LA ZONE -

L'insoutenable nostalgie des cabines téléphoniques - 1/2

Le 16/04/2018
par CTRL X
[illustration]
Le rêve n'est pas une fonction sentinelle, chargée du réveil périodique de l'animal en milieu hostile. Les grands rêveurs sont précisément les animaux carnassiers qui n'ont rien à craindre pendant leur sommeil.
Dr Jean-Michel Crabbé - La fonction du sommeil paradoxal

Rêver, c'est se désintéresser.
Henri Bergson

Dreams are my reality
Richard Sanderson - Chanson populaire des années 80


1.

Le procès-verbal indique que j’envoyais un braquet de 42/12 pour un développement d’environ 7 mètres, au pied de la cathédrale Notre-Dame de Strasbourg, lorsque c'est arrivé : la crevaison simultanée de mes deux pneus de bicyclette. Deux détonations très brèves, témoignera ensuite un passant. "Nous avons d'abord cru qu'il s'agissait de pétards ou d'une sorte d’effet pyrotechnique faisant partie du spectacle mais la suite des événements nous a prouvé qu'on se trompait (…) Je veux dire lourdement (…) Je veux dire sur toute la ligne ».
Le déposant en question se révéla être un rescapé imaginaire du Bataclan et le rapport d'expertise ne fit aucune mention de son récit.

La raison pour laquelle je passais par-là, puisqu’il faut tout dire, pédalant à une vitesse inadéquate sur surface pavée, slalomant entre une galaxie de touristes aux trajectoires aléatoires, eh bien, je devais me rendre d’urgence à l'université Marc Bloch où il était prévu que j'anime un colloque sur la germination des noyaux d'avocat en appartement (une mesure gouvernementale expérimentale compensatoire, vis-à-vis de la réduction de cinq euros mensuels de l’aide au logement). Cette avarie mécanique tombait donc très mal et, balançant mon vélo sur le flanc, je fus saisi d'une sévère crise d'auto-apitoiement.

La scène me revient comme filmée par un drone ; la caméra effectuant un plan serré sur mon visage déformé par l'exaspération, puis s'élevant à la stricte verticale, lentement, inexorablement, aérienne, sur n’importe quelle Nocturne de Chopin interprétée par Arthur Rubinstein ; jusqu'à ce qu’il ne reste de moi qu'un vulgaire point de frustration et de colère, au milieu d'une multitude dégueulasse de passants. D’une voix à la fois criarde et sensiblement étouffée au montage, on pouvait m’entendre déclamer :

« Vélo de salope ! Mécanique du diable. Et toi aussi, Vie de merde… Triste chienne d’aveugles ! De quel péché me suis-je rendu coupable, pour que tu t’acharnes sur moi avec une telle mesquinerie ? La quarantaine approche et je n’ai toujours pas les moyens d’entretenir mon rêve de Citroën C3… Au diable, Maudits. Soyez tous Maudits ! Puissiez-vous enfanter des avortons faméliques et débiles que vous prénommerez Tristan. Ou Capucine. Ô fortune… Catin dégénérée. Je ne crois plus en rien à compter de ce jour ! »

Ceux qui évoluaient autour de moi ne semblaient pas m'entendre. J'en étais soulagé car je ne souhaitais pas donner l'impression de faire une scène.
La foule habituelle d'estivants cosmopolites peuplant les rues de Strasbourg en cette saison ne prêtait à vrai dire aucune attention à mes imprécations dictées par la colère et une culture rap mal digérée. « Encore cinq minutes et je me réveille de cette connerie sans nom ! » hurlai-je à nouveau, pour me donner du courage. Je sentis alors que l'on m'agrippait l’avant-bras et je découvris qu’un homme d'une soixante d'années, qui avait été mon professeur d'allemand LV2 en quatrième (et dont je gardais un souvenir assez médiocre), s'adressait à moi d'une voix qui se voulait réconfortante (et elle l'était). « Monsieur, allons, je vous en prie... Les choses finiront par s'arranger, vous savez. Ich bitte Sie alle, ruhig zu bleiben. Ce qui vous arrive est révoltant, d’un point de vue moral je vous l’accorde, mais je dois dire que nous avons vu bien pire. Par exemple, un touriste espagnol s’est tué en Segway, sous mes yeux, l'an dernier. Le pauvre homme a mis des heures à mourir. Que dites-vous de cela ? Non, je vous assure, ressaisissez-vous. Permettez-que je prenne en charge votre bicyclette et ne vous inquiétez plus de rien. La maison vous offre une consommation, en attendant que vos pneus soient remplacés ». De quelle maison parlait cet immonde germanophile ? Devinant mon trouble, il déplia devant moi une table de bistrot, qu'il installa sur le champ, et sur laquelle il disposa une carte des boissons, un cendrier et un livre de poche. « S'il vous plait, poursuivit-il en me proposant une chaise, chaise qu'il venait d'attraper au vol (lancée par je-ne-sais-qui depuis je-ne-sais-où, par-dessus la foule), s’il vous plait installez-vous et ne faites plus tant de bruit ou vous finirez par effrayer nos amis japonais ». D'un geste discret, il m'indiqua les marches de la cathédrale, sur lesquelles se regroupaient une demi-douzaine de touristes asiatiques, visiblement émus (se tenant les coudes et parlant entre eux à voix basse) par mon tempérament tumultueux dans le contexte d'une panne mécanique. « Je pensais que personne ne m'avait entendu... » confiai-je à Monsieur Keller, médiocre professeur d’allemand qui n'avait rien à faire ici de mon point de vue, et passais pourtant bel et bien un coup de torchon sur la table. Il dit « Les tympans japonais sont sensibles à des fréquences acoustiques très spécifiques, vous savez. Cela explique en partie le succès de Mireille Mathieu dans leur pays. Mais ne vous inquiétez pas pour eux. On balancera une nouvelle bombe atomique sur cette population atypique, si celle-ci se montre trop émotive ». Herr Keller explosa lui-même d’un rire mauvais. « Quoi qu'il en soit, un serveur sera là dans une minute pour prendre votre commande », se reprit-il. « Consommation offerte par la maison, j'insiste. Vous avez vraiment joué de malchance avec cette... Enfin vous savez, quoi, vos pneus. On ne devrait plus voir ça de nos jours, si vous voulez mon avis ».

Une voix s'éleva parmi la foule : « C'était comme des pétards ! On a d'abord cru à un effet pyrotech... ». « Mais ferme un peu ta grande gueule, Bastien ! C’est pas le sujet !! » hurla quelqu'un d’autre depuis le coin opposé de la place de la Cathédrale.

Herr Keller saisit mon vélo par la scelle et disparut.

Tout cela était étrange, pour le moins, mais que risquais-je à m'assoir à cette table isolée, un peu bancale ? Je pris donc place et adressai un signe aux japonais, leur indiquant que tout ceci était sans conséquence et que je me comportais parfois comme un idiot. Ils rirent de concert. J'eus alors la certitude qu'ils se payaient ma tête et je mimai de la main droite, en guise de représailles, un obus s'écrasant sur ma main gauche, accompagnant ce geste d'un sifflement strident suivi d'un bruit de bouche évoquant une explosion thermonucléaire carabinée. C'était un peu cruel mais je ne regrette rien. Les plus vieux fondirent en larme.

2.

Depuis que je m'étais assis, les gens passaient à une certaine distance de ma table, comme ils le font à l’occasion d’un spectacle de rue, à cela près qu'aucun d'entre eux ne m'accordait la moindre attention. Je m’intéressai, moi, au livre posé sur la table. La couverture représentait le devers abrupt d’une très haute falaise, surplombant un désert de sable rouge. Deux mousquetons et une corde d’escalade étaient incrustés sur l’image, sans aucun souci d’échelle ni de géométrie et, plus globalement, de toute qualité esthétique. L’ouvrage s’intitulait « Au pire tu tombes », un roman signé Noémie Rudolf. Ce titre était évidemment trop mauvais pour être tout à fait dénué de charme. De plus, je connaissais une Noémie Rudolf. Bien entendu. Il s’agissait de la première fille que j’aie embrassée avec la langue et sans qu’elle soit tout à fait d’accord avec ce projet. Nous étions camarades de classe, en CM2, et sa mère venait de mourir d’un cancer. Noémie traversait une mauvaise passe. Elle s’était coupé les cheveux très court, un soir, dans sa chambre, avec des ciseaux à bouts ronds. Notre instituteur nous avait gratifiés d’un laïus assez poignant à propos de la mort, du processus de deuil et des impondérables, tandis que Noémie chialait, folle de rage et d’humiliation, derrière son petit bureau. La récréation qui a suivi, je l’avais trouvée seule sous le préau, en train de déchirer les pages d’un livre de la bibliothèque et d’en disperser les morceaux aux quatre vents. Ça m’avait beaucoup touché. Je m’étais alors assis par terre à côté d’elle, j’avais passé mon bras dans son dos et sans rien dire, j’avais approché mon visage du sien. Elle ne s’était pas débattue mais ça n’avait pas été simple non-plus de fourrer ma langue dans sa bouche. Je n’ai aucune idée, encore aujourd’hui, de la raison pour laquelle j’ai fait ça. Mais je me suis souvent dit par la suite que j’aurais de sérieux problèmes avec les femmes, à l’avenir. Cette prophétie s’est d’ailleurs toujours vérifiée.

Si je ne me réveille pas très vite, j'ai peur de subir des dommages cérébraux irréversibles, me dis-je, afin de reprendre contact avec la pensée positive. Je vis alors approcher un garçon d'une vingtaine d'années, habillé de noir, chaussé de rollers en ligne, portant un plateau à boisson. J’ignore quel est votre niveau de patin à roulettes, ami lecteur, mais rappelons à toute fin utile qu'il s'agit d'un sport dont la pratique exige une surface aussi régulière qu’il se puisse concevoir. Or, tout n'était que pavés séculaires à moitié défoncés depuis le début de cette histoire. Le garçon mit donc un temps fou à rejoindre ma table, ses roues se prenant à tout instant dans les creux et autres irrégularités d’un relief médiéval.

—    Seigneur, dit-il en s'accrochant finalement à ma table. Quand je travaillais chez Carrefour, au moins, on pouvait foncer. On avait du fun.
—    Pourquoi ne les ôtez-vous pas ? lui demandai-je en désignant les patins.
—    Oh, pour une raison très simple : ce sont mes pieds. Ma mère était danseuse sur glace. Mon père, lui, travaillait dans une usine de roulements à bille. Ils se sont rencontrés lors des Jeux Olympiques de Calgary. Une histoire vraiment sympa. Je veux dire celle de mes vieux. Je serais ravi de vous la dire. Jugez plutôt : mon père n'était pas très bel homme, pour commencer... Enfin, c’était surtout son nez qui…
—    Excusez-moi de vous interrompre un instant.
—    Oui ?
—    D’abord, vous m’emmerdez. Ensuite, je viens d'être victime d'une double crevaison. Statistiquement, ça équivaut à être frappé par la foudre. Le genre de tuile qui n’arrive qu’aux autres. Genre le Sida. J'aurais pu m'écorcher le genou. Peut-on s’entendre là-dessus ?
—    Je comprends tout à fait. Et donc quand je dis « pas très bel homme », je veux parler d’une asymétrie assez frappante au niveau du visage de papa. Son nez, en particulier. Maman disait toujours qu’il lui filait le tournis quand elle le regardait de face, ce qui ne manquait pas de plonger papa dans une grande mélan…
—    Amenez-moi une menthe à l'eau, par pitié.
—    Glaçons ?
—    Rien à foutre. Trois.
—    En cubes ?
—    Comment ça, en cubes ? Vous vous foutez de moi ? Vous êtes japonais ?

Tout se tenait à peu près jusqu’ici mais les choses ont commencé à virer absurde dans la foulée. Pour commencer, je remarquai que sept ou huit gamins qui ne devaient pas avoir plus de dix ans étaient assis en tailleur, côtes à côtes, formant un arc de cercle approximatif, marquant la frontière du périmètre de sécurité qui m’était étrangement accordé. Ces petits cons me regardaient avec un grand sérieux, alors que je me contentais de consommer ma menthe à l'eau et de fumer une cigarette (sans brio particulier). Pire encore, mon jeune public s’étoffait constamment. J’avais un certain succès. Cela se passait ainsi : chaque fois qu'un gamin m’apercevait, il lâchait la main de ses parents et s'asseyait par terre, comme si j'étais en train d’offrir un spectacle de marionnettes. Les parents continuaient leur route, abandonnant là leur progéniture, sans la moindre émotion, et de manière définitive. Les enfants s’accroupissaient sagement et ne mouftaient plus. Je fus saisi d’angoisse à l’idée qu’ils se mirent subitement à applaudir, chaque fois que je roulais une cigarette ou lorsque j’aurais fini mon verre. Il n’advint rien de tel. Les gosses savaient se tenir. Ils se faisaient simplement passer un une glace en cornet, qui n’avait pas fière allure. Leurs visages exprimaient un mélange de gravité et d’arrogance. J’aurais volontiers jeté des cailloux pour les disperser.

Au pire tu tombes était une sorte de roman-témoignage assez habilement écrit. Il y était question, au cours des premiers chapitres, d’un couple d’australiens ayant plaqué leur commerce de proximité pour se consacrer exclusivement à l’alpinisme. Haylen, la femme, avait été victime d’un burn-out généralisé et son mari, Andrew, ne savait pas comment s’y prendre pour la gifler avec tact et pertinence. Par conséquent, les amants parcouraient l’état du Queensland dans une Ford Sation Wagon de1995 à la recherche des plus beaux sites de grimpe de la région. Page 13, Haylen tentait de soigner une vilaine tendinite au coude, à l’aide de cataplasmes à l’argile verte, quand j’aperçus mon père parmi la foule.
J’avais levé les yeux de mon livre un court instant (subitement expulsé de l’intrigue, n’ayant jamais cru aux vertus thérapeutiques de l’argile verte).

3.

Et je vis donc clairement mon père.
Un homme qui s’est foutu en l’air il y a fort longtemps, aux dernières nouvelles. Mon référent masculin défaillant. Mon conseiller d’orientation suicidé à 42 ans. Il portait une tunique bariolée et des sandales en cuir. Ses traits étaient fidèles. Je m'étonnai de m'en souvenir avec une telle précision. Seulement, sa peau était noire. C'était ridicule parce qu'on voyait bien qu'il n'était pas vraiment sénégalais (quelque chose dans la démarche). Son maquillage n’était pas seulement cocasse. Il était surtout terrifiant. Mon père, grossièrement travesti en vendeur de rue, s'était alors approché du groupe de mômes, leur agitant sous le nez un lot de HandSpinner aux couleurs criardes. Les enfants l’avaient chassé tour à tour d’un geste de la main, sans même poser le regard sur lui, toujours captivés par ma faible activité bistrotière. J’eus alors envie de les battre.

Finalement boudé par le dernier des merdeux, mon père africain compensatoire s’approcha de moi. S’il me reconnut, il n’en laissa rien paraître. Se tenant debout devant ma table, il effectua une démonstration exhaustive des figures libres qu’il était capable de réaliser avec ses saloperies de toupies à doigt. Son talent ne faisait aucun doute. C’était grotesque. J’avais mille questions à lui poser, à la place. Ignorait-il, pour commencer, que le blackface était aujourd'hui considéré comme une offense sérieuse ? Pourquoi s’était-il foutu en l’air quinze ans plus tôt sans prendre la peine de mettre un peu d’ordre dans sa comptabilité ? Regrettait-il aujourd’hui ce passage à l’acte ou, au contraire, se sentait-il plus en phase, à présent, avec le cosmos ? Les pneus de vélo étaient-ils increvables dans l’au-delà ?

—    Papa, arrête un peu tes conneries cinq minutes et écoute… Je n’ai toujours pas réussi à jeter tes habits. J’ai un grand sac de sport dans mon armoire, rempli de fringues à toi. Des vêtements très ordinaires. Beaucoup de chaussettes noires, en particulier. Ce grand sac, je le trimballe depuis au moins six déménagements et je ne l’ouvre jamais. Il m’emmerde plus qu’autre chose. Je ne l’ouvre jamais, je t’assure. Je voudrais que tu passes le chercher dès que possible. Tu pourrais faire ça ?

Pour toute réponse, mon père déposa un Handspinner jaune sur ma table, très délicatement, comme s’il s’agissait d’une relique inestimable et il déclara, avec un avec un pur accent de Dakar (dont il est hors de question que je tente de restituer ici la couleur) :

—    Sept euros, le magnifique handspinner. Cet objet, apparemment anodin, possède en réalité de grandes vertus rotatives mais aussi psychiques et mentales, quelle que soit la durée du désespoir. Très fort compétent contre les maladies inconnues et le permis de conduire. Six euros pour toi, mon ami.
—    Papa, tu nous as salement plantés. Et j’ai déjà mon permis. Me manque plus qu’une Citroën C3.
—    Le handspinner, grâce à ses pouvoirs naturels centrifuges, est un grand protecteur contre la malchance, les problèmes familiaux et les érections malades. Sept euros.
—    Trois.
—    Six euros et quatre-vingt-dix-neuf centimes.
—    Ok, papa.

Je fouillai mes poches et en sortis quelques pièces au hasard. Je les tendis à mon père et il les fit disparaître dans sa grande main, noire et poilue. Puis, sans un merci, sans un regard, il s’en alla proposer plus loin sa triste camelote.

J'allai me lever pour le retenir et défendre plus vigoureusement mon point de vue quant à cette histoire de linge sale quand ces deux foutues guêpes m’ont encerclé. Assiégé, en fait. J’ai toujours eu la trouille des guêpes mais la question n’est pas là car celles-ci se comportaient d’une manière très différente des autres membres de leur détestable espèce. Elles pratiquaient par exemple le vol stationnaire. C’était très impressionnant de se retrouver avec une guêpe sous le nez, parfaitement immobile et indiscutablement menaçante. Je ne pouvais battre en retraite car dès que je me retournais, la seconde guêpe me faisait face à son tour, soutenant mon regard avec une intensité que je n’avais jamais rencontrée chez aucun insecte (ni aucun être humain d’ailleurs). Elles m’effrayaient d’une manière insupportable, si bien que je finis par me rassoir, suite notamment aux imprécations télépathiques de l’une d’elle :
Tu restes le cul bien vissé sur ta chaise. Et il n’y aura pas d’histoire.
Il faut s’être fait recadrer par une guêpe en vol une fois dans sa vie pour connaître l’authentique frayeur. J’ai toujours interprété la phrase « Si tu ne bouges pas, elles ne te piquent pas » comme l’expression d’une immonde propagande estivale. Chaque fois que j’ai croisé la route d’une guêpe, je n’ai pas honte de l’avouer ici, je me suis toujours comporté avec une grande lâcheté. On m’a vu prendre mes jambes à mon cou un certain nombre de fois et je n’ai que du mépris pour ceux qui acceptent sans broncher qu’une guêpe leur vole autour lors d’un pique-nique (profitant même de l’occasion pour se resservir de la pastèque). Triste exhibition d’un sang-froid de pacotille aux regards des autres convives cédant à une panique honorable.
Encerclé par ces deux connasses venimeuses, je reposai donc mon cul sur la chaise et rassemblai toute ma volonté pour éviter d’appeler au secours d’une voix frémissante bien que nullement homophobe. Satisfaites de ma docilité légendaire, les guêpes vinrent se poser chacune à un coin de ma table, établissant ainsi leur poste de surveillance.
Ne sachant toujours pas ce qu’elles attendaient de moi, je fis mine de reprendre la lecture d' Au pire tu tombes.

Haylen et Andrew avaient établi un camp de base près d’une chute d’eau, au pied du Mont Barney, un sommet dont l’ascension se révélait périlleuse mais promettait aux alpinistes un certain nombre de panoramas époustouflants. Andrew vérifiait à nouveau les conditions météorologiques qui attendraient les amants au sommet. Andrew savait que cette voie difficile pouvait devenir extrêmement dangereuse en cas de pluie.
Haylen, dit-il, peut-être devrions-nous renoncer. Je n’aime pas du tout les données pluviométriques et éoliennes fournies par ce site non-gouvernemental. Sans compter que tu es dans le déni de la tendinite et que nous n’avons pas eu de rapport sexuel depuis Melbourne.
Haylen lassait ses chaussures Millet LD Charpoua avec la détermination de ceux qui ne reculent devant rien et surtout pas les chutes mortelles. Son comportement depuis son burnout indiquait une névrose morbide tout à fait claire.
Je te baiserai au sommet, Andrew. Je t’en fais la promesse, répondit-elle en se levant. Puis elle jeta son sac sur son dos et marcha sans se retourner vers les premiers lacets de la délicate ascension.
Andrew se demanda s’il devait planter son piolet Corsa Nanotech dans la clavicule de sa femme, afin de l’empêcher d’aller plus loin, ou simplement lui dire qu’il n’avait cessé d’avoir envie d’elle depuis leur voyage à Alince Springs, quinze ans plus tôt.

Rien n’aurait pu m’expulser de ce livre à cet instant, sauf peut-être Herr Keller, qui, les mains pleines de cambouis, rappliquai à petites foulées pour m’informer des derniers développements relatifs au pronostic vital de ma bicyclette. L’homme était fort agité :

« Ce sera plus long que prévu. La chambre à air est touchée à plusieurs endroits. Oh, Gott steh’uns bei, je n'ai encore jamais vu une chambre à air aussi amochée. Tout notre stock de rustines y est passé mais enfin, je crois qu'elle s'en sortira. Une battante. Vous pouvez être fier »

D’un mouvement de tête que j’espérai imperceptible, j’indiquai à Herr Keller les deux guêpes qui séjournaient à chaque coin de table, mauvaises et silencieuses, dans l’attente d’une tentative de fuite pour se jeter sur moi et me violer de leurs dards. Je murmurai : « Est-ce que vous pouvez faire quelque chose pour me débarrasser ce ces deux, là ? » Herr Keller aperçût alors mes geôlières et me dit à l’oreille : « Ecoutez bien. Ce sont Dave et Casey. J’ignore ce qu’elles ont contre vous mais ce sont des teigneuses, croyez-moi. Mieux vaut les laisser tranquille. Elles finiront par s'en aller »

Et très prudemment, sans me donner le moindre conseil supplémentaire, il s'éloigna de la table à reculons.

J'essayais de piéger une des connasses avec le fond de mon verre de menthe à l'eau. Très lentement, et en faisant mine de penser à autre chose, j'inclinais celui-ci de manière à ce que l'insecte grimpe à l'intérieur, irrésistiblement attiré par le sucre. Je pourrais ensuite retourner ledit verre sur la table, emprisonnant ainsi à jamais l’hyménoptère retors. Un vieux truc de campeur. Cela ne fonctionna pas du tout :

Ne me prends pas pour une mouche à merde, mec. Tente encore une connerie de ce genre, et je ferai des trous dans ta putain de gorge jusqu'à ce que tu rotes du sang. C’est bien compris, Baden-Powell ?
Bien dit, Casey.
Merci Dave. J'essaie d'extérioriser mes émotions, comme on en parlait l'autre jour.
C'est très bien, ma belle. Tu ne peux pas continuer à vivre comme ça, tu sais, en gardant tout pour toi.
Ouais. Je ne veux pas me réveiller dans quinze jours et me rendre compte que j'ai foutu ma vie en l'air à cause d'un simple problème de communication.
Tu me rends fière, j’te raconte pas…
Le coup de la menthe à l'eau, je trouve ça insultant, à force. C'est vrai, quoi, sommes-nous des mouches à merde ?
Ni toi ni moi ne ressemblons de près ou de loin à des mouches à merde, Casey. Ca je te le garantis…


Puisque nous en étions là, je tentai d’entrer en communication avec Casey. Des deux guêpes, Casey me semblait être l’insecte le plus censé et mature. J’orientai donc une pensée spécifique en sa direction :
- Casey, c’est bien ça ? Ecoutez. Peut-on parler deux secondes sans s’emporter ? Essayons de conserver notre sang froid l’un comme l’autre. Voilà, le truc : je voudrais simplement partir sans faire d’histoire. Me dégourdir les jambes, me tirer d’ici. Ciao et sans rancune. Je ne comprends pas ce que je fous là et ça m’ankylose.
- Regarde derrière toi. La rédemption est proche.

Je me retournai. Le type portait son fusil d’assaut bien haut, presque sous le menton, comme ils le font tous. Il paraissait sous-alimenté, se tenait bien droit et affichait le regard indéchiffrable et assez énervant de ceux qui portent un uniforme et se taisent. Les autres hommes du groupe, à l’arrière, sécurisaient la zone grâce à leur seule présence anxiogène. Etat d’urgence. Opération Sentinelle. Lui et ses collègues étaient si jeunes que cela devenait gênant. Le soldat se pencha vers moi et il dit :

—    Qu’est-ce que vous faites ici ? Une sorte de lecture publique ?
—    Non.
—    Et donc ?
—    Rien. Je viens de subir une double crevaison il y a à peine un quart d’heure. Ensuite, un vilain collabo m’a installé à cette table, un autre guignol à roulette m’a servi un verre, une dizaine d’orphelins vraiment flippants scrutent la moindre de mes actions, mon père décédé m’est apparu en mode colonial et deux guêpes télépathes vraisemblablement gay-friendly tentent de m’intimider.
—    Comment va votre bicyclette ?
—    D’abord, j’admire votre sens des priorités. Ensuite, je viens d’avoir des nouvelles de la chambre à air. Elle s’en sortira. Une battante.

Leurs treillis étaient trop grands. Ces militaires n’avaient pas encore terminé leur croissance. Des gosses. Pourquoi n’étaient-ils donc pas en train de sillonner l’Australie à mobylette, d’expérimenter les effets du peyotl au Guatemala, de monter des barricades, un groupe de rock alternatif, une association loi 1901 ou les trois ; pourquoi n’étaient-ils donc pas en train de se remettre d’une cuite au Jagermeister et de se faire soigner un herpès génital ? Eux, ils avaient choisi le camp de la guerre, conscients peut-être que celle-ci ne pouvait être évitée plus longtemps. Mais ils l’avaient certainement imaginée plus pétée, leur putain de guerre. Moins statique et moins lâche.

—    Vous êtes quelqu’un de bien, Monsieur. J’aime beaucoup ce que vous faites, dit encore le soldat.
—    A propos de quoi, exactement…
—    Les nouvelles que vous publiez. J’en ai lu quelques-unes. Lourd. Hashtag solide. « Passer la trentaine », sérieux, vous avez tout donné sur celle-là, non ?

Lorsque je n’animais pas des colloques en lien avec la germination des avocats en appartement de location, il est exact que j’écrivais. On se souviendrait de moi, un jour. Certains membres du bras armé de l’Etat me tenaient déjà en respect. Je bandais presque. Je ne savais pas comment avoir l’air humble vis-à-vis de tout ça, humble et sincère, à l’instar de ces artistes à la télévision. Tous ces créateurs capables d’évoquer leur œuvre avec une distance admirable et un grand respect pour toute l’équipe technique. J’étais encore jeune dans le métier. Aussi ai-je répondu…

—    Ça vous a plu, c’est vrai ?

…d’une voix incertaine de petit garçon venant d’être chaleureusement applaudi après avoir pissé depuis le plongeoir de la piscine municipale.

—    C’est un texte démentiel et malaisant. Vous nous avez collé une grosse mandale littéraire, dans le bourbier de bienséance et de patriotisme de pacotille ambiant.

Comme tous les égocentriques névrosés de mon espèce, j’étais incapable d’encaisser le moindre compliment qui me soit adressé par un autre être humain que moi-même. Gros bordel. J’avais bousillé une demi-douzaine de psychiatres. Personne n’y pigeait jamais rien. Les compliments (des autres, donc) me plongeaient dans un état de transe tellement ingérable que je craignais de me masturber en public. Ou de rougir. Il fallait que j’embraye sur un truc moins éprouvant, psychologiquement. Je demandai :

—    Alors comme ça, vous combattez le terrorisme ?
—    Voilà. Affirmatif. On… Allez, disons qu’on tente le coup. A un certain niveau, je dirais qu’on… tente de… Enfin, c’est beaucoup de marche à pied. Dans le froid la plupart du temps. Bon, aujourd’hui, c’est presque agréable avec ce grand soleil !

Sa réponse n’avait aucun sens. Il était embarrassé et je n’aimais pas ça. Les auteurs de fiction et les soldats de l’opération Sentinelle ont en commun une certaine idée de la mission suicide. Ils sont disposés à sacrifier leur temps et leur santé pour un combat perdu d’avance. Rarement convaincus d’avoir quelque chose à exprimer au bon peuple, ils sont pourtant en représentation permanente. Bref, je pris le parti d’enchainer rapidement.

—    Eh bien, cela faisait longtemps que je cherchais l’occasion de vous le dire, mais j’aime beaucoup ce que vous faites moi aussi. Au début, j’ai eu un peu de mal à accepter votre présence dans nos rues mais aujourd’hui vous me manqueriez si vous n’étiez plus là.
—    Vous avez besoin de davantage d’amis, Monsieur.
—    Vous nous manqueriez, sérieusement. Un peu comme les cabines téléphoniques.

Lui et ses collègues scrutaient sans arrêt l’horizon, comme s’ils cherchaient vraiment quelque chose ou quelqu’un. Il est évident qu’ils bluffaient. Il n’y avait rien à voir d’autres que des culs, à la limite. Mais les terroristes, non, cela ne se repère pas de loin, pas comme ça. Pour autant, nos sentinelles donnaient le change jusqu’au bout. Je les aimais encore davantage. Le militaire, lui, n’avait pas tout à fait fini de se plaindre de sa condition :

—    Dans les semaines qui ont suivi Charlie, les gens nous préparaient des cafés. La population nous soutenait. Pour tout vous dire, on pouvait avoir des rapports sexuels assez fréquents. Mais, ça a changé. Maintenant, soit les gens nous ignorent comme des clodos ou bien ils nous demandent leur chemin. Moi je sais pas où ils vont et surtout je suis pas d’ici. Je suis de Valence. L’autre jour, une femme m’a demandé surveiller sur son gamin, deux secondes, le temps qu’elle aille mettre des sous dans le parcmètre. Puisque j’étais planté là sans rien foutre, vous voyez ?
—    Vous auriez dû l’abattre.
—    Le gamin ?
—    Non, pas le gamin. Non. Je ne pense pas.
—    La mère ?
—    Peu importe.
—    Le parcmètre ?
—    Sans doute. Tout se vaut, parfois…
—    …
—    …
—    Je n’ai encore tiré sur personne car nous gardons nos munitions pour les vrais méchants.
—    Je suis de ceux qui pensent que le budget de la Défense devrait être réévalué.
—     Vous n’auriez pas vu Abu Bakr al-Baghdadi à tout hasard ?
—    Non, c’était il y a longtemps, tout ça. J’essaie de me reconstruire aujourd’hui.
—    Dommage. Enfin, s’il refait surface, vous nous tenez au courant d’accord ?
—    Ça coule de source.
—    Appelez directement Denis Brogniart. C’est l’équipe des jaunes qui centralise toutes les informations si j’ai bien compris.

Je trouvais admirable que ce soldat possède encore un solide sens de l’humour après toutes ces heures de déambulation mollassonne dans les rues de nos villes et nos campagnes.

—    Je me demandais, poursuivit-il, si vous écriviez tous les jours…
—    Oui. Sans exception.
—    Vraiment ?
—    Parfois ce n’est pas grand-chose. Et le plus souvent, c’est très mauvais mais oui, j’écris tout le temps.
—    Vous n’êtes pas comme les autres gens, vous, les écrivains.
—    Non. Nous sommes beaucoup plus misérables, conclus-je, frimant un peu.
—    Et vous travaillez sur quelque chose en particulier, ces derniers temps ?
—    Non, rien de fou. Je manque de niaque. J’ai lu des trucs qui m’ont vraiment impressionné dernièrement. Bruit de fond, de Don Delillo, en particulier. La claque. Ça m’a coupé l’envie d’écrire. Démoralisé. C’est comme… J’sais pas moi, imaginez… Vous êtes perchiste dans les années 80. Vous êtes plutôt doué, vous vous entrainez comme un âne alors que les filles n’en ont qu’après les lanceurs de javelot, allez savoir pourquoi, cons comme ils sont, mais vous persévérez et, à force de travail, vous convertissez votre vague talent naturel en compétence de pointe ; vous devenez une machine à gagner et vous faites partie de la délégation française en route pour les mondiaux de Volgograd. Alors voilà, tout se passe plutôt bien, l’année 1991 est plutôt pop, vous voyagez en avion, la chambre est sympa et vous avez repéré une réceptionniste qui a longtemps louché sur votre physique avantageux. Le lendemain, vous êtes au pied du sautoir olympique et tout à coup, vous voyez Sergueï Bubka débouler et franchir 6,08 mètres avec une plume dans le cul. Bon. C’est beau. Mais au final, vous avez juste envie de changer de sport. Sans compter que la réceptionniste dissimulait derrière son comptoir une culotte de cheval tout à fait disqualifiante. Vous voyez un peu le truc ? En littérature, ça arrive aussi. Les romans moyens peuvent être inspirants mais les textes exceptionnels vous écrasent complètement.
—    Je n’ai jamais vraiment compris l’intérêt du saut à la perche mais en tout cas j’aime bien ce que vous faites. Vos nouvelles. C’est très marrant. Je ne le dis pas péjorativement. Pas du tout. C’est juste bien comique, quoi, dans l’ensemble. Vous avez du talent, je crois. C’est vraiment dommage que vous n’ayez jamais pu en vivre et que l’on doive vous flinguer aujourd’hui.

Parfois, on ne sait pas quoi dire. Toute réplique vous parait un peu fade.

—    …
—    …
—    Mais quand vous dites flinguer… ?
—    Vous fusiller.
—    Vous déconnez ?
—    Non, non, pas du tout, j’vous ferais pas une crasse pareille. Regardez. J’ai tous les papiers officiels dans ma poche de treillis…
—    Mais… Attendez. Là, maintenant ?
—    C’est l’histoire d’une minute, ne vous inquiétez pas.
—    Mais… je n’ai pas terminé Au pire tu tombes
—    Je vais quand même vous demander de vous lever, Monsieur, et de nous suivre jusqu’au lieu de votre exécution.

Je jetais un coup d’œil à Dave et Casey.
Alors là, c’est plus notre problème, mon vieux.
Ouais, va te faire trouer ailleurs pine d’huitre.
Attention à ne pas confondre franc-parler et méchanceté gratuite, Casey.
Tu as raison Dave. C’est juste que la tête de ce type ne m’est jamais revenue…


= commentaires =

Lapinchien

tw
Pute : 4
à mort
    le 16/04/2018 à 20:17:49
Vivement la suite !
Lapinchien

tw
Pute : 4
à mort
    le 16/04/2018 à 20:42:51
cependant on se demande pourquoi CTRL X a voulu couper en 2 parties son texte tant la première ne semble pour l'instant ne rien avoir avec la Saint Con
CTRL X

Pute : 0
    le 16/04/2018 à 21:44:33
Bien que distillés avec la finesse propre à l'artisan laborieux (et possédé), tous les éléments combustibles se mettent déjà en mouvement vers l'incendie final.
Il faut que vous me fassiez un peu confiance.
On sait comment ça marche, t'inquiète.

(et puis surtout le putain de texte était trop long ce vieux site en bois.. je me suis un peu oublié cette année... j'avais rien d'autre à foutre et c'est bien triste quoi, mais alors bon, on a du trancher en quelque sorte.. ça a pas été une décision facile, ça non... mais après je me suis dit, bon allez, nique sa race en quelque sorte, de toute manière personne n'aura les tripes de lire cet insultant pavé numérique jusqu'au bout et en fait, voilà, stratégiquement, je crois qu'on est finalement pas mal avec cette segmentation bipolaire...

et puis aussi tout se met en place et alors la deuxième partie mon bon Monsieur, non mais... du lourd...ça va comme on dit mais partir en kakahuette un truc de... ouah...non mais.. sérieux.

On va le sentir passer, l'artisan chevronné.
Et laborieux)
Lapinchien

tw
Pute : 4
à mort
    le 17/04/2018 à 14:51:04
sinon les cabines téléphoniques s'il n'y en a plus c'est pour qu'on ne puisse pas s'évader de la Matrice
Dourak Smerdiakov

site yt
Pute : 0
ma non troppo
    le 27/04/2018 à 21:48:10
Vendredi soir, légère brise, temps clair, bonne lisibilité, les St Feuillien Grand Cru sous la main. T'as intérêt à ce que ce soit monumental, sinon, euh... sois maudit jusqu'à la millième dégénération.
Dourak Smerdiakov

site yt
Pute : 0
ma non troppo
    le 27/04/2018 à 22:24:02
Je comprends le choix du découpage. Quel sens du "page-turner". Tu finiras pas écrire des séries télévisées. Ou des scénarios de BD. En même temps, ça aurait peut-être dû être un peu plus abrupt.

= ajouter un commentaire =

Les commentaires sont réservés aux utilisateurs connectés.