LA ZONE -

Mâchez, ceci est mon coeur

Le 07/06/2020
par Lunatik
[illustration]
Mardi 17 février 06h00
Ça a commencé comme ça, et s’est terminé pas mieux : avec une putain de migraine au réveil, et des morsures sur les bras. Mes mâchoires me font un mal de chien, et ma gouttière git sur l’oreiller, baveuse, inutile, vaguement macabre et répugnante avec ses faux-airs de dentier. L’orthésiste a pourtant soigné le boulot, du moulage sur-mesure avec trois réglages possibles en fonction de l’évolution de mon bruxisme et de mes apnées du sommeil. Mais cette saloperie de protège-dents refuse de rester en place la nuit, et ne sert qu’à me donner une gueule de boxeur, majorée par mon nez cassé - deux fois. Camille trouvait ça sexy, avant. Sorti de ça, je me pète toujours les canines pendant mon sommeil, à les serrer comme un piège à loup.
Et parfois, je mords.

Je n’ai jamais été gracieux, au saut du lit. Faut pas me faire chier, pas me parler. Je dors mal. Je me lève fatigué, avec le crâne défoncé, des bouts de cauchemar accrochés aux paupières, comme des tripes à un étal. Camille, en travers du lit, me lance un regard de reproche ; je détourne les yeux de son ventre bleui de morsures et de ses mamelons mâchés. J’avale un café et je pars courir, comme tous les matins, une heure, ou deux, ou plus, le long de la voie ferrée. J’aime entendre les trains se précipiter dans mon dos, ces bêtes furieuses à mes trousses, voraces et démentes, qui m’épargnent chaque fois in extremis en me soufflant sur la nuque leur haleine électrique.
À chaque foulée je reprends pied, je m’ébroue, je dégrippe mes mandibules. Au fil des kilomètres, je remonte sur les rails, je rattrape mon humanité.
Quand je rentre, pourri de sueur, je prends une douche, je me branle un coup, et je redeviens un être doué de langage et de raison. Je retrouve ma place dans la société. J’oublie toutes les Camille, celle encore sur mon lit et celles qui l’ont précédée. Aujourd’hui, j’ai 40 ans. Show must go on.

Mardi 17 février 09h13
Après la douche, je suis comme neuve, plus radieuse que jamais ; je retourne dans la chambre, où j’allume des bougies parfumées. J’ai satiné mes seins d’huile de jasmin, souligné ma bouche pulpeuse d’un carmin gourmand, et je porte un body ID Sarrieri en crêpe dentelle so sexy qu’il en est indécent ! Sur le chevet, des menottes en fourrure rose, des fraises chantilly, un seau à glace où fraîchit une bouteille d’Épar millésimée. Tout est parfait. J’ondule des hanches vers Camille, qui admire mes longues jambes fuselées par la course à pied. Son regard d’azur posé sur ma cambrure brûle d’une passion incandescente nourrie de notre amour fusionnel…
Allongé sur le dos, ses pectoraux puissants luisant sous la lumière tamisée sont une invitation à la luxure. Le dieu de la natation, Camille Lacourt en personne, dans ma vie et dans mon lit ! La tête des copines quand je leur ai annoncé ! Je suis la plus heureuse du monde !
— J’ai un cadeau pour ton anniversaire, ma déesse, susurre-t-il suavement d’une voix rauque de désir
J’approche en me mordillant les lèvres, et le frémissement de ses abdominaux d’acier trahit le trouble qui l’étreint. Lorsque je soulève le draps, sa virilité triomphante se dresse sous mes yeux ébahis ! Il est splendide ! Je suis tellement impressionnée et excitée que je ne remarque presque pas la bague en or blanc ouvragé sertie d’un diamant 5,2 carats Van Cleef & Arpels posée sur son nombril.
— Oh mon amour ! m’écrié-je en le chevauchant. Quelle merveille ! Quelle folie !
Ça m’a coûté une blinde alors maintenant tu suces et t’avales Rien n’est trop luxueux pour toi, ma princesse, parce que je t’aime comme un fou, comme une star de cinéma, comme un cheval mort au combat !
J’empoigne ses cheveux à la blondeur de miel, je m’empare de ses lèvres fraîches et il me rend mon baiser avec une fougue jamais égalée ! Je dégrafe mon body pour que ses doigts experts se glissent dans ma grotte humide de passion. Il caresse avec dextérité mon petit bouton de rose, et je retiens un cri d’extase tandis qu’il m’offre un orgasme d’une intensité jamais égalée non plus ! Oh mon Dieu, cet homme me fait défaillir de plaisir ! Puis, son membre turgescent me pénètre avec douceur mais fermeté, et nous propulse tous deux vers le 7ème ciel à la vitesse d’un train supersonique. Au plus fort de l’ardeur de nos ébats, je mordille son torse viril et il pousse un râle d’extase incontrôlable !
— Épouse-moi, ma chérie, je t’en supplie ! s’enflamme-t-il tandis que nous jouissons ensemble dans un synchronisme parfait. Deviens Madame Lacourt et donne-moi 2,4 enfants ! Je ne peux plus me passer de toi !
Oui ! Oh oui ! En réponse, je laisse sur sa peau d’albâtre l’empreinte de mes dents, comme autant de petites perles d’amour semées dans les sillons de notre volupté. C’est le plus beau jour de ma vie ! Nous demeurons ainsi, unis sous les cieux étoilés. Une mouche bleue aux ailes irisées butine langoureusement le coin de ses yeux magnifiques. Il restera mien, de toute éternité.

Mardi 17 février 11h49
Des jours, il y a des jours que je tourne et tourne en roue libre dans cette chambre, que je cours, que je crie, que je sue. Que je crache, loco ivre, les jambes comme des pistons, les pieds coincés dans les rails. Camille ! Je coule des jours sans nuit ni soleil, des aubes sans roues ni rosée, des crépuscules sans lune pour se noyer dans les caniveaux. Camille ! Camille ! Camille ! Je cours autour du lit, je t’en prie, je ne voulais pas, je ne sais plus, pardonne-moi, mais Camille reviens-moi. Réveille-toi. Ce n’est pas moi, cette violence, ce n’est pas toi, ce cadavre. Ce n’était que des baisers goulus, voraces un peu, mais des suçons, rien de plus, Camille, regarde, j’en ai plein les bras aussi, et regarde, je vis, je parle, je cours. Je ne suis pas mort, moi, Camille. Tu ne peux pas l’être. Pas aujourd’hui. Jamais. C’est mon anniversaire, t’as oublié ? On a fait l’amour ce matin, ou peut-être hier, je ne sais pas, mais je m’en souviens, c’était bon. Je retourne prendre une douche, Camille, d’accord, et quand je reviens, tu respires, tu m’engueules, on s’aime, on s’enfonce, on vit. Vivre n’importe comment, mais vivre ! Sans toi je ne sais pas, je ne veux plus, Camille, tu me dépèces le coeur, regarde il sort de mes côtes défoncées, regarde, il coule sur le tapis, ça saigne des ruisseaux jusque sous le lit, et maintenant le matelas qui dégorge, qui les nourrit de ses eaux putrides, qui déborde de toi. Toi et moi, Camille, on se rejoint. Mon sang, ta merde, sur le ballast. Putain, tu pues, Camille, mon coeur, ma charogne, sur ton lit semé de cailloux, ton ventre plein d’exhalaisons, tes cuisses écloses en pourriture, tes flancs gros de mes cauchemars, accouche, Camille, accouche, qu’on en finisse. Arrête de crier, arrête de hurler, tu me fends le crâne, ça pulse, j’ai mal, Camille, c’est rouge, partout, qu’as-tu fait à la lumière ? Plus de lumière ! Pourquoi tout est ténèbres, soudain, pourquoi la nuit déjà, en plein midi, les trous dans le plancher, les traverses arrachées, les araignées sur mes jambes, qui grouillent, qui creusent, Camille, ne les laisse pas, rappelle-les, aide-moi, Camille, je déraille, tu vois, leurs pattes, ces milliers de pattes velues, elles percent mes yeux, elles clouent ma langue, elles bouchent ma gorge, Camille, les araignées, les araignées ! Les araignées du matin…?

Mardi 17 février 17h06
Je me réveille sur le tapis du salon, la langue toute cartonnée et de la salive séchée sur le menton. Une touche de vomi, aussi. Sexy boy ahah ! Le tapis de Maman, quand même. C’est embêtant. Déjà qu’il sentait bizarre. Mais aussi, c’est de la faute à cette fille, Camille. Elle a pissé partout, quand je lui ai éclaté le cul avec la batte de base ball. Je pensais qu’elle aimerait ça. Elles aiment toutes les grosses bites. Pardon pour les gros mots. Sauf Maman, qui aimait bien la mienne. Mais c’était Maman, c’est normal qu’elle aime son petit garçon. Les autres filles ne savent pas aimer. Prenez cette Camille, par exemple. Je lui ai offert mon coeur, et qu’est ce qu’elle en a fait ? Elle l’a bouffé tout cru, et puis elle l’a chié sur le tapis, comme une vulgaire chienne. Le tapis de Maman, quand même. C’est embêtant. Aucun respect. Ni aucune culture, d’ailleurs. Je lui ai dit :
— T’as pissé, t’as chié, t’as saigné.
Elle n’a rien compris, cette godiche. La référence était pourtant claire : « Veni vidi vici » En plus, c’était rigolo, quand même, non ? Voilà, c’est ce que je dis : aucun humour, non plus. Le monde n’aura pas perdu grand chose. Pourtant, j’étais prêt à l’aimer, moi. Je ne suis pas très difficile, même si je suis très beau (c’est Maman qui le disait tout le temps).
Maman me manque. Surtout aujourd’hui, car c’est mon anniversaire, et j’aurais eu bien besoin d’un servo pour le nouvel aiguillage de mon train électrique, une réplique du célèbre Rossiya, fierté de la RJD. J’ai trente trois ans, et toutes mes dents ahah ! Je vais chez le dentiste chaque année, pour les entretenir. C’est important. Il m’a fabriqué une gouttière, parce que je grince des dents quand je dors, et ça les abîme. Je ne peux pas me permettre une dentition gâtée alors que je m’en sers tous les jours, pour manger, pour mâcher, pour mordre. Camille aimait bien que je la morde, au début. Elle me disait : « Mordille-moi encore, mon gros loup » Parfois, elle ajoutait : « Mais n’oublie pas le pourboire » On se fréquentait depuis longtemps, pourtant, elle aurait dû savoir que je n’oublie jamais rien. Ni les pourboires, ni les insinuations blessantes. À croire que c’est elle qui oubliait chaque fois qui j’étais. Forcément, ça m’a rendu triste. Personne ne veut aimer sans retour. Elle a fini par avouer que j’étais l’homme de sa vie, vers la fin, mais c’était trop tard. J’étais meurtri. Un peu vexé aussi, parce qu’elle ne m’a déclaré sa flamme que lorsque je lui ai débondé la chatte au tisonnier. Pardon pour les gros mots. Avant ça, rien, pas un murmure qui vienne vraiment du coeur. Comme si mon sexe ne lui suffisait pas, et qu’elle n’avait ouvert les yeux qu’après s’être fait ramoner proprement par un gros engin. J’ai trouvé ça assez superficiel, comme attitude. Nous, les hommes, ne sommes pas que des étalons au service de ces dames. On a une âme qui chante et un coeur qui pleure.
Je vais reprendre une part de gâteau, et un verre de Champomy. C’est dommage que Maman ne soit pas là. Tout seul, je vais avoir du mal à nettoyer le tapis.

Mardi 17 février 21h03
Il pleut. Des jours, des nuits qu’il pleut sans cesse. L’eau fouette le train et ruisselle sur les vitres embuées. Au delà, le crépuscule dilue la brume, le décor brouillé, les arbres tordus. La steppe immense n’est que boue et noirceur, et s’imprime en failles derrière mon front. J’ai froid. Camille dort sur la couchette du bas, tee-shirt blanc, corps efflanqué, un bras replié sous sa nuque, ses yeux creux, ses cheveux noirs collés aux tempes.
Je gobe un smarties. Doc a dit trois par jour. J’ai pas compté, aujourd’hui. On s’en fout.
J’aurai vingt sept ans dans huit minutes, je suis verseau, mais j’aime Camille, toujours, et je traverse la Russie. Ce n’est pas incompatible. Le wagon sent la chaussette et le thé, et la sueur de Camille. Les morsures violacées dans son cou, je m’en veux, mais c’était bon. Je souris, babines retroussées face à la vitre. Mes dents s’impriment sur la nuit sibérienne, mes canines rayent la terre des tsars et des moujiks. Jamais je n’ai eu aussi froid. Camille a laissé son imperméable de soleil sur la tablette. Je m’enroule dedans, c’est chaud et doux, comme ses bras autour de moi. C’est un manteau pour les gens spéciaux, avec de longues manches graciles, qu’on noue dans le dos. Je m’accroupis dans le coin capitonné. Je ne vois plus dehors, ni Camille, à moins de fermer les yeux. Tout s’est replié sur moi. Les murs et le ciel et le sol ont claqué et refermé leurs mâchoires. L'infirmier a verrouillé la porte. Le staccato des roues sur les rails s’estompe. Les aiguilles crachent dans mes veines. Camille s’en va, et plus rien ne palpite à sa place.

= commentaires =

Clacker

Pute : 3
    le 07/06/2020 à 18:20:22
Saluons comme il se doit cette première participation de Lunatik- à la semaine textes de merde.

Tu connais le rituel de passage, évidemment ?
Lunatik

Pute : 1
    le 07/06/2020 à 18:37:45
Je connais, ô mon Grand Inquisiteur, et ce qui est sûr, c’est que j’ai de bonnes dents.
Clacker

Pute : 3
    le 07/06/2020 à 18:42:10
Nul besoin de bonne denture pour la coprophagie.
D'ailleurs, PhScar, il va falloir y passer, également.
Lapinchien

tw
Pute : 8
à mort
    le 07/06/2020 à 18:47:27
J'ai bien aimé l'alternance des narrateurs masculin et féminin, à moins qu'il s'agisse d'un bisexuel ET DANS CE ARRGHH JE N4AI PAS COMPRIS§ C'est un très bon texte rondement mené. Je ne sais donc pas s'il faut voter pour ou contre ou pas.
Lunatik

Pute : 1
    le 07/06/2020 à 18:50:48
Ah, je ne pensais pas à ce rite là (on s'y perd dans toutes ces premières fois).
Je rappelle que les végé/végans ne peuvent consommer quoi que ce soit de production animale (humains compris). Je suis donc au regret de décliner. Je délègue PhScar à ma place, il a du talent pour deux, et sûrement de l'appétit idem.
Lunatik

Pute : 1
    le 07/06/2020 à 18:52:15
+ 1 point carotte pour Lapin, qui a tout bien compris
Clacker

Pute : 3
    le 07/06/2020 à 18:57:24
"J’étais meurtri. Un peu vexé aussi, parce qu’elle ne m’a déclaré sa flamme que lorsque je lui ai débondé la chatte au tisonnier."

Ça, c'est très bien senti.
Lunatik

Pute : 1
    le 07/06/2020 à 19:17:58
Veuillez supprimer des minutes du procès ma réponse à Lapinchien, j’ai lu la question de travers, et mon avocat me rappelle le 5e amendement et ma gueule, pute, bordel !

Sur ce, je vais courir.
Castor tillon

Pute : 2
    le 05/09/2020 à 02:35:01
J'ai relu ce texte quelques fois, parce que je ne suis pas très malin, et que sa densité m'émerveille. La décimalité des 2,4 enfants m'a laissé bouche bée, d'ailleurs, j'ose pas imaginer la gueule du virgule 4, pauvre môme.
En parlant de virgule, on comprend que le micropénis de Sexy boy ahah le complexe, TU LA SENS L0? MA GROSSE B5I°ATTE DANS TON CUL §§
En plus la description du bruxisme, ça pète. Sœurette de Stephen King dans Les Tommyclackers (knockers, les tommyknockers, merde. Qu'il est con ce Castor) ne présentait pas un si beau, un si merveilleux bruxisme.
Pour dire que ce texte m'a impressionné, je vais désormais célébrer tous les mardis 17 février en ouvrant une bouteille de Champomy et en pissant sur le tapis de maman.
Castor tillon

Pute : 2
    le 05/09/2020 à 02:58:16
Par contre, se branler après s'être lavé, c'est pas très malin. Il faut retourner prendre une douche, et pisser dedans pour économiser l'eau.

= ajouter un commentaire =