième partie : Souvenir d'enfance
Des assiettes noires de crasse, des crachats brillants d'enfant roi furieux et des cafards mats, de la taille d'une puce ou d'une boîte d'allumettes. Les cafards se grimpaient les uns sur les autres, rampaient, sautillaient au-dessus des assiettes sales. Leur nombre était tel qu'ils auraient pu me dévorer.
Les quelques années qui suivirent cette épisode de mon enfance, je m'amusais à mutiler les ailes des oiseaux tombés de leur nid. Je n'ai jamais rien dit sur mon enferment dans la cuisine cradingue de mon père. Sur la table, il y avait une feuille pliée en deux, une lettre que je lus avidement. Mon père, devenu dingue, m'avait infligé une sévère correction, « à me faire voir ma race » comme il aimait le dire, puis il avait laissé cette lettre où il me demandait de le pardonner ; il racontait qu'il allait pendre au bout d'une corde, ses habits déchirés et dans tous les sens.

Dans le hall de la maison où s'étaient rassemblés les gens de la police, étaient accrochés d'immenses agrandissements photographiques de sudistes américains qui violentaient sans ménagement leurs esclaves noirs. Mon père adorait ce genre de photographie.
Du fond de mes cauchemars, je l'entendais percer.
Quand avais-je entendu cette voix pour la dernière fois ? L'été des convois nocturnes de wagon à bétail ? Ou dans une autre vie, remplie de croix gammées et d'agents SS surdisciplinés ?
Il faut avoir éprouvé beaucoup de souffrances, traversé l'enfer ; avoir connu cet âge d'or, la consécration du Malin, pour être porteur des germes du Vrai Mal.

Aujourd'hui, mon père venait enfin m'abreuver de sa lumière ténébreuse, comme filtrée d'un monde différent, et pourtant notre monde ; allongé sur le lit, avec un masque de cochon funèbre, je l'imaginais ramper vers moi pour me faire bénéficier d'une fellation dégueulasse.


Cinquième partie. Kyzz.
L'hôpital sentait les toilettes sans cesse récurées, la sueur des psychiatres tortionnaires et enrobés par trop d'inactivité ; jadis comme job d'étudiant, ils avaient déchargé les camions dans un supermarché trois jours par semaine, et d'autres types, bien planqués en haut, s'étaient enrichis sur leurs dos : maintenant, c'était à leur tour et ils comptaient bien ne jamais laisser leur place pour revenir en arrière.

A l'hôpital, je parlais avec un homme que je connaissais ; quelques années auparavant j'avais été sensible à la poésie que dégageait cet éclopé de la vie. On s'était lié d'amitié, Kyzz et moi.
Un jour, installés à un bar, nous avions commandé deux apéritifs et la discussion avait presque tout de suite oscillé sur Paula, ma future femme. En quelque sorte, il m'avait aidé à la rencontrer. Autrefois, je le tenais en estime pour ça mais à présent je le dévisageais avec mépris. Je le tenais responsable en partie de ce qui était arrivé...
Je me souvenais aussi, lorsqu'une jeune femme d'un noir d'ébène vint nous apporter un vin doux, très bon, qu'il semblait dégoûté, tout en essayant de le cacher, par sa couleur de peau. J'avais alors entrevu, l'espace d'un éclair, un rapprochement avec mon paternel ; mais, arrivé à ce point de l'histoire, comme si les cartes étaient déjà tirées, je n'avais pas fait attention à ce détail : je le regardais me sourire bêtement et j'écoutais attentivement son descriptif sur Paula... Et bien sûr il ne toucha pas aux biscuits salés qu'il pensait être empoisonnés par les soins de la serveuse noire.

Un an après mon mariage avec Paula, il y avait eu aussi cet épisode : je venais à peine de rentrer à la maison lorsque Paula, affolée, m'alerta que nous avions reçu des menaces de mort sur notre répondeur. Après avoir écouté cette série de messages embrouillés par l'alcool et par une voix qui cachait son identité, j'examinais les appels et j'en relevais quatre, (les autres appels étaient masqués) qui étaient un numéro que je connaissais bien : celui de Kyzz. Je ne lui en avais jamais parlé et j'avais rassuré Paula que ces mystérieux appels ne se reproduiraient plus. Mais j'étais écoeuré ; écoeuré avec ce pressentiment que quelque chose était en train de se tramer dans les ténèbres.

Pendant toutes ces années d'errance qui suivirent, je cherchais à tâtons : j'essayais de me rappeler toutes les disputes, tous les faits divers de l'époque, tous les accidents de voitures sans distinction. Finalement, je me suis souvenu d'une catastrophe. Je me suis rappelé de la fusillade du lycée Columbine : deux élèves de dix huit et dix sept ans avaient ouvert le feu, avant de se suicider. Adolescent, je ne pensais qu'à mater le cul des étudiantes ; leur cul n'était qu'une unité de mesure de l'aigreur et du pathétique. Alors bien sûr j'avais fait ce rapprochement avec ces deux jeunes tueurs... mais j'étais encore loin de me douter de leurs véritables motivations :
Un matin à l'aube, plongé au coeur d'un rêve anxieux, alors que le soleil distillait ses premiers rayons à travers le vallon sablonneux, je visualisai Kyzz seul dans sa chambre. Il ressemblait à une énorme araignée : des fils électriques tendus dans tous les sens partaient de son corps ; il était branché à des appareils scintillants. On aurait dit que ces créatures métalliques se nourrissaient de son sang, de sa sève.
Côtoyant une immonde envie de gerber, je compris, dans ce cauchemar, que ces machines lui servaient à contrôler les moindres mouvements et les moindres pensées de ces deux jeunes hommes : Kyzz les manipulait et avait tout commandité, tranquillement depuis sa chambre.

Malheureusement, l'ordure n'en était pas à sa première victime.

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