LA ZONE -

L'Abîme qui rampe en dessous (3)

Le 05/08/2025
par Cuddle
[illustration]
Après la mutinerie, les survivants s’affairèrent à remettre le navire en état.
Sur le pont, on balaya les saletés accumulées : bouts de cordage, algues, sables, morceaux de dents… Deux mousses, torse crasseux et peau maculée de sel, frottaient à grands coups de brosse, insistant sur les taches incrustées dans le bois. Les yeux dans le vague, un autre s’efforçait de rincer les planches à l’aide d’un seau d’eau saumâtre.
Plus loin, deux marins réparaient les voiles abîmées par la tempête. Essoufflé, le vent avait fini par se taire. Le Veilleur, posté en haut du mât, observait l’étendue glaciale d’un calme absolu. Le ciel était maussade. Une lassitude pesante planait sur l’équipage.

Depuis la révolte, l’ambiance était délétère. On ne se parlait plus. On se regardait de travers. Un climat de suspicion s’était emparé des survivants. Certains craignaient une nouvelle attaque, mais Brise-Échine, le Second, veillait au grain, comme toujours.
Le contremaître, un homme à la gueule trouée, passa à côté de lui, beuglant sur des matelots qui traînassaient.
- J’vous ai déjà dit d’monter la garde devant dans la cabine du Capitaine ! rugit-il de mauvais poil. Magnez-vous l’cul !
Il cracha par terre, pestant contre la jeunesse, puis claudiqua jusqu’à un tabouret, plus loin. Le vieil homme posa sa jambe de bois sur un seau et alluma sa pipe.

Brise-Échine rejoignit le Navigateur, à la barre de l’Espérance. C’était un homme svelte aux épaules pointues. Vêtu d’un long manteau de cuir noir, d’une chemise blanche et d’un pantalon bouffant rentré dans ses bottes, il manœuvrait le bâtiment en sifflotant un air joyeux. Son compagnon à ses côtés, le Navigateur ôta son tricorne piqué de plumes pour le saluer.
- Comment vas-tu, l’ami ?
- J’ai connu des jours meilleurs, grogna Brise-Échine.
- Tu as une mine affreuse, renchérit l’autre, sourire moqueur aux lèvres.
Et c’était vrai. Les yeux cernés, la face blafarde, le Bras droit du Capitaine peinait à trouver le sommeil. Toutes les nuits, il se tournait dans sa couchette. Encore. Et encore. Au matin, il avait mal au cou, au dos, aux jambes.
Il ne voyait pas ce qui poussait sous sa chair. Quelque chose rampait. Ça se déplaçait. Ça grandissait. Et il souffrait en silence.
La douleur s’intensifiait de jour en jour, paralysant ses mouvements, ses pensées. Des fièvres soudaines le clouaient au lit. Il se barricadait dans sa cabine, s’allongeait, et attendait les assauts : spasmes violents, vomissements. Tétanisé, il sentait les battements de son cœur s’accélérer. Puis le noir. Et le réveil, hagard, noyé dans la sueur.
Le Navigateur posa une main chaleureuse sur son épaule.
- Repose-toi. D’après mes calculs, nous atteindrons la côte demain.
- T’es sûr de ton coup ?
- Pas vraiment, mais la mer est calme. Regarde les étoiles, dit-il en pointant un astre lumineux. Le nord, mon frère, le Continent est dans cette direction. Le Veilleur m’a aussi prévenu : au loin, des oiseaux indiquent la proximité d’un rivage.
- Alors nous sommes enfin saufs ! soupira Brise-Échine, soulagé.
L’autre acquiesça, confiant.
Épuisé, Brise-Échine regagna sa couchette, le dos voûté. Mais sous sa peau, Ça grossissait encore.


***

Le Capitaine ne sortait plus. Depuis la mutinerie, il s’était calfeutré dans ses quartiers, verrouillant la porte à double tour.
Certains disaient qu’il pleurait la nuit, invoquant Enki avec le désespoir du condamné.
Un soir, le Mousse avait collé son oreille à la porte. À l’intérieur, le Capitaine tournait en rond. Ses bottes cognaient le sol. Des objets s’écrasaient contre les murs. Une bouteille brisée. Des meubles renversés. Des éclats de voix.
Parfois même, on l’entendait gratter, susurrant des propos incohérents : « l’Abîme est là. Il suinte dans l’obscurité. Protégez-moi, mon dieu… », suppliait-il dans un sanglot. En réponse, des gargarismes. Des sons gutturaux. Indicibles. Inquiétants.
La cabine du Capitaine fut désertée, et dans son dos, les matelots ricanaient. Entre deux lampées de rhum, on l’affubla même d’un surnom moqueur : le « Monstre de l’Espérance ».

Un matin, le Navigateur vint tambouriner à la porte du Capitaine, s’égosillant en injonctions et menaces. Le silence lui répondit. Puis, le bruit de meubles qu’on traîne sur le sol. Des grincements. Un cliquetis. La porte s’ouvrit.
Les yeux du Navigateur s’écarquillèrent de stupeur.
La peau sur les os, le teint grisâtre, Varos s’avança vers lui, en haillons. Ses yeux injectés de sang roulaient de droite à gauche, traquant des choses invisibles. Le Capitaine mit son doigt sur sa bouche et le Navigateur tendit l’oreille. Rien. Pas même un craquement de bois. Un silence creux.
- Il souffle dans le mur, chuchota l’autre. Regarde, Thingol, regarde…
Et Varos se précipita sur ses feuillets. Le bureau, la table, les meubles croulaient sous une montagne de parchemin. Thingol s’approcha, le cœur battant, et saisit l’une des feuilles que lui tendait son compagnon. Des croquis. Des calculs raturés. Des inscriptions en langue inconnue, tordues, s’étalant à même le bureau. Toutes les notes de Varos concernaient la carte au trésor, volée au prêtre fou. Il l’avait dessiné un nombre incalculable de fois, sous divers angles. Le Capitaine agita un des feuillets sous son nez, les yeux caves.
- Je l’ai trouvé, Thingol. L’île sans nom est là, à quelques kilomètres à l’Est. Nous touchons au but ! s’écria-t-il.
Le Navigateur hocha la tête, navré.
- Mais, Capitaine, nous atteindrons la côte bientôt. L’équipage est à bout de nerfs, nous ne pouvons continuer ce périple.
Varos s’agaça aussitôt. Il se rua sur lui et le saisit par le col.
- Tu me défies ?! cracha-t-il en postillonnant sur son visage. Cette putain d’île est là, à porter de main ! Le trésor ! Les pierres précieuses ! Tu voudrais passer à côté, après tout ce qu’on a traversé ?! Si j’te connaissais pas, j’te mettrais mon poing dans la gueule !
Thingol le repoussa violemment.
- Calme-toi, Varos ! Tes conneries ont assez duré ! Tu t’planques ici, alors que c’est la merde là-haut ! Alors me fait pas chier !
Ce fut le mot de trop. Le Capitaine dégaina son sabre et le pointa sur Thingol, menaçant.
- Je vais repeindre la cabine avec tes tripes, sale chien ! vociféra-t-il, le visage cramoisi.
Des bruits de pas précipité retentirent dans le couloir. La porte s’ouvrit à la volée. Le Mousse était là, sautillant sur place, affolé.
- Brise-Échine, Capitaine ! Brise-Échine !
Et il disparut aussitôt dans l’escalier, sans même attendre leur réaction. Le Capitaine eut un éclair de lucidité. Il regarda Thingol. Hésitant. Puis quitta sa tanière pour suivre le Mousse.

Les deux hommes descendirent dans les entrailles du navire. Lorsqu’ils atteignirent la cabine de Brise-Échine, un calme étrange les saisit. Ils n’entendaient plus les voix des matelots, le son de la mer et du vent… Un silence de mort les enveloppa.
L’homme était recroquevillé sur sa couchette, sur le dos. Son visage de marbre dormait pour l’éternité. Thingol porta sa main à sa bouche. Le Capitaine s’agenouilla et tira la couverture, espérant une réaction de son ami. Mais ce fut le silence. Brise-Échine était mort. Son regard glissa sur son corps. Indescriptible.
Des excroissances avaient poussé sous sa peau et formaient des sortes de bubons anguleux. Avec une grimace de répulsion, Varos sortit son couteau et perça la peau. Il voulait voir ce qu’il y avait en dessous. Voir ce qui rampait sous la peau de Brise-Échine.
Les chairs s’entrouvrirent, puis s’écartèrent. Doucement. Le sang perla sur son ventre pâle.
Un cri de stupeur.
D’effarement même.
- Qu’est-ce…
Les mots moururent sur ses lèvres. Il n’en croyait pas ses yeux. Derrière lui, Thingol recula, effrayé, avant d’aller vomir derrière un tonneau.
Varos ne pouvait détacher son regard. Sous l’épiderme, les arêtes noires de cristaux d’obsidienne perçaient comme des tessons. Son corps en était parasité. La peur noua sa gorge jusqu’à l’asphyxie.
- Rentrons, maintenant... bafouilla-t-il, après un temps.
Le Navigateur et le Mousse ne se firent pas prier et quittèrent la cabine. Varos resta là, assis aux côtés de son ami, le cœur lourd. Il arracha une pierre et l’examina d’un œil acéré. Brillante. Pulsante. Vivante.
Il l’avait trouvé.
L’Abîme.
Celui qui rampe en dessous.

***

= commentaires =

Lapinchien

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Pute : 42
à mort
    le 04/08/2025 à 19:50:17
Je suis un peu frustré. D'abord parce que cette 3ème partie est la dernière de "L'Abîme qui rampe en dessous" mais aussi parce que j'aurais bien aimé que l'équipage rencontre le monstre du début. Cela dit, Cuddle a annoncé qu'il y aurait d'autres épisodes aux "chroniques corsaires" alors je n'ai plus qu'à prendre mon mal en patience.
Lindsay S

Pute : 48
    le 04/08/2025 à 21:03:13
Le décor est solide, l’horreur bien plantée sous la peau, ça marche. Mais là, ça file trop vite. Après tout ce temps passé à descendre dans l’abîme, à faire monter la tension, la mort de Brise-Échine arrive en coup de vent, presque expédiée. J’aurais aimé sentir chaque seconde, ressentir ce poids, cette horreur s’installer lentement, nous étouffer. Là, ça manque un peu de souffle, comme si on voulait clore l’histoire trop vite, alors que le frisson méritait de durer.
Lapinchien

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Pute : 42
à mort
    le 04/08/2025 à 23:08:21
Sinon les événements bizarres qui se sont produits sur le bateau, c'est le monstre du tout début qui les a provoqué en brouillant les esprits comme une sorte de Cthulhu ?
Caz

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Pute : 9
    le 06/08/2025 à 04:03:18
Belle montée, mais la fin se saborde avant d’avoir livré tout son poison.

Ou plutôt… tout est là, sauf le temps de respirer : le climax déboule comme s’il fallait plier bagage en vitesse.

Ceci dit, tu écris comme on ouvre une plaie : ça suinte, ça accroche, et on en redemande.
Lapinchien

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Pute : 42
à mort
    le 06/08/2025 à 09:45:07
Bon sang mais la maladie de Brise-Échine avec les cristaux d’obsidienne, elle vient d'où ? J'ai plein de questions sans réponse. Vivement la suite !
Cuddle

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Pute : 31
    le 06/08/2025 à 10:44:50
J'avoue avoir été prise en flagrant délit. J'ai voulu terminer le récit car j'étais dans mon idée de faire une nouvelle en 3 parties avec une fin, et pas plus. J'ai eu peur de jamais finir le bordel. Du coup, j'ai abrégé sévère, je le reconnais. On ne peut pas faire de filouterie sur la zone.

@LC : les cristaux, c'est la malédiction de l'Abîme qui rampe, mais je pense faire un autre texte sur le sujet. La fin du récit pourrait être le début de la suite. >_>
Édition par le commentateur : 2025-08-06 10:45:30
Cuddle

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Pute : 31
    le 06/08/2025 à 10:47:15
Et pis j'avoue, m'être attaché aux persos au fil du récit, donc y'aura sûrement un autre texte pour enrichir la chronique.

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