L’obsession
Je contemplai le frigo.
L’appareil déversait sa lueur bleue sur le carrelage froid.
Les Yogurt étaient là.
Des dizaines. Des centaines à me fixer droit dans les yeux. Ils attendaient patiemment ma venue.
Leur vue m’arracha une grimace. Combien avais-je dépensé dans ces putains de Yogurt ? Je ne savais plus. Mes crédits durement acquis avaient flambé dès mon retour à l’appartement.
Après l’opération et quelques heures de repos, je m’étais réveillé la gueule en vrac dans une salle aseptisée. La poupée de plastique était venue officialiser mon entrée dans l’entreprise UX, armée d’une pile de documents incompréhensibles à signer. Avec un sourire mécanique, l’androïde avait répété formalités et banalités d’une voix monocorde : prestation salariale, activation de l’implant, connexion à Neurolink, utilisation régulière d’Amplyzer. Je commençai le lundi suivant.
J’ai regagné mon appartement le soir même. À peine passé le pas de la porte, je me suis rué sur mon canapé. J’ai allumé mon holo-écran et j’ai commandé des dizaines et des dizaines de paquets de Yogurt. Il me les fallait tout de suite, alors j’ai choisi l’option « livraisonlux+ » à un prix exorbitant. Ma Crypto a cramé direct.
Mon cerveau restait branché à Neurolink. À chaque notification, mes yeux roulaient dans leurs orbites. C’était le black-out total. Les notifications s’affichaient sur un fond noir, s’accompagnaient des ventes effectuées pour l’achat d’un paquet de YogurtSenstive+. Ma pub-NFT cartonnait. Chaque vente me rapportait un peu de Crypto, aussitôt dépensé dans l’achat de ces putains de Yogurt.
Quand le livreur a débarqué au petit matin, j’étais comme un gosse à noël. J’ai déballé les cartons avec une excitation non dissimulée, trop heureux de ranger mes petits « Yoggy » dans mon frigo. Je passais de longues heures à les classer, par date, par parfum. Il m’était impossible d’en consommer un. Ils devaient rester dans leur boîte. Précieux. Intouchables.
Une chaise devant le frigo ouvert, je les contemplais durant des heures, hypnotisé par leur éclat. L’application SmartCool me permettait de gérer méticuleusement le biotope du Yogurt : inventaire automatique, surveillance fraîcheur, notifications personnalisées en cas de décès. J’étais paré à toute éventualité.
Le soir était le plus difficile. Le moment du coucher, une épreuve. Il fallait fermer la porte du frigo, se traîner jusqu’au lit, patienter jusqu’au lendemain. Plus les jours passaient, plus mes nerfs se tendaient. Ce besoin de voir le Yogurt était devenu… viscéral.
Parfois, je les entendais murmurer au loin. Des sons gélatineux, spongieux parvenaient à mes oreilles. Mon sang se glaçait sous ma couette. Allaient-ils s’échapper du frigo ? Me trahir et m’abandonner ? Terrifié, je restais momifié dans mes draps, à l’écoute. Quand les chuintements s’arrêtaient, mon cœur soupirait de soulagement. Je pouvais m’endormir, l’esprit apaisé.
L’accident
Un jour, BK, un pote du lycée, s’est pointé à l’appartement.
Lorsque j’ai ouvert la porte, sa surprise fut totale.
- Mais qu’est-ce qu’y t’est arrivé, vieux ?! On dirait Igor Bogdanoff !
Il regardait mon visage tuméfié, les yeux ronds.
Les black-out provoqués par les notifications arrivaient à n’importe quel moment de la journée. Une fenêtre. Une porte. Un escalier. Les accidents se multipliaient. Encore. Et encore.
Craignant un accident fatal, j’avais sécurisé les lieux, emballant coins de portes et bords de meubles. Mon appartement : une prison de papiers mâchés.
Je m’écartai pour le laisser entrer. BK s’installa dans le canapé et se roula un joint, programmant la bande son de la matinée. La conversation s’engagea avec un brin de nostalgie, évoquant le temps passé ensemble, les soirées délirantes à coup de Banana Kush.
Au bout d’un moment, BK désigna les fringues sur le sol, la crasse et le bordel accumulé depuis des jours. Rouleaux de Scotch. Draps déchirés. Coussins éventrés. Papier bulle en pagaille. Une montagne de merde. Il rajusta ses lunettes fluo et rejeta un panache de fumée dans le salon.
- Comment ça se passe à UX ? T’as ramassé de la Crypto ou bien ?
J’hésitai. J’avais reçu mon pack trois jours avant, n’avais pas osé l’ouvrir. Mon obsession pour le Yogurt avait transformé mon existence tout entière. Régi par le rythme du yaourt, je n’osais m’aventurer ailleurs. Mes pensées se dirigèrent automatiquement vers le frigo. Les Yogurt avaient-ils assez de fraîcheur ? Étaient-ils indemnes ? Je regardai discrètement mon appli à la recherche d’une notification. Rien.
- Disons que ça a rapporté un temps, dis-je, évasif.
- T’as pas continué ?! s’étonna l’autre. Pourtant, ta pub a cartonné, non ? Regarde.
Il se pencha vers moi, portable en main. Des follows. Des partages. Des achats. Le meilleur des mondes. Pourtant, comme un psychopathe, je restais focalisé sur mes putains de Yogurt. Je le regardai avec intensité. N’osant lui avouer ma folie récente, je décidai de lui montrer.
- Viens voir.
Je me dirigeai vers la cuisine, BK sur mes pas. La pièce, d’un blanc clinique, était vide. Le monolithe d’acier se dressait au centre. Majestueux. Colossal. Ses vibrations, ses murmures sonores provoquèrent en moi un frisson de plaisir. Comme à l’accoutumée, je récitai une prière intérieure. Rituel obligatoire à l’entrée de mon sanctuaire. D’une main fébrile, je saisis la poignée du frigo et ouvris la porte avec toutes les précautions du monde.
Un cri de surprise s’échappa de la gorge de BK.
- Mais c’est quoi ce bordel ?!
Les Yogurt le dévisageaient. Resserrés sur leur étagère blanche, ils frémirent à la vue de l’étranger. Un sentiment d’angoisse me saisit à la gorge. Qu’avais-je fait ? Pourquoi étaient-ils terrorisés ?
La sonnerie stridente de l’holo-écran résonna dans le salon. Code rouge.
Agacé, je quittais les lieux pour répondre à l’appel.
Aussitôt, le visage d’un androïde se matérialisa dans le salon. La face holographique aux traits céruléens déclara d’une voix grave :
- Bonjour M. Hooper. Votre NFT YogurtSensitive+ est en tête des ventes dans plus de 751 magasins. La compagnie vous remercie pour votre travail et votre dévouement. Cependant, la Neuropolice constate que votre situation est irrégulière. Depuis la livraison de votre kit n°510 aucune publicité n’a été générée par votre implant Neurolink. UX attend l’actualisation de votre compte avant 20h. Passé ce délai, vous serez soumis à une lourde amende et des pénalités de retard. N’oubliez pas : « Si vous êtes le produit, vous êtes acteur de votre vie ». Bonne journée à vous.
L’œil de Mr. No. était partout. La voix métallique grésilla une dernière fois, puis s’éteignit. Mon cœur tambourinait fort. Je regardai l’holo-écran d’un œil morne : 18h. La tête entre les mains, je m’insurgeai, effrayé à l’idée de recommencer. Neurolink réduisait mon cerveau en compote, distordait ma réalité. J’avais cette désagréable impression de disparaître un peu plus chaque jour.
CLAC.
La porte du frigo. Mon sang se glaça. Paniqué, je me précipitai dans la cuisine et constatai, effaré, que BK bouffait un Yogurt. Il était là, ce con, une cuillère à la main avec un sourire béat. Mon sang ne fit qu’un tour. Tempête sous un crâne. Muscles tendus. Mains tremblantes.
Sans vraiment comprendre, je saisi la première poêle venue. Ce n’était plus ma main. C’était celle d’un autre. Un autre moi. Plus pur. Le protecteur des Yogurt.
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Black-out.
Mes oreilles hurlent. Saignent.
Mes tympans implosent.
Une décharge électrique déferle dans mon cerveau.
La vague est intense, dévastatrice.
Retour à la vie réelle dans :
3.
2.
1.
Vision d’horreur.
Rouge sur un fond blanc.
BK gisait à terre.
La tête fracassée sur le sol.
Ses lunettes jaunes fluo empêtrées dans la crème, striée de rose pâle et de rouge vif.
Je restai figé. Longuement. Le regard fixe.
Mes paupières papillonnaient, frénétiques, un filet de bave à la commissure des lèvres. Effets secondaires des notifications intempestives.
Petit à petit, mes neurones se reconnectèrent à mon cerveau. Je me penchai et ramassai le pot à terre, caressant tendrement le petit avant de le déposer dans le bac à frigo. Était-il mort ? Pouvait-il se régénérer au milieu des siens ? Mes lèvres tremblotèrent. Dans une prière, j’invoquai le Dieu des Yogurt. Cela ne pouvait se terminer ainsi. Une larme roula sur ma joue.
Je jetai un dernier coup d’œil à la forme inerte sur le carrelage. Ce n’était plus BK, seulement une masse blanche. Sans visage. BK devenait-il le Yogurt ? Un sourire éclaira mon visage. Je saisis ses jambes et le traînai vers la buanderie. Un autre monolithe l’attendait. Le congélateur.
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Le Yogurt ne mourait pas. Il se transformait.
Les Résiduels
Le kit trônait sur la table du salon, dans un joli carton à l’effigie de Mr. No. Sa gueule botoxée s’étalait sur le devant, sourire dégueulasse dégoulinant d’hypocrisie. À l’intérieur : une pochette d’Amplyzer, un sachet de bonbons et un message de UX :
« ZappyPop™ : vente en chute libre. À vous de jouer ! »
Le code rouge beuglait toujours dans l’appartement :
« ALERTE ! ALERTE ! Neurolink signale une absence de stimuli productifs ! Infraction détectée dans 1h45 minutes. Manquement de classe III »
Affalé dans le canapé, je ruminai, amer. Je savais pertinemment ce qui m’attendait si je n’ouvrais pas le kit. Le Bureau de l’Engagement Continu allait me blacklister. Mon nom allait être associé aux rebus. Que m’avait dit BK déjà ? Les Résiduels ne sont que des déchets de la société. Les « Fondations» de BoringRepublican. Ils vivent sous terre, dans des complexes troglodytes. Anciens tunnels de métro. Silos de maintenance. Bunker recyclés. Galeries minières abandonnées. Ils sont considérés « inaptes » à l’algorithme productif. Un vivier de cobaye pour UX qui n’hésite pas à envoyer sa Neuropolice pour les rafler. Utilisés pour des tests de produits, des campagnes de stimulus cérébral, des programmes de pilotes risqués…
Je m’emparai du joint de BK et le rallumai avant de le porter à ma bouche. La fumée s’éleva dans les airs. Le voile gris dansait avec une lenteur hypnotique. La voix stridente de l’holo-écran continuait de débiter ses menaces.
« ALERTE ! ALERTE ! L’oubli est un crime. L’absence est une désertion ».
Je ne pouvais me résoudre à descendre si bas dans l’échelle sociale.
Sans perdre une seconde, j’avalai le cacheton.
L’implant vibra.
Claquement sec à l’arrière du crâne.
Mes yeux roulèrent dans leurs orbites.
Le noir.
ZappyPop™
Mon corps s’électrise, se désintègre, se recompose au cœur du vide.
Au centre d’une page immaculée, un sachet de ZappyPop lévite en apesanteur. Je l’ouvre. Des oursons colorés s’envolent dans le ciel pixélisé. Ils tournent. Font une ronde. Leurs sourires ont trop de dents. La gélatine se dandine, se déhanche. Chorégraphie maîtrisée. Mon corps suit le mouvement. Petits pas de danse. À droite. À gauche. En avant. En arrière. Je lèvre les bras en l’air. Enchaînement débridé.
Pop ! Pop ! Pop !
Zap ! Zap ! Zap !
J’ordonne au fond blanc de se colorer. Un arc-en-ciel déverse ses traits fluo au milieu d’une pluie d’étoiles. Des bananes prennent vie au pied d’un arbre. Elles s’épluchent, dévoilent leur chair tendre au rythme d’un son endiablé. L’une d’elles porte des lunettes noires rectangulaires. Elle twerke entre deux oursons roses, langue pendante, yeux dilatés. Elle s’ouvre, lascive. Un sourire fendu jusqu’à la queue. Elle arrache son costard nougatine.
Sa voix susurre :
« Goûtez le plaisir. Goûtez l’électricité. Goûtez la banane diesel. Hot inside, shock outside. »
La peau des oursons devient acidulée, pétillante. La gélatine est saupoudrée d’une couche de sucre électro-active. Les slogans pleuvent.
« ZappyPop, on baisera plus tard ! »
« ZappyPop, pour un cholestérol a forte rentabilité ! Garanti sans risque ! »
« ZappyPop. Doublez la dose en cas d’oubli ! »
Une fontaine de soda éventre le sol. Le soleil-fraise brûle. Ses rayons saignent du sucre brûlé. Les couleurs bavent. Ça pue le plastique fondu. Le pétrole. Mes pieds collent au sol. Je n’arrive plus à bouger. Je suis englué.
La musique hurle dans mes oreilles. Le son ricoche à l’intérieur de ma tête. Mes neurones pètent les uns après les autres.
C’est le signe de la descente.
Les oursons fondent. La gelée forme une masse gluante aux dimensions cosmiques. L’amalgame tape du pied.
La terre tremble. Se déchire. Une explosion de sucre d’orge vole dans l’air. Les bananes fuient. Elles courent, membranes en l’air, s’égosillant comme des truies affolées.
« ZappyPop, ZappyPop, ZappyPop… »
La voix. C’est la mienne.
Mes dents deviennent molles. Mes nerfs grésillent. Ma peau picote. Quelque chose rampe sous l’épiderme. Des aiguilles perforent mon cortex.
J’essaie de hurler, mais ma bouche a disparu.
L’amalgame monstrueux s’avance. Des bouches édentées s’ouvrent dans la gelée.
Elles chantent.
Elles hurlent.
Elles mordent.
Les bouches voraces se referment sur moi. Arrachent ma chair par morceaux. Les plaies s’ouvrent comme des fleurs.
La pluie pétillante tombe, acide, dru.
Ma peau ramollit. Mes muscles se délitent. Mon corps devient flasque, élastique, tremblotant.
Je fonds à mon tour. Mes genoux ploient.
Je bascule. Je me liquéfie.
Le sucre brûle mes entrailles.
Je suis gélatine.
Je suis ZappyPop.
![[illustration]](/data/img/images/2025-06-xx-zappypop-big.jpg)
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Finalement j'ai dû me résoudre à retirer le premier épisode du dossier "Trop bizarre pour vivre, trop rare pour mourir" afin de le mettre dans la rubrique UX que j'ai créée. En espérant qu'il y en aura d'autres aussi excellents. Je me suis bien marré en plus.
ça fait plaisir aussi quand un auteur qui écrit plusieurs petits chapitres décide de les regrouper plutôt que de les envoyer au compte-gouttes en doses homéopathiques.
Obligée d'aller lire la première partie.
Non pas que celle-ci ne tenait pas toute seule, bien au contraire. Parce que je voulais en lire plus :)
C'était en effet plutôt drôle.
Un peu fatal aussi :)
bien. On dirait un peu, Buranaki, le Chink, qui est Jap, plutôt. Bref. Le clin d’œil à Lavilliers est cool. Et cet univers Philip K Dick revisité selon les progrès de votre époque crépusculaire , tambien. Cuddle. Tu mérites aussi que je me matérialise dans ton appartement avec: mon tutu pourpre, mes bottes de cuir jaune, ma couche d’airin, afin que je vide la litière de ton chat.
Cuddle a plusieurs chats en plus mais je crois qu'ils vont faire leurs besoins dans la nature car elle habite à la campagne.
Bon je vais me prendre un petit yaourt.
L'illustration est kiffante ! Je me la télécharge immédiatement !
@MP : le cuir jaune ! le cuir jaune ! le cuir jaune !