Cela faisait des semaines qu’ils tournaient en rond, perdus dans l’immensité de l’océan.
Depuis qu’ils avaient mis la main sur cette foutue carte, le mauvais sort s’acharnait sur eux. La mort du prêtre. Le climat extrême. La faim.
Nerveux et méfiants, les matelots s’observaient du coin de l’œil, ne pipant mots.
Un calme troublant régnait sur l’Espérance.
Les jours passèrent.
Petit à petit, les regards devinrent incisifs. Accusateurs. Les langues se délièrent.
Une insulte. Des bruits étouffés. Quelques chicots sur le parquet. L’odeur du sang séché.
Une violence sourde embrasait les esprits. Personne ne comprenait ce qu’il se passait.
Au fil du temps, l’état des membres de l’équipage se dégrada. Lentement. Inexorablement. La faim, les conditions de vie et le climat extrême provoquèrent chez eux une transformation singulière.
Le soir, ils se déplaçaient péniblement, traînant des pieds, le dos voûté. On entendait parfois le chuintement de leur mouvement reptilien sur le bois. Calfeutrés dans les ombres, ils se partageaient leurs névroses, emportés par une terreur sans nom. « L’eau me regarde. Je l’entends respirer. Elle rampe sous ma peau. ». D’autres confiaient leurs certitudes sur « les choses anormales qui glissaient sous la coque ».
Au petit matin, alors que les marins vaquaient à leurs occupations avec toutes les peines du monde, on ne pouvait que constater leur aberrante transformation. Leurs yeux protubérants déformaient leur visage atrophié, figé dans une expression d’étonnement.
Les corps maigrissaient. Jour après jour. Et bientôt, ils portèrent leur peau flasque comme un vieux manteau usé, détrempé de pluie.
L’océan hurlait sa colère. Les vagues s’entrechoquaient sur la coque du navire dans un panache de brume, embaumant l’atmosphère d’effluves marins.
Les averses suivaient les humeurs des abîmes, martelant avec force les poupées de chiffon qui luttaient contre les éléments.
L’eau glaciale glissait sur les corps frêles. Gélatineuse. Visqueuse. Élastique. Étrangement… anormale.
Certains quittaient leur poste précipitamment, cherchant refuge dans la cale du navire. Ils se tassaient dans les ombres, la peur aux tripes, et pleuraient en silence.
L’angoisse qui grouillait dans le ventre de l’Espérance suintait à travers les pores du navire. La crainte de ne jamais revoir la côte tiraillait les esprits. Les pensées devinrent amères. Les paroles aigries. La rancœur contre le Capitaine s’infiltrait dans les moindres recoins.
Des relents de mutinerie exsudaient des profondeurs.
***
Dans sa cabine, le Capitaine se morfondait sur ses cartes. Il tripotait sa boussole qui ne fonctionnait pas, relisait ses calculs qui étaient faux. Dehors, la mer se déchaînait sans discontinuer. Elle les retenait, cherchait à les emporter dans les abysses.
Le pirate jeta ses notes dans un excès de rage. Il jeta un œil par-delà le hublot, soupirant d’exaspération. Des traînées de pluie s’écrasaient contre la vitre crasseuse. Le vrombissement du vent était assourdissant.
Dépité, il saisit une bouteille de rhum qui traînait par là et fit sauter le bouchon. Il s’envoya aussitôt une lampée et grimaça. Un de ses comparses ne lui avait-il pas vanté les saveurs de ce rhum ? Une gorgée de plus le convainquit du contraire. Il reposa la bouteille, morose.
Cette chasse au trésor… un échec cuisant. Pas d’île en vue. Pas de terres où mouiller le navire. Juste l’étendue glaciale. Ils étaient prisonniers des flots.
Alors qu’il ruminait son impuissance, Brise-Échine apparut dans l’embrasure de la porte. Imposant, mais de petite taille, l’homme traîna ses bottes jusqu’à lui, penaud et visiblement mal à l’aise. Le Capitaine leva le nez de son verre.
- Qu’y a-t-il, mon ami ? Je te trouve bien soucieux.
L’autre s’installa sur une chaise et s’empara de la bouteille d’un coup sec. Il but une longue rasade, s’essuya maladroitement la bouche. Il ne savait pas par où commencer.
- L’équipage est à fleur de peau, Varos.
Le Capitaine acquiesça, le visage triste.
- Quelle est la situation pour aujourd’hui ?
- Deux couillons se retrouvent les fers aux poignets. Une bagarre au sujet d’un quignon de pain ou d’une paillasse, quelque chose dans le genre.
- Des culs-terreux.
- J’te l’fais pas dire ! ricana Brise-Échine.
Il avait quelque chose de faux dans ce rire.
- Que me caches-tu ? demanda Varos, inquiet.
- Je…
Le guerrier jeta un coup d’œil à l’arrière, craignant d’être écouté.
- Je fais des rêves étranges, chuchota-t-il. Des rêves d’océan et de créatures difformes…
Le Capitaine fut troublé. Son cœur s’accéléra dans sa poitrine. Lui aussi rêvait de monstres marins la nuit. De choses aveugles à la peau tirée. Il frissonna sous sa chemise. Un gouffre sans fond. Une déchirure dans le vide. Il cacha ses mains tremblantes, en proie à de grosses suées.
- De quel mal souffres-tu, mon ami ? répondit le Capitaine, troublé.
Brise-Échine hésita, se dandina sur sa chaise.
- J’sais pas…, mais voilà dix jours que je ne dors plus.
Varos ne répondit pas. Du regard, il invita son compagnon à poursuivre. Brise-Échine rentra sa tête dans ses épaules, mal à l’aise.
- Dans les abysses sommeille un monstre qui vient me hanter chaque nuit depuis que le prêtre s’est foutu en l’air. C’est toujours le même rêve. Le navire s’écrase sur une île aux formes impossibles. Dans la tourmente, je me retrouve la tête la première dans l’eau glaciale. Je nage. Ou du moins, j’essaie de nager. Malgré moi, je suis emporté dans les profondeurs. Je descends dans le noir. Dans l’abîme du monde d’en dessous. Je m’écrase sur une montagne vivante. Sa gueule éventre les ténèbres pour m’engloutir. Je suffoque. Je suis dévoré vivant, mais je suffoque. Noyé. Mais ce n’est pas de l’eau dans mes poumons…
Brise-Échine s’arrêta, le cœur battant. Les mots ne voulaient plus franchir ses lèvres. Le Capitaine le fixait avec intensité, ne sachant que dire. Au moment où il ouvrit la bouche, la porte s’ouvrit à la volée. Le Mousse, chemise tâchée et pantalon déchiré, fit irruption dans la cabine, affolé.
- Capitaine ! Gueule-de-rat s’est pendu au mât !
La gorge de Varos se noua. Ses muscles se tendirent. Impossible. Il se releva brusquement, saisit son bicorne qu’il vissa sur sa tête et remonta sur le pont.
***
Dehors, une pluie glaciale lui cingla le visage. Les hommes étaient là. Amassés sur le pont. Le visage tourné vers le ciel. Certains montraient du doigt la silhouette noire suspendue dans les airs. Un frisson parcourut l’échine de Varos.
Le corps oscillait de droite à gauche. Son visage violet exprimait une souffrance indescriptible qui lui retourna l’estomac. Quelle folie l’avait poussé à ce geste insensé ?
- Décrochez-le ! ordonna-t-il avec colère. Et retournez bosser, nom d’un chien !
On s’agita mollement, craignant sûrement de s’attirer le mauvais œil. L’un d’eux, un gaillard massif au crâne rasé s’avança vers lui, menaçant.
- On n’en a rien à foutre ! rugit-il. On tourne en rond depuis des semaines. L’équipage crève la dalle. Le gamin s’est pendu.
Il pointa sur lui un doigt accusateur.
- C’est tout c’que tu trouves à nous dire, Varos ? Tu nous prends pour des cons ?
Le Capitaine serra les poings.
- Tu remets en cause mon commandement, Silas ? dit-il d’une voix dure.
Brise-Échine tenta de s’interposer.
- Laisse-moi le calmer, Varos, dit-il à mi-voix.
- Non laisse-le parler. Qu’il crache la merde qu’il a aux lèvres !
Silas lâcha un rire mauvais. Il croisa ses bras sur son torse nu, dévoilant des muscles saillants.
- Et le prêtre, hein ? Il gueulait qu’on allait tous crever. C’était pas des délires, ça ! Depuis qu’il est mort, les rêves sont devenus des cauchemars. On dort plus. La mer nous parle.
Des murmures approbateurs s’élevèrent dans la foule. Un pirate cracha par terre.
- Si tu veux parler de tes rêves de dément, va donc voir un prêcheur, pas un capitaine.
Varos se tourna vers la foule.
- J’vous ai sortis d’la merde, et voilà comment vous me remerciez ?! Bougez vous l’cul ou j’vous passe par-dessus bord !
Silas fit un pas en avant. Ses mains glissèrent sur son couteau, à sa ceinture. Varos vit le mouvement, mais ne sourcilla pas. Une tension palpable électrisait l’atmosphère. Les deux hommes s’observaient avec une rage contenue. Un éclair fendit le ciel, illuminant la face blafarde de Silas. Un instant. Un moment suspendu. On attendait le mot de trop qui allait déclencher le carnage.
Le coup partit tout seul.
***
Un poing. Massif. S’écrase sur la face de Varos. Le choc est si soudain qu’il s’effondre d’un coup. Sa tête cogne le sol. Effusion sanglante sur le bois. Cris de joie. Cris de protestations aussi.
Brise-Échine se rue sur Silas, hache en l’air. C’est le signal. La foule choisit son camp et se scinde en deux. La marée humaine s’entrechoque dans un chaos brutal. On hurle. Les coups fusent. Le sang gicle.
Les hommes ne sont plus que des choses humides, couverts de vase. Leur peau flotte derrière eux. Les sacs informes se cognent avec une violence rare. Des corps tombent. Des crânes sont fendus. Les râles d’agonie se mêlent au sifflement assourdissant du vent.
Brise-Échine abat sa hache sur la tête de Silas. Un craquement. La masse tombe. Les yeux fous, il se précipite sur un mutin qui tabasse son comparse. Un éclair fend le ciel. Le frondeur sursaute, puis se retourne, surpris. Ses yeux globuleux le dévisagent. L’homme-poisson ouvre les bras, accueille la mort avec félicité. Brise-Échine ne réfléchit pas. Le sang bat à ses tempes. La colère gronde au fond de ses tripes. Il s’élance, électrisé. Un coup dans le thorax. Un revers dans le dos. Le pantin s’effondre.
Dans la précipitation, le guerrier ne voit pas la menace qui glisse dans son dos. L’araignée déploie ses membres. Lentement. Puis frappe. La lame s’enfonce dans son épaule. Le métal froid perce la chair. Lui arrache un cri de bête.
Brise-Échine esquive une attaque perfide. D’un revers, son poing s’écrase contre la face visqueuse. Le Sournois titube, mais ne tombe pas. Il tangue, le visage éclaboussé de sang. Des rigoles écarlates glissent le long de son cou, de son bras. Ses doigts squelettiques enserrent le poignard. La bête furieuse se rue sur Brise-Échine et le plaque violemment au sol. Ce dernier est surpris par la force de son adversaire.
Le Sournois hurle. Son visage se tord. Semble fondre sous le feu de la colère. Sa bouche se déforme. S’allonge de manière irréelle. Le guerrier est saisit d’effroi. La gueule veut le mordre. Le dévorer.
Paniqué, il tâtonne à la recherche de sa hache. Elle est là. À quelques centimètres, près d’un seau. Un claquement. La bouche se rapproche. Affamée. Dans un accès de rage, Brise-Échine repousse la créature. La hache est dans ses mains. Il fracasse le crâne de la chose.
Un giclement. Un bruit flasque.
Après de longues heures, la rébellion est matée. Haletant, le guerrier regarde le navire vomir ses entrailles sur le pont. La pluie continue de cracher son venin sur le bois glissant. La vase se mêle aux traînées rouges. Les sacs humides sont gorgés de sang.
Il faut nettoyer maintenant.
***
![[illustration]](/data/img/images/2025-07-27-corsaire-big.jpg)
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Toujours aussi bien. Dommage qu'il n'y ait que 3 épisodes. On tenait le feuilleton de l'été. La conclusion à venir prochainement.
Il nous reste un petit espoir : la rubrique de Cuddle s'appelle 'Chroniques corsaires' alors espérons que Cuddle élargisse son univers riche et en écrive d'autres.
trailer mutin : https://www.instagram.com/p/DMlKUskt_lo/
J’ai trouvé ça plus vivant que la première partie, moins contemplatif, plus tendu.
Mais malgré le décor, les couteaux et les cauchemars, je reste à distance. Je les vois bien, mais je les entends pas.
Le style est très tenu, très écrit peut-être trop. parfois moins de contrôle, c'est plus d’émotion , plus d’accident.
Le capitaine change d’humeur à chaque virgule, les échanges sur les cauchemars sont presque tendres, et même le suicide est doux.
Je crois que j’aime mieux le vrai mouvement intérieur.
Comme dans du Lovecraft, on ne sait pas trop au final si les monstres sont vrais et provoquent la folie, ou bien si c'est la folie et l'hystérie collective qui engendrent les monstres.
Je trouve que ne pas être sûr, l'entre deux, c'est ça qui est super. Une belle leçon sur la réalité.
C'est un point de vue. Après j'avoue ne pas comprendre le "vrai mouvement intérieur", c'est à dire ?
Elle parle peut être du bol alimentaire et du péristaltisme ?
Par exemple
"Je fais des rêves étranges, chuchota-t-il. Des rêves d’océan et de créatures difformes…
Le Capitaine fut troublé. Son cœur s’accéléra dans sa poitrine. Lui aussi rêvait de monstres marins la nuit. De choses aveugles à la peau tirée. Il frissonna sous sa chemise. Un gouffre sans fond. Une déchirure dans le vide. Il cacha ses mains tremblantes, en proie à de grosses suées.
De quel mal souffres-tu, mon ami ? répondit le Capitaine, troublé."
deviendrai un truc comme ça :
- J’fais des rêves étranges, murmura-t-il. Des rêves d’océan… mais pas l’océan qu’on connaît. Quelque chose de plus vieux. Plus malade.
Le Capitaine se figea. Une brûlure glacée remonta le long de sa colonne. Il ouvrit la bouche, mais rien ne sortit. Ces images, il les avait aussi. Les bêtes aveugles, la peau comme du parchemin mouillé, les fonds qui s’ouvrent sans prévenir.
Il ne voulait pas les reconnaître, ces visions. Il les rangeait dans le tiroir des cuites ou des fièvres. Mais là, dans la bouche de Brise-Échine, elles devenaient réelles.
Il sentit ses doigts trembler. Reposa son verre, trop vite.
- Qu’est-ce que t’as, mon vieux ? Quel genre de mal t’grignote ?"
je supprime les mots qui nomment directement l’émotion (troublé) et plus ce qu’elle fait physiquement.
j'mets du doute chez le Capitaine Ça crée du mouvement.
je ralentis le tout pour l'émotion
c'est une suggestion seulement
moi aussi j'aime l'entre-deux. Je me fais pas chier à critiquer les virgules quand c'est nul ;)
Effectivement, je pense que c'est un de mes points noirs. J'essaie de faire des efforts sur le concept du "montrer plutôt que dire". Work in progress XD
En parlant de points noirs, c'est avec ça que t'as remplacé les virgules ?
Sinon c'est un abîme, mais qui rampe c'est ça ?
Je ne fais que repasser jeter une crotte de nez.
ahouuuuubizou
Laissez les virgules au placard.
C'est un conseil ? Je me demande. Yep. Je me demande comment le monde serait. Disons. Sans virgule.
Je kiffe. Ça me rappelle l'adolescence, quand j'ai découvert l'impact d'une phrase de deux mots. J'écrivais des super télégrammes. FUCK YEAHHHHHHHHHHHHHHHH
Grave. J'ai découvert ça y'a pas longtemps. J'suis longue à la détente. Mais surtout, j'me suis dit : j'écris comme je veux en fait. Et là, les virgules, je leur ai dit merde.
Amen
Un monde sans virgule... Les baskets seraient moins chères....
Ok, elle est facile !
Super aventure,très immersif , la fluidité des mots, petites barques véhicules de l'imaginaire...