Une ligne droite découpe les confins du monde.
L’océan, infini, déploie sa chevelure sombre, ondoyante à la surface mouvante. Les vagues frissonnent sous une onde lunaire. Des éclats argentés miroitent au gré du vent. Souffle paresseux résonnant dans un sifflement diffus. Les embruns salés remontent dans l’air sous le coup de la houle, embaumant l’atmosphère d’effluves marins.
L’océan respire.
Le paysage est si paisible.
En dessous, des poissons effectuent une danse chorégraphiée. Le voile argenté flâne en apesanteur au rythme des courants.
Il faut descendre encore.
Plus profond.
Pour voir ce qui s’y cache.
Au milieu du vide aquatique, des formes se dessinent.
Les roches acérées, englouties depuis des millénaires, s’enfoncent dans les abysses. Les falaises d’obsidienne s’estompent par à-coups comme des sentinelles ténébreuses. Des corridors tortueux s’esquissent dans le noir, dévoilent des ombres du passé noyées à jamais par l’Abîme qui rampe en dessous.
Dans ce défilé montagneux, des habitations troglodytes ont été taillées à même la roche, jadis. Les façades encadrées de colonnes et surmontées de frontons triangulaires sont d’une beauté séculaire. Vestiges d’une cité ayant atteint l’apogée. Depuis, la végétation a envahi les ruines. Les algues s’enroulent autour de piliers brisés, des mousses tapissent les façades abîmées. Et au milieu de cette ville déchue, les poissons nagent avec une indifférence absolue.
Le silence est roi, ici.
Non, attendez.
Un bruit.
Une respiration.
Il faut descendre encore.
Plus bas.
Là où la lumière n’est plus.
Là où l’obscurité est totale. Le froid, glacial.
De petites lanternes surgissent dans le noir.
Des céphalopodes aux globes luminescents vivent dans les abysses. Ces pieuvres en manteau gélatineux se propulsent en avant. Leurs tentacules épineux effectuent un ballet aquatique hypnotique. Les fantômes translucides éjectent de leur bouche un mucus collant et bioluminescent. Ils laissent une trainée d’orbes sur leur passage. Les monstres marins se nourrissent du vide, capturant les détritus organiques des zones inférieures : la neige marine.
Un mouvement erratique dans l’eau.
Il faut descendre encore.
Un trait sombre.
Le tableau est tâché par un long filet rouge. Il tourbillonne dans l’espace aqueux, se désintègre en bulles éparses. Irréel, le sang incandescent s’éparpille dans les tréfonds comme une pluie de braises.
Dans la noirceur du monde d’en dessous dort une montagne aux formes impossibles. Les lucioles de feu se déposent avec une lenteur anormale sur le mont englouti. À son contact, la montagne se déchire, s’ouvre dans un grondement étouffé. La terre tremble.
Éventrés d’une fente noire, deux diamants prennent forme dans le noir. Des yeux cosmiques irradient les ténèbres d’une lueur sépulcrale.
L’Abîme qui rampe en dessous s’est éveillé.
La tête du monstre, bardée de cristaux céruléens, n’est qu’une bouche de crocs acérés. Autour de son cou, des membranes translucides s’étirent comme des voiles déchirées. Le corps de la créature n’est qu’une armure d’écailles d’obsidienne aussi tranchantes qu’impénétrables. Aussi incroyable que cela puisse être, ses veines luisent et pulsent à travers sa peau rocailleuse. Au milieu d’une forêt de tentacules, une rivière a tracé sa route le long de son échine. S’y écoulent des pierres précieuses, tant convoitées par les mortels.
Cette île immergée est d’une taille inconcevable. Son dos s’étire, puis se détend. Dans un mouvement reptilien, le Serpent Monde s’arrache des profondeurs. Résonance abyssale du chaos à venir. Le monstre des mers ondoie vers la surface. Son corps fend la brume liquide à une vitesse folle, déchire le vide d’en dessous. Les vibrations ébranlent les flots. Les fonds marins s’agitent. La marée se déchaîne sur son passage. Des colonnes furieuses tourbillonnent dans les abysses. Le corps de la créature, immense et sinueux, jaillit hors des flots comme un mur vivant. De grandes vagues se lèvent, se fracassent contre la falaise mouvante.
Le ciel se déchire. Des éclairs foudroient les cieux dans un bruit assourdissant. Le vent violent fracasse les vagues contre la coquille de bois, si fragile au milieu de l’océan tumultueux.
***
Plus tôt, sur l’Océan Mérydien
Sur le bateau qui les menait aux confins du monde, trois pirates jouaient aux dés dans la cabine du Capitaine. Le décor était sommaire. Des poutres apparentes, des vitraux teintés de crasse. Près d’un large hublot cerclé de cuivre, un bureau en acajou était déserté par son propriétaire. Des cartes marines traînaient entre des parchemins brûlés, des instruments de navigation, des verres ébréchés et des lanternes rouillées.
Attablé avec ses compagnons, le Capitaine, engoncé dans son fauteuil, s’alluma un cigare. Buriné par le soleil, son visage lardé de cicatrices était mangé par une barbe épaisse, ornée de breloques. Sa longue chevelure, peignée en arrière, laissait entrevoir de grosses boucles en or, suspendues à ses oreilles. II railla son compagnon de droite, Brise-Échine qui venait de perdre sa mise.
L’homme bourru tapa violemment sur la table. Les godets de rhum sursautèrent. Le Mousse, aux yeux perçants et aux cheveux ébouriffés, s’exclama dans un hoquet :
- Bin mon vieux ! J’t’ai plumé sec !
- Et ce poing, tu le vois ce poing ? répondit l’autre, la mâchoire serrée. Tu le veux dans le fondement ?
- Calme, l’Ami, répliqua le Navigateur, sourire aux lèvres.
L’homme aux sourcils broussailleux tira une bouffée sur sa pipe, souffla la fumée dans le visage de l’infortuné.
- Tu me dois déjà 20 pièces, Brise-Échine, ajouta-t-il, la mine sérieuse. J’espère que tes bourses sont pleines ?
- C’est tes bourses que je vais briser, sale pourceau ! maugréa-t-il de mauvais poil.
À l’arrière, sur un tabouret, un Ménestrel, affublé d’un chapeau à plumes colorées, chantonnait une balade sur sa guiterne.
- « Et le Nain bourru, le Brise-Échine, tapa du pied et lâcha un pet… »
- Et dis donc le poète, ferme ton clapet d’merde !
Éclat de rire général.
Mais le silence retomba aussitôt.
On poussa les dés d’un revers de main et on sortit une énième bouteille de rhum. Le Capitaine s’envoya une bonne lampée dans le gosier, morose.
Cela faisait des mois qu’ils voguaient sur les flots à la recherche d’une île. Après avoir pillé le Hurleur des mers et passé l’équipage au fil de l’épée, ils avaient mis la main sur une étrange carte. Elle n’indiquait aucune direction, aucune mesure. Seulement le croquis d’une île aux formes indescriptibles, surmonté d’une croix et d’une annotation : « dans le lit de la rivière sommeille un trésor ». On avait hésité. Quelques secondes, tout au plus. L’appât du gain avait été le plus fort. Et la fièvre de l’or s’était emparée de l’équipage. Le voyage avait commencé.
Le Capitaine connaissait la mer comme personne. Il avait visité chaque recoin du Continent. Et cette île, il ne l’avait jamais vu. Chaque soir, cigare à la main et rhum aux lèvres, il examinait le croquis, le comparait à ses cartes. Rien. Il n’y avait rien à tirer de ce gribouillage absurde !
Le Navigateur se pencha vers lui, dans la confidence.
- Que dit le prisonnier ?
Le Capitaine fit la grimace.
Capturé sur le Hurleur des Mers, l’homme ne pipait mots. Scellé dans son mutisme, il n’avait eu de cesse de lui décocher des regards sombres, pleins de reproches. Après l’abordage et la mise à sac du navire, il l’avait trouvé enchaîné à fond de cale. Le prêtre avait une gueule ravagée, boursoufflée, couturée de cloques et d’entailles. Un visage de cendres. Effroyable. Après des jours et des jours d’interrogatoire, le « Cendré » avait fini par lâcher quelques mots : « L’île est vivante. Et lorsqu’elle s’éveillera, l’Abîme qui rampe en dessous fera trembler la terre. Le ciel se couvrira d’or et le monde disparaîtra.»
- Il radote sur la fin du monde.
- On n'a qu’à le balancer par-dessus bord, ce cinglé ! grogna Brise-Échine.
- Et les cicatrices sur son corps ? questionna le Navigateur, tirant sur sa pipe.
- Des runes sacrificielles, rétorqua le Capitaine. J’ai déjà vu ça dans le Sud.
- Encore un de ces fanatiques d’Enki ! Que le dieu des mers l’emporte dans sa gueule ! cracha Brise-Échine. J’peux aller l’faire couiner un peu, si t’es d’accord.
- Non. Nous avons besoin de lui pour localiser l’île.
Le Nain bouda dans son coin et avala une gorgée de rhum.
Alors que les hommes se morfondaient sur l’énigme du Cendré, un pirate entra dans la cabine comme un boulet de canon.
- Capitaine ! hurla-t-il, paniqué. Le prêtre s’est échappé ! Il gueule sur la poulaine, au-devant du navire !
L’affolement gagna l’équipage. Ils quittèrent la cabine et remontèrent sur le pont.
Dehors, la houle frappait fort. Les voiles claquaient au rythme des bourrasques. Le bateau tanguait dangereusement de gauche à droite, emporté par les vagues furieuses qui se déchaînaient à l’horizon.
Plus loin, le Cendré avait enjambé le rebord, s’agrippant à la lisse, le corps dans le vide. Les yeux hallucinés, il hurlait à la mer. Le sang du Capitaine se glaça.
- Chopez-le, bougre de dieu !
- J’peux lui fracasser l’crâne ! renchérit Brise-Échine, les mains sur son marteau.
Il s’avança d’un air menaçant, bedaine en avant. Mais le prêtre sauta dans le vide.
Le Capitaine eut un hoquet de surprise. Il se précipita sur le bord et lorgna les fonds marins dans l’espoir de l’apercevoir. Rien. Seulement la colère des flots.
- Et merde ! s’écria-t-il, furieux. Qu’est-ce qu’il s’est passé ?! Comment cet abruti a-t-il pu se faire la malle ?!
Et alors qu’il gueulait sur les membres de son équipage, le Mousse déboula à toute vitesse sur le pont.
- Capitaine ! Capitaine ! appela-t-il d’une voix stridente.
Ce dernier se retourna, les yeux sombres.
- Quoi ?! rugit-il.
- La cellule du prisonnier ! Venez voir, venez voir !
Le Mousse tressautait sur place et fila aussitôt. Le Capitaine descendit en trombe, suivit de ses comparses.
En bas, la cellule était ouverte.
La serrure fondue dégoulinait le long de la porte métallique. Des symboles étranges avaient été gravés sur les murs… Le Mousse tira sur la chemise du Capitaine et pointa du doigt le coin de la cellule. Là, une inscription sanglante s’étalait sur le sol : « l’Abîme qui rampe en dessous va s’éveiller ».
***
![[illustration]](/data/img/images/2025-07-11-mer-big.jpg)
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Super bien écrit. Une aventure en 3 parties géniale ! La série de l'été.
J’ai lu ton texte. Tout. Jusqu’au bout. Promis. C'était facile parce que c’est beau, c’est travaillé, c’est plein de mots savants et de métaphores aquatiques. Je dirais que t’as passé du temps à tailler chaque phrase comme un petit bijou de corail noir, à sortir les grands fonds et le grand style. J’ai pas lu un texte, j’ai visité un musée.
l’océan sous LSD avec un dictionnaire de synonymes à la main, y a des images très réussies. Au bout de 30 lignes de vagues frissonnantes et de poulpes poétiques, j’ai commencé à me demander si le but c’était de me noyer ou de me faire rêver.
L’action arrive à la fin. En barque. Les pirates sont marrants deux secondes, puis redeviennent des clichés à rhum tiède.
Moi j'aime mieux le sang, le rythme, une réplique qui claque, un frisson. j'attends la suite, si ça bouge plus, si ça bat, si la tension finit par m'accrocher vraiment.
Mon âme emporté dans l'océan miroitant d'éclats noirs, lumière des potentiels, à la poursuite de la bête fantastique....
Vite, la suite !!!
Cuddle nous a lâché le feuilleton de l'été sur la Zone et maintenant elle se dore la pilule sur une plage sicilienne. C'est un peu une carte postale, elle pense à son lectorat.
Quelle carte postale !
Entre les interstices des mots se sont glissés embruns et poussière d'obsidienne !
Elle peut se reposer sur la plage satisfaite de son travail. Bonne vacances Cuddle et merci pour l'aventure !
*Le tableau est taché, pas tâché.
Sinon, c'est plutôt bien écrit, un côté Lovecraft dans les descriptions.
J'ai eu l'impression de réembarquer sur le Pequod... Wouah...
NEW ! Voici le trailer du texte : https://www.instagram.com/p/DL-nG4Jtjlq/
Faut arrêter les trucs qui miroitent, s'estompent, surgissent, ébranlent et s'esquissent, le mot jadis, la voix stridente, les mouvements erratiques, bref, tous ces trucs qui peuvent être dit simplement et que t'utiliserais pas à l'oral avec une bouche d’égout, et qui est là que parce que ça fait bien quand c'est écrit. T'as écrit un jour que t'avais un esprit simple, écris simplement, ça allégera l'histoire, même si elle est pas vraiment existante, ce que j'aime bien d'ailleurs.
Sinon le cliché des marins qui sont bourrus et boivent du rhum, qui rugissent, grognent et maugréent au lieu de parler, c'est bien trouvé.
L'abîme qui rampe, le trou qui court, le vide qui saute, ça fait penser à ce titre d'un film avec le gars de Spiderman là, "Chaos Walking".
J'aime bien la vignette.
J'aime bien faire du beau avec les mots, c'est mon côté poète refoulé. Parce qu'en vrai, jadis, je ne travaillais pas mes textes. Alors oui, on peut chier un texte comme on parle, mais on peut aussi prendre du temps et essayer d'en sortir un truc plus travaillé. Après de toute façon, on aime ou on aime pas. C'est comme ça et je l'accepte.
Je l'accepte aussi, a t'on le choix ?
Le parlé, comme disait ce bon vieux psychopathe de Céline, c'est un bâton qu'on casse pour que dans l'eau (qui est le texte) il ait l'air droit. Langage parlé ne veut pas dire bâclé, à moins que Céline, Bukowski, Rabelais, Despente, écrivent mal, ce qui est possible.
Le beau, le poétique même, est naturel ; le moche, c'est l'ampoulé, le surfait, le refait, l'artificiel, le lissé, le dix-neuvième sièclé, le coeur froid dans du formol, l'expression figée dans le siècle dernier. "Il faut éviter les mots épaves comme les rochers en mer" disait Rabelais. Je me contenterais de suivre ces modestes modèles, à tort peut-être, et je te laisse continuer sur l'autoroute du bonheur
"La richesse est dans la multitude" - Oncle Picsou
Un coup d'aspi n'a jamais fait de mal à personne - Joseph Staline
@Cuddle. Après le 3eme de "L'Abîme qui rampe en dessous" tu vas écrire d'autres textes des "Chroniques corsaires" ? J'ai l'impression que tu tiens un bon concept entre tes monstres de Heroic Fantasy et des aventures plus grand public.
Effectivement, j'avais quelques idées, donc je pense poursuivre le délire. Je te cache pas que je suis embourbée dans mon texte hommage à Mary Shelley. Je galère, affreux quoi.
Excellente nouvelle. Pour ma part, même pas encore commencé le mien. Je sais juste que ça va s'appeler "Mary Cheloue".
Le mien, un truc du genre : la chose sous la glace.
« Capturé sur le Hurleur des Mers, l’homme ne pipait mots. Scellé dans son mutisme, il n’avait eu de cesse de lui décocher des regards sombres, pleins de reproches. Après l’abordage et la mise à sac du navire, il l’avait trouvé enchaîné à fond de cale. Le prêtre avait une gueule ravagée, boursoufflée, couturée de cloques et d’entailles. Un visage de cendres. Effroyable. Après des jours et des jours d’interrogatoire, le « Cendré » avait fini par lâcher quelques mots : « L’île est vivante. Et lorsqu’elle s’éveillera, l’Abîme qui rampe en dessous fera trembler la terre. Le ciel se couvrira d’or et le monde disparaîtra.»
Salut Cuddle première lecture de ton texte annonçant une Suite qui s’appelle « L’abîme qui rampe en dessous » et qui m’a donné envie de lire la suite notamment ce passage ci-dessus ; cet extrait du début de ton texte aussi est bien ficelé côté poésie et tout ce que je trouve de très poétique là dedans m’ont inspiré : j’ai pensé à ces deux moments là à mêler le style de Lovecraft avec les pérégrinations qui auraient pour héros Florent Pagny et qui se serait perdu dans les déserts de la Patagonie… mais non je déconne, pour ceux qui n’ont rien compris !
J'y ai cru. ça aurait pu être une excellente parodie.
Ça pourrait d'ailleurs être un futur appel à texte ça !J'dis ça, j'dis rien.
Haïku je t'envoie des papouilles.
Un appel à texte : carte blanche à HaiKulysse ça révolutionnerait le monde. Trop dangereux.