Novella
THOCESTRIS LA BLEUE
de Sylvestre EVRARD
© 2025
— Ces sales créatures diaboliques nous filent le train ! Elles ne vont pas nous lâcher ces grandes perches ? Qu’est-ce que ça peut bien leur faire que je mette les voiles après tout ? Elles ont recueilli les données qu’elles cherchaient depuis des générations. Il faut absolument que je retrouve le chemin du retour ! Pas question qu’elles mettent la main sur ma fille adorée même si c’est un petit monstre ! Pourvu que la porte trans-dimensionnelle reste suffisamment longtemps ouverte. Merci pour ton sacrifice, commandant ! Je ne t’oublierai jamais. Et adieu mes chers compagnons de voyage…
1. Embarquement
Dix années terrestres plus tôt.
Comme chaque jour, l’astroport d’Ancélade grouillait d’activité. Les vaisseaux cargos vont et viennent sans cesse pour embarquer d’énormes blocs de glace à destination des colonies et de la Terre qui a frôlé la momification par manque d’eau. Grâce à la grande découverte de la fin du XXIIe siècle sur les incroyables propriétés de la matière noire rapportée par une sonde que tout le monde avait oubliée, la fusion quantique fut enfin maîtrisée fournissant ainsi une énergie illimitée d’une puissance dont l’homme n’avait même jamais osé rêver. Toutes les lunes du système furent enfin accessibles dans des délais viables. Ce fut alors une avalanche de trésors minéraux qui atterrirent dans les usines et les centres de recherche. Après une grave dépression politique de la fin du XXIe siècle, l’humanité se releva de ses cendres et la planète se remit en état petit à petit. Cependant, le striatum, cette petite partie de notre cerveau conquérant, n’avait jamais lâché prise. L’homme a continué de se persuader que l’univers lui appartenait pour n’avoir jamais été contredit par la moindre espèce extra-terrestre. En conséquence, les colonies continuèrent de piller les ressources des astres du système solaire. Les astroports se multiplièrent, donnant naissance à de nouvelles stratégies géo-politiques et de classes sociales.
En tant que chef mécanicien en physique quantique, je n’avais jamais eu de souci pour choisir mes contrats dans la marine marchande spatiale. J’étais sur le point de mettre le pied sur le pont du NOSTROMOGO pour un aller-retour vers la lune Triton en orbite autour de Neptune. Les docks fourmillaient de bras et de jambes en pleine activité. Certains étaient en chair et en os tandis que d’autres étaient en titanium extrait de la lune Jupitérienne, Pandore : des robots chargeurs aussi grands que le cyclope d’Ulysse, nous en ont fourni des millions de tonnes.
— Salut. Tu embarques aussi ? Me questionna une voix dans mon dos.
— Ouais. Tu es qui ? Demandai-je en me retournant.
— Marin de première classe LITERT ROLZOU. Enchanté. Me dit-il en me tendant une main musclée aux ongles encrassés.
— Moi de même. Chef mécano quantique CIRITIN POURAMONT.
LITERT était un très beau gars, un peu de type nordique. Grand, blond, costaud aux yeux bleus, je l’imaginai bien posant nu pour des calendriers érotiques gay.
— Connais-tu notre vaisseau, le NOSTROMOGO ? Et son commandant ?
— Franchement, ni l’un ni l’autre. J’ai changé de secteur pour voir d’autres têtes.
En réalité, j’avais fui littéralement l’astroport de la précédente station où j’étais en activité, poursuivi par un harcèlement sexuel permanent d’un officier peu ragoûtant.
— Tu as raison. Me répondit-il. Moi c’est mon premier voyage au long cours. Avant je ne bossais que dans les navettes entre la Lune et Mars. Me répondit-il avec un large sourire.
— Je sens que l’on va bien s’entendre, mon gars.
Ainsi devait naître mon amitié avec le jeune LITERT qui ne me laisserait jamais tomber à l’avenir, doté d’un sang-froid et d’un courage peu communs.
Bientôt tout le monde fut à bord : quinze marins et un commandant du nom de JOKEMAS ESCOURROU, accusant une bonne quarantaine athlétique, de taille moyenne, mais bien charpentée. Quant aux autres gars, j’en connaissais déjà quelques-uns de-ci delà. Pour le changement de têtes, c’était bien raté. Contrairement aux idées reçues, on ne fraternise guère dans la marine marchande. Car l’espace n’est pas sans danger malgré son calme trompeur. Il n’y en avait qu’un seul dont je me méfiais pour l’avoir côtoyé : ce salopard de AXOEK NÉBOT. Le dernier jour d’une précédente mission, juste avant d’atteindre l’astroport, il avait réussi à rafler la moitié des payes de tout l’équipage sur une seule partie de poker. Je chahutais alors discrètement le coude de LITERT pour lui glisser à l’oreille :
— Tu vois le p’tit rouquin derrière, avec ses tatouages ?
— Euh… Oui. Je le vois Et alors ?
— Ne t’en approche pas trop et méfie-toi toujours de lui . Ce loustic en a roulé plus d’un.
La trompe du rassemblement retentit, grésillant comme un vieillard agonisant qui permit au commandant de briser la glace par un trait d’humour et de glisser quelques règles de son cru. Les nuances changent d’officier en officier, mais en gros, il s’agit d’un refrain bien huilé au sein de chaque vaisseau. Son second sortit enfin de l’ombre. Un fils d’amiral, peut-être. On n’arrive pas à ce niveau de commandement avant les trente ans bien sonnés, normalement. Celui-ci en avait à peine vingt et un.
— Je me présente. Je suis le commandant JOKEMAS ESCOURROU et voici mon second, le capitaine ÉVIEL GARONSON. Bienvenus à bord du NOSTROMOGO. Et tout au fond derrière vous, la doctoresse AHANDI VORNERLEAP. Je sais, une femme à bord ! Habituez-vous-y les gars, car il y en aura de plus en plus désormais. C’est une experte du combat rapproché et aussi de survie en milieu hostile ! Enfin… sauf si vous vous considérez vous-même comme un milieu hostile, vous n’avez rien à craindre d’elle ! (rire général). Docteur ? Un mot ?
— Oui mon commandant.
— N’hésitez pas à venir me trouver si vous ressentez le moindre symptôme gênant dans vos fonctions. Mais ne venez pas m’ennuyer pour le moindre bobo. Je ne suis pas votre maman ! Compris ?
— Voilà. Le ton est donné. Merci docteur.
Puis, le second balbutia une litanie que personne ne saisit. Des recommandations très techniques un peu barbantes que je fus le seul à piger sans doute. Les autres s’en moquaient visiblement. Le commandant se campa alors dans la posture officielle et cria :
— Gaaarde à vous ! Nous obtempérèrent comme des automates. Le premier qui manque de respect à mon second, s’en souviendra pour toute sa vie ! Je sais que vous avez remarqué sa jeunesse et que vous vous dîtes que c’est un fils à papa… Vous avez tout faux ! Le capitaine GARONSON est ni plus ni moins un génie qui a passé haut la main tous les examens. Il vient d’un milieu modeste et est surtout docteur en physique quantique et en d’autres sujets. En tout lieu et toutes circonstances, nous pourrons compter sur son cerveau. Alors, n’allez pas me le dérégler en le sous-estimant ! Chérissez-le. Parlons de la mission. Le NOSTROMOGO est un vieux rafiot de classe A-5 qui a été complètement modernisé et sa coque recouverte de Titanium ionisé. Comme vous le savez déjà, nous partons pour la lune Triton, en orbite autour de Neptune. Nous y chargerons quelques millions de tonnes de glace aquatique et de dioxyde de carbone. Nous embarquerons aussi du mycellium cristallin, très convoité par les labos en supra-génétique. C’est une matière très sensible et rare. Je vous serrerai donc un peu plus la vis au retour. Par ailleurs, la piraterie est monnaie courante sur les voies habituelles. Le NOSTROMOGO est armé de six canons à ions et l’armurerie est bien pourvue. Notre bouclier magmatique est de force 7, ce qui devrait nous protéger un bon moment en cas de bombardement. Je compte sur votre vigilance de tout instant. Nous partons pour quatorze longs mois où l’ennui est notre pire ennemi. Je doublerai donc régulièrement les exercices d’alerte pour vous tenir prêts à toute éventualité. Nous voguerons sur des charbons ardents. Tout n’est qu’un gigantesque échiquier où les banquiers s’en donnent à cœur joie. Je ne vous apprends rien. Nous ne sommes pas dans l’armée, pire… c’est la marine marchande, nom d’un schmurz ! ! Hourrah !
Fiers, nous reprîmes en chœur une longue série de « hourrah » avec le commandant. Son message était clair et parfaitement compris de tous.
— Bon. Je vous laisse trente minutes pour vous installer et reconnaître les lieux, puis je veux voir chacun à son poste. Rompez !
Quelque temps plus tard, lorsque tout le monde eut bien déballé et rangé ses affaires dans sa cabine, la trompe du départ sonna enfin comme une délivrance. Je ressentais le besoin presque physique de me plonger dans l’espace. Cette sorte d’agoraphobie a toujours été difficile pour les navigateurs de l’espace que nous sommes. Les étoiles et les planètes représentaient ma propre famille que j’allais toujours rejoindre avec empressement. Cela peut sembler un peu prétentieux, mais au vu de mes échecs amoureux successifs, cela me paraissait parfaitement plus que satisfaisant. Se coller sans cesse à mes congénères toujours plus décevants, toujours plus cupides et dont les conversations insipides me tapaient de plus en plus sur les nerfs, m’horripilait. Cet état d’esprit allait bientôt s’effondrer au contact de créatures dont jamais je n’aurais imaginé l’existence.
2. Le phénomène
Au terme des quatre premiers mois, le Nostromogo filait à vive allure et ses moteurs à particules ronronnaient comme des chats belloriens. La routine s’installait gentiment bien que le commandant ne nous laissât jamais nous reposer sur nos lauriers, multipliant, comme promis, divers exercices et manœuvres. Ceci dit, ce n’était vraiment pas du luxe pour maîtriser à la perfection tous les rouages de cet énorme cargo. Ceci avait aussi l’avantage de resserrer les liens entre les marins en les obligeant à coopérer et à communiquer. Seul AXOEK avait tendance à jouer les électrons libres. Je doutais, qu’à terme, il puisse faire une longue carrière dans la marine marchande. Les échauffourées n’étaient pas rares entre marins, souvent pour des motifs futiles. Une autre forme de contact, en quelque sorte. Pour ma part, je passais une bonne partie de mon temps libre en compagnie de LITERT à qui j’enseignais les rudiments du jeu d’échecs. Sa mémoire est impressionnante ! Nous devenions un tandem fort efficace. Quant aux autres, ils s’occupaient comme ils pouvaient dans ces longs laps de temps où l’espace a tendance à vous engourdir les méninges. La doctoresse VORNERLEAP n’hésitait pas à se montrer et à surveiller nos constantes vitales avec une bienveillance que chacun appréciait. L’avertissement du commandant avait été clair et d’aucuns n’auraient osé poser un doigt sur elle. Évidemment, sur moi elle n’avait aucun effet lubrique puisque je préfère les mecs, secret bien gardé par votre serviteur. Les gars entamèrent une partie de « texas hold ‘em ». Elle touchait à sa fin lorsque les alarmes retentirent dans tout le cargo : chacun fonça à son poste comme un seul homme. Par les hublots, nous pouvions apercevoir une tempête de gaz brûlant mêlé de particules cosmiques se dressant bien en face de notre vaisseau. Très vite, elle se mit à grossir entravant notre trajectoire.
Globalement, le phénomène était de forme circulaire composée d’une série d’anneaux concentriques aux épaisseurs inégales, chacun véhiculant et crachant ses propres particularités. Très loin au centre, un petit cercle blanc très lumineux semblait nous fixer tout en pointant sur nous un effet hypnotique des plus intenses. Autour de celui-ci, une large frange plus noire que le noir du fond de l’univers avait presque l’air d’être solide tandis que depuis sa périphérie une série de halos aux contours irréguliers lui constituait une sorte d’iris humain en forme de puits sans fond d’où s’échappaient en folles spirales, multitudes de gerbes incandescentes, pour se terminer en flammèches infernales dans de vastes nasses nuageuses informes. Ces dernières tournaient autour d’innombrables jets d’arcs électriques et de minuscules soleils explosant les uns après les autres. Il aurait été facile de se laisser hypnotiser par une telle merveille si notre culture scientifique n’avait pas atteint le niveau que nous connaissions. Quoi qu’il en soit, nous n’allions pas satisfaire notre curiosité en mettant en jeu nos pauvres petites existences insignifiantes. Tout l’équipage s’affairait donc à son poste alors que le commandant et son second étaient déjà en train d’éplucher les divers protocoles possibles. Il en ressortit qu’il nous fallait absolument la contourner pour éviter de graves soucis, mais cela signifiait aussi de pratiquer un détour d’au moins quatre mois dans le meilleur des cas.
— Quelle est notre vitesse, capitaine ?
— 32 luminiques, mon commandant. Mais celle-ci semble augmenter ostensiblement.
— Pensez-vous qu’il s’agisse d’un trou noir d’un nouveau genre ?
— C’est parfaitement possible, mon commandant. Peut-être s’agit-il d’une planète en formation ou d’un soleil ? Il pourrait s’agir aussi d’une perforation de l’espace-temps ou d’un trou de ver… Sans astrophysicien pointu à bord, il m’est impossible de vous renseigner avec plus de précision.
— Quoi qu’il en soit, le vaisseau est comme aspiré et je propose de prendre immédiatement la tangente. La barre à 90° toute !
— Barre à 90° ! Répéta le second à l’adresse du navigateur.
Péniblement, le vaisseau-cargo commença à incliner sa trajectoire pour filer droit et à bonne distance du dernier cercle. Ceci dit, la courbure algorithmique de la tangente resta anormalement faible.
— Que se passe-t-il ? ! Hurla le commandant. Navigateur, pourquoi ne nous éloignons-nous pas plus que cela de la tempête ?
— C’est que la force gravitationnelle des anneaux est terrible !
— Corrigez-moi ça ! Hurla le second dont l’impétuosité nous fit sursauter.
Notre engin fut terriblement secoué, pris de tremblements dans chacun de ses boulons. Une chaleur suffocante commença à se faire ressentir. Ce fut alors que le cargo entama un mouvement vrillé et à tourner lentement sur lui-même. Tout l’équipage s’en trouva chahuté ; des corps furent projetés de-ci delà sans réussir à se stabiliser. Alors le commandant ordonna la désactivation de la gravité artificielle à l’intérieur du pont principal pour permettre aux hommes de flotter au lieu de se cogner un peu partout. La plupart réussirent à s’agripper à quelque poignée ou à n’importe quelle aspérité solidement fixée. Tout à coup, l’appareil se mit à tourner sur lui-même comme une toupie à une vitesse ahurissante, plaquant tout l’équipage contre la paroi sous l’effet de la force centrifuge. Les hommes s’évanouissaient les uns après les autres sans savoir que le vaisseau poursuivait sa course directement vers l’œil du cyclone. En quelques secondes, sa microscopique silhouette traça un sillon ombré à travers ces cercles et disparut totalement au centre de l’iris chauffé à blanc.
3. Le crash
Combien de temps étions-nous restés dans les vapes ? Des secondes ? Des minutes ou des heures ? Impossible à dire. Quoi qu’il en soit, le vaisseau avait bel et bien traversé ce que nous nommerons « un trou de ver », la majorité des commandes ne répondant plus. Étions-nous-mêmes encore dans la même galaxie ? L’équipage refaisait surface peu à peu tandis que la doctoresse nous examinait avec attention. Nous n’avions pas à déplorer de victimes ni de blessés graves. Quant au moteur quantique, il restait définitivement inerte. Seuls quelques rétro-fusées manuelles pouvaient être encore actionnées. Deux heures plus tard, pansés, écharpés, cautérisés, bandés, chacun rejoignit son poste pour établir un état des lieux le plus précis possible. Tous les appareils principaux étaient morts. Une IEM ? Certainement. A priori, la dérive du cargo semblait suivre une trajectoire impulsée par le trou de ver, en direction d’une énorme exoplanète inconnue. Comme il était fort probable que l’atterrissage serait violent, nous nous préparâmes du mieux que nous pûmes en utilisant de manière intelligente tous les matériaux souples pour se protéger. Notre vitesse augmenta expansionnellement alors que nous abordions la stratosphère du mystérieux astre. Puis, tout alla très très vite. Le Nostromogo filait comme une flèche vers la surface. La chaleur produite par la friction de l’air devint très intense et il nous sembla même cuire comme des homards. Les rétro-fusées permirent au navigateur de maintenir une position relativement horizontale, malgré les secousses épouvantables, avant que le vaisseau ne s’écrase avec fracas dans une vallée désertique. L’engin se brisa en plusieurs morceaux sur plusieurs centaines de mètres dans un vacarme de feu et d’étincelles… et ce fut le black out.
4. Un autre monde
L’appareil s’était scindé en deux fragments principaux, les soutes s’étant détachées sous l’écrasement, en plus de centaines d’éclats épars. LITERT, le plus costaud, en véritable Samson, se chargea de dégager une sortie avant que l’incendie ne se mette à tout ronger tandis que AHANDI VORNERLEAP et moi, nous occupions de dégager les plus inertes de nos camarades. Il était bien difficile de tenir debout dans ce fatras incliné. Nous comptâmes d’emblée trois victimes. Seul AXOEK NÉBOT semblait manquer à l’appel lorsqu’enfin nous nous retrouvâmes dehors affalés sur un sable granuleux. Nous commençâmes par récupérer ce qui pouvait l’être. Pour autant, nous ne sauvâmes pas grand-chose. « Où sommes-nous donc tombés ? Qu’allons-nous devenir ? » étaient les questions communes. Nous creusâmes quatre sépultures pour nos amis trépassés, agrémentées d’une croix métallique. Le commandant prononça un court et intense éloge, la voix émue et basse. À perte de vue s’étalait cette vallée où nous nous trouvions coincés sans doute pour longtemps. C’est alors que réapparut AXOEK NÉBOT.
— Où étiez-vous donc passé ! ? Le fustigea le commandant.
AXOEK expliqua alors qu’il s’était retrouvé seul à l’autre bout du vaisseau démantibulé et s’était enfui à toutes jambes, nous croyant tous perdus. Il nous fit un descriptif des proches alentours :
— Errant seul sur quelques kilomètres, j’ai découvert plusieurs épaves de vaisseaux spatiaux autant abîmés que le nôtre. De toute évidence, ils sont de provenance alien et je suppute que nous ne sommes pas les seuls à avoir été avalés par ce piège cosmique. Les épaves paraissent très anciennes, aussi polymorphes qu’incompréhensibles. La plupart sont à moitié enfoncées dans le sol et recouvertes d’une sorte de lichen rouge vif qui semble s’en nourrir. Au moins, ce bref exposé nous servit à quelque chose et excusa un tant soit peu la lâcheté évidente de l’individu. Le commandant lui lança un regard sévère et lui ordonna de se mettre au travail avec le reste de l’équipage.
Après avoir donné les derniers soins aux blessés et entassé caisses et fourniments variés, nous procédâmes au protocole d’analyse de l’environnement. L’atmosphère y était parfaitement viable. Ne restait qu’une seule navette d’évacuation cabossée, mais ne pouvant emporter que trois personnes. Le commandant ordonna donc de nous équiper le mieux possible, la priorité étant de trouver abri et ressources. Au firmament, planaient trois énormes lunes tandis qu’un soleil rouge annonçait déjà la nuit.
— Nous partirons à l’aube. Reposez-vous. Enjoignit l’officier.
Cet astre semblait dénué de toute forme de vie pour le moment et ce fait apparent ne faisait qu’attiser notre curiosité inquiète. À l’aube, les trois lunes multicolores de la planète avaient changé de place tandis que l’iris rétracté du trou de ver restait stationnaire au fond de l’espace. Chacun endossa son barda en plus de quelques armes restées intactes et nous partirent en file indienne. La vallée était bordée de montagnes qu’il nous faudrait d’abord franchir pour espérer trouver un environnement moins aride. Nos rations étant limitées, nous n’avions pas de temps à perdre et nous nous dirigeâmes vers l’Ouest, au hasard.
Les premières heures de marche furent assez pénibles. Nous évoluions dans un paysage sec et rocailleux entre des nappes de sable tapissées de monticules surmontés de colonnes rocheuses ocre rouge. Parfois, des geysers éructaient par intermittence quelques flammes et des fumées noires. Il faisait très chaud et les gars se délestèrent petit à petit des objets non essentiels. Il nous fallut encore deux jours pour atteindre le pied des montagnes. La gravité était inférieure à celle de la terre, mais l’ascension s’annonçait comaque ; nous nous engageâmes dans l’escalade, cordés les uns aux autres. À mi-hauteur, nous croisâmes l’étrange dépouille organique totalement calcifiée d’une sorte de limace annelée de sept mètres de long ; seuls d’énormes yeux étaient encore en place dont la matière inerte d’un bleu foncé s’était minéralisée comme des saphyrs. La carcasse, à moitié enfouie dans le sol, laissait deviner deux gigantesques défenses de mammouth émergeant de la surface.
— Créature autochtone ? Demanda le commandant à l’officier scientifique.
— Fort probablement. Je n’imagine pas un tel monstre aux commandes d’un astronef. De son vivant, ce devait être un terrible prédateur !
Pas de temps à perdre ; la priorité restait à atteindre l’autre versant, mais cette rencontre inopinée nous incita à encore plus de vigilance. Jusque-là, la pente avait été facilement praticable en dehors de quelques crevasses. La végétation se résumait à des sortes de cactus à tête fleurie sur une couronne étoilée d’épines et de grandes gerbes herbeuses à bout rond retombant au sol, exhalant un parfum nauséabond. D’un coup, ce relief se releva à une quasi verticale, heureusement composé de paliers parallélépipédiques d’origine cristalline. Nous les franchissions un à un en se tirant les uns les autres par la longe. Épuisés, nous bivouaquâmes à même la paroi. Un coucher de soleil magnifique, ceint par ces lunes féeriques, nous embua les yeux par sa splendeur où planaient des volatiles majestueux très loin à l’horizon.
Nous atteignîmes le sommet en fin de matinée du lendemain pour découvrir un paysage verdoyant. La végétation s’y était épaissie en variétés de formes, de tailles et de couleurs. De temps en temps, un lézard à deux têtes nous reluquait comme des bêtes curieuses. Et c’est exactement ce dont nous devions avoir l’air. De loin, nous aperçûmes un troupeau de quadrupèdes herbivores broutant paisiblement. Leur morphologie avoisinait celle des okapis avec une robe de girafe et une queue plate. La descente fut aisée, car elle glissait en pente douce, garnie d’arbustes fleuris avec des baies rouges grosses comme des mandarines. Un test préliminaire nous permit de nous en régaler sans craindre l’empoisenement. Tout à notre régal, nous fûmes surpris par l’irruption lourdaude d’un genre de cochon grotesque à la mine effroyablement comique, d’à peine 50 cm de hauteur. Tenant debout sur une couronne de pattes ressemblant à des nageoires boudinées, la tête ornée de quatre petites oreilles et une petite bouche d’où dépassait un pédoncule comme s’il nous tirait la langue. Nous éclatâmes de rire en chœur. Belle rencontre clownesque qui nous réconforta dans notre situation de naufragés de l’espace. De plus, des myriades d’insectes aux morphologies les plus chamarrées, nous ignoraient au plus haut point. Nous marchions au milieu d’un Éden panaché, comme sorti des éprouvettes d’un docteur Moreau. Ce qui, finalement, devait s’avérer ne pas être très loin de la vérité…
Encore deux jours de marche plus tard, nous décidâmes de grimper avec prudence au sommet d’un mont d’où suintait une eau fraîche qui nous désaltéra au plus haut point. Son relief était couvert de verdure et d’arbres fruitiers, de fleurs gigantesques de toutes les couleurs où virevoltaient des papillons dorés incroyables et de petits oiseaux chanteurs. Le moral était au plus haut devant tant de merveilles. Par contre, c’est au huitième jour de notre périple que nous fîmes une découverte macabre. À quelques centaines de mètres de notre position, gisait un village primitif abandonné au détour d’un bosquet. Nous descendîmes le versant pour nous retrouver face à un grand hameau composé de huttes, de yourtes et d’autres habitations hétéroclites. Complètement désert, nous songèrent d’abord que nous en avions effrayé les occupants. Après une heure de patience diplomatique, le commandant nous fit nous disperser pour inspecter prudemment les logis composés de matériaux variés. C’est alors que l’horreur nous sauta à la gorge : toutes sortes de dépouilles polymorphes gisaient dans des postures indéfinissables liées à leurs morphologies atypiques. On pouvait facilement deviner qu’il s’agissait de groupes extraterrestres, totalement rigidifiés, couverts d’une croûte blanchâtre poreuse qui semblait les avoir étouffées vivants sans pouvoir s’en dépêtrer : mort atroce au dernier degré. Nous prîmes le temps de les répertorier selon leurs caractéristiques auxquelles il était souvent difficile de fournir une quelconque dénomination précise. Ce travail de recensement nous fournit le chiffre de 1264 victimes. Maladie, pandémie, inadaptation au milieu ou autre cause inexplicable ? Notre empathie naturelle nous affligea au plus haut point. Que faire ? Nous décidâmes unanimement de mettre le feu au village, à la fois par précaution d’une possible contamination tout en faisant office de rituel funéraire. Nous nous éloignâmes de l’incendie que nous contemplèrent tristement jusqu’à sa consumation totale. La nuit tombait et nous la passâmes à couvert sous des palmiers nains à bonne distance.
5. Rencontre
Le lendemain, tous prêts à reprendre la route vers l’ouest, apparut tout à coup vers l’horizon un long sillon reptilien poussiéreux évoluant à grande vitesse. Pressentant un danger, nous nous mîmes à couvert, arme au poing. Puis, le nuage oblong bifurqua vers notre position. Je supposai que la fumée aura attiré l’attention de quelque meute en quête de nourriture. À notre immense étonnement, nous vîmes débouler un genre de train composé de plates-formes sans roues ni rails : des plateaux munis de garde-corps où trônait en tête une silhouette humanoïde très particulière. Le convoi stoppa aux abords du village calciné. En descendit d’abord une « femme » mesurant près de trois mètres de hauteur, suivie d’une cohorte de douze autres spécimens un peu plus petits et de la même espèce. Leur corps était couvert d’une peau bleu clair littéralement collée à leur musculature élégante et saillante. On pouvait distinguer sous celle-ci le moindre muscle, le moindre tendon, qui leur donnait l’air d’écorchés. De toute évidence ces êtres étaient du genre féminin. Très élancées, ces grandes filles arboraient des membres longs sur un buste étroit dont l’anatomie ne ressemblait en rien à celle d’une humaine terrestre. Pas de poitrine ni de téton, mais plutôt des pectoraux sinusoïdaux se prolongeant jusqu’aux épaules. Elles avaient quelque chose d’androgyne bien que les signes de féminité fussent plutôt dominants dans l’ensemble. Pratiquement nues en dehors d’un long pagne pour toute parure, un pan de tissu échancré qui leur descendait jusqu’aux genoux. Leurs cuisses montraient des muscles comme enroulés sur l’ossature avec de gracieux pieds démunis de talons mais équipés de huit orteils disposés en éventail leur donnant une démarche de ballerine. Leur tête, quelque peu disproportionnée par leur diamètre, se balançait en ondulant sur un cou élancé, tout aussi musclé, sous une considérable chevelure d’un blanc lumineux. Le nez, très court, aplati et étroit, se prolongeait autour d’arcades sourcilières elliptiques entourant une paire d’yeux en amande d’au moins quinze centimètres de large. Ceux-ci ne montraient pas la moindre pupille mais une surface vitreuse d’un bleu marine brillant où se reflétait le ciel. Logiquement, leurs pommettes débordaient sur des mâchoires creusées et angulaires encadrant une minuscule bouche achrome sur un petit menton discret presque enfantin. Leur front occupait presque la moitié de la surface globale de leur faciès strié verticalement par de multiples renflements jusqu’à l’arrière du crâne. C’est alors que je remarquai sur la dernière plate-forme une petite troupe de gnomes verdâtres d’à peine un mètre de hauteur dont l’énorme tête veineuse occupait un bon tiers de la stature ; d’énormes yeux noirs leur sortaient du visage avec des cernes plissés tombant jusqu’à la mâchoire. Leur bouche leur donnait l’air de gros bébés boudeurs. Leur petit corps, aux doigts et orteils griffus, semblait néanmoins body-buildé à l’extrême. « Leur force doit être spectaculaire » me dis-je à cet instant. Ils étaient nus et sans sexe apparent. Ils avaient quelque chose de végétal de tout à fait inhabituel. Après avoir fait un tour rapide d’inspection de la place brûlée, les grandes bleues se regroupèrent en arc de cercle, la plus grande de toutes en tête, sans doute la cheffe. Elles se mirent à examiner le terrain des alentours en usant de leurs longs bras extensibles. Puis elles se regroupèrent à nouveau, tendant leurs grandes oreilles pointues tout en faisant de grands panoramiques de la tête. Elles avancèrent lentement en se déployant. Clairement, elles n’allaient pas tarder à nous tomber dessus. À quelques pas de ma cachette, toujours l’arme en main, l’une d’elles stoppa net, semblant me regarder dans les yeux alors que j’étais parfaitement indétectable. « Allait-elle passer à l’offensive ? Me bondir dessus comme un léopard ou me lancer des éclairs avec ses phares optiques ? » Rien de tout cela. Purs fantasmes de terriens habitués à l’iconographie de science-fiction. C’est alors qu’elle s’exprima.
— Vous pouvez sortir de vos cachettes ! Nous ne vous voulons aucun mal. C’est la fumée qui a attiré notre attention. Ce village était condamné depuis longtemps par la peste blanche calcificatrice. Nous aurions dû nous occuper de cela depuis des années et nous vous remercions de nous avoir rendu ce service. Je m’appelle INDRA et suit la première fille-sœur de notre vénérée THOCESTRIS. Nous ne sommes pas armées.
Le courageux commandant ESCOURROU se montra tout en nous faisant signe de bien rester en arrière. Il s’approcha de la géante pour la saluer militairement et déclina son identité. En retour, toute la troupe des grandes bleues le saluèrent des deux mains posées sur le front tout en s’inclinant à la hauteur du visage du nouveau venu.
— Êtes-vous le responsable de ce groupe ?
— Oui. Je le suis.
— Suivez-moi que je vous présente à notre grande ARIUK, prêtresse et mère-sœur de notre communauté dont le nom est THOCESTRIS.
Restée en retrait, elle salua également notre chef et renouvela ses vœux de bienvenue sous l’œil vigilant des gnomes.
— Qui êtes-vous Mesdames ? Entama le commandant.
— Comme vous, nous sommes des naufragées. Nous venons de la planète ANDAR de la 7e portion de la galaxie OCEOD. Notre caste, les Tarkadiennes, représente la 3e espèce des 5 maillons fertiles de notre planète. Nous avons aussi échoué ici par l’aspiration de ce grand anneau interdimensionnel. Et vous-même ?
— Nous sommes des Terriens de la galaxie de la Voie lactée située dans le bras d’ORION. Chez nous, il n’existe pas de caste mais seulement des hommes et des femmes.
— Dois-je comprendre des mâles et des femelles ?
— Oui. C’est cela. Bien que nous n’utilisions ces termes que pour les animaux.
— C’est très intéressant. Commenta la grande ARIUK tout en relevant les musculeux sillons de son front.
— Et donc vous êtes tout à fait complémentaires ?
— Exactement.
Sur ce, le commandant invita à haute voix la doctoresse à les rejoindre. Elle s’avança timidement, un peu effrayée par la stature de la Tarkadienne.
— Voici une femme. Elle s’appelle AHANDI VORNERLEAP et représente notre officier médical.
Alors, THOCESTRIS s’en approcha d’un peu plus près et l’observa attentivement de la tête aux pieds à la manière d’une vétérinaire fascinée par une bête exotique. Puis elle recula avec une nouvelle expression difficile à décrypter.
— Très bien. Parfait… Je vous invite tous chez nous au pied de notre vaisseau où nous avons aménagé nos installations. Elles sont très confortables et nous sommes heureuses de vous y accueillir.
— Votre vaisseau est-il en état de marche ? S’enquit le commandant. Il n’est pas brisé comme les autres épaves ?
— Très partiellement. Il paraît intact vu de l’extérieur mais notre système de propulsion a été très endommagé par l’onde Oméga.
— Onde oméga ? Nous appelons cela IEM, soit impulsion électro-magnétique. Ça a d’abord détruit nos ordinateurs de bord avant que notre vaisseau ne s’écrase. Il doit être beaucoup moins solide que le vôtre. Bref, nous sommes cloués ici comme vous et j’espère que nous allons bien nous entendre. Conclut ESCOURROU avec un large sourire diplomatique.
— Oui. Évidemment. Nous l’espérons tous. Prenez donc place à bord de notre Malicraft modulaire.
Le reste de l’équipage s’approcha donc. THOCESTRIS fit descendre les gnomes de leur plateau, visiblement pas contents ; ils grognèrent tout en s’exécutant et comprirent qu’ils devaient rentrer à pied. Sitôt installé, l’équipage se cramponna au garde-corps. Le « train » démarra et prit en un clin d’œil une vitesse d’au moins 300 km/h. À leur grand étonnement, les humains ne ressentirent ni secousse ni aucun désagrément d’aucune sorte.
Bientôt le vaisseau Tarkadien fut en vue. C’était une immense sphère blanche planant à quelques mètres du sol, coupée en deux par une ligne souriante. Il s’avéra de plus près que c’était là une galerie vitrée faisant tout le tour de la structure. La boule se composait de multiples plaques, assortie de hublots, d’antennes, de bouches d’aération et d’autres composants non identifiables. À sa base, des ailerons triangulaires disposés en cercle laissaient entrevoir une grande ouverture circulaire, seul point d’accès vers l’intérieur. Au sol, une myriade de cubes verts et noirs d’environ un mètre de côté semblait monter la garde. Seule une parabole minuscule accrochée à leur face supérieure dénotait qu’il s’agissait de machines. Avant de stopper, le Malicraft emprunta une longue allée bordée de champs aux cultures variées où nous pouvions admirer diverses espèces végétales sur lesquelles nous n’aurions su mettre la moindre étiquette, bien appétissantes de par leurs formes et leurs couleurs. Nous fîmes ainsi le tour du propriétaire avec l’intention limpide de nous exposer leurs installations au sol, bordées par des groupes de locaux techniques et de hangars. Puis nous revînmes à proximité du vaisseau en suspension et nous nous arrêtâmes pour de bon. Tout le monde sauta des plates-formes, le commandant en tête. Il alla directement vers THOCESTRIS pour la complimenter sur la qualité du travail effectué. Elle salua en guise de remerciement et demanda :
— Avant de vous montrer vos quartiers et de célébrer notre rencontre autour d’un festin, puis-je vous prier de vous soumettre à un examen médical ? Nos espèces sont très différentes et il serait dommageable que nous nous contaminions les uns les autres par un virus ou un organisme étranger ; êtes-vous d’accord ?
Le commandant consulta d’abord à voix basse AHANDI.
— Qu’en pensez-vous ?
— À sa place, j’en ferais autant. En espérant que cet examen ne soit pas mené par une technologie néfaste à nos organismes.
6. Contrôle médical
Le commandant accepta à la condition que nous puissions rester tous ensemble. La grande bleue accepta sans hésiter et nous conduisit sous le vaisseau. En descendit une sorte d’ascenseur tubulaire où nous prîmes tous place. Alors, nous fûmes comme aspirés confortablement et parvînmes au centre de la sphère où se déployait cette galerie transparente d’où on pouvait observer tout le paysage alentour. Les champs arboraient des coloris variés, des vallons, des collines foisonnant d’arbres et de végétations et encore au-delà, ce qui nous a semblé être des marais et des forêts. De la galerie, l’une des fille-sœurs de THOCESTRIS nous conduisit dans une grande salle aux allures d’une infirmerie futuriste. AHANDI ne cachait pas sa curiosité, s’approchant de chaque dispositif pour mieux les observer, tous aussi fascinants les uns que les autres.
— Ne soyez pas inquiets. C’est tout à fait indolore et vous en ressortirez formidablement serein. Commenta la sœur en charge, vêtue d’une blouse épousant ses formes et d’une visière semblant flotter devant son visage sans la moindre accroche visible.
Le commandant ne pouvait masquer une expression d’inquiétude bien naturelle. Pour ma part, je détestai l’idée de livrer mon corps à une science alien et me glissai doucement à l’arrière du groupe pour échapper au premier tour. La visière de notre « infirmière » s’alluma où on pouvait distinguer un affichage de données en caractères tarkadiens.
— Par contre, compléta l’opératrice, il vous faut être entièrement nus pour pénétrer le nano-scanner. D’autre part, vos vêtements sont en piteux état et seront détruits au cas où ils transporteraient des germes. Nous vous en fournirons de tout neufs bien mieux appropriés à cet environnement.
— Bon. Et bien tout le monde à poil ! Nous ne sommes plus à cela près. Ordonna le commandant avec un sourire sarcastique mêlé de pudeur.
Nous déposâmes donc nos frusques dans un bac. Il faisait chaud et n’avons ressenti aucun frisson tandis qu’un long et large tube transparent descendit lentement du plafond, fermé par une capsule métallique hémisphérique. Pour montrer l’exemple, le commandant passa en premier. Le tube se fendit magiquement en deux pour laisser entrer le patient, puis se referma sans un bruit. L’opératrice alien s’approcha d’un pupitre pour actionner l’engin qui se mit à diffuser une lumière jaune scintillante. Alors, des tentacules très fins, sinusoïdaux, munis de capsules adhésives, descendirent en souplesse depuis la coupole pour aller se poser sur les diverses parties vitales du corps du « patient ». Il tâcha de rester impassible sans dévoiler une once d’angoisse malgré la surprise des observateurs. L’examen dura quelques minutes, la lumière balayant sa personne par un faisceau quadrillé ; l’opération fut assortie de cliquetis, de voyants clignotants pour finir dans un jet de gaz qui s’évacua par une trappe.
— Voilà. C’est fini commandant. Reprit la grande bleue. Rien à signaler de bien grave.
Le tube se rouvrit et l’officier en sortit en trombe avec un air soulagé. Il se passa les mains un peu partout et se regarda dans un grand miroir placé sur le mur d’en face et s’exclama :
— C’est incroyable ! Je ne me suis jamais senti aussi bien. Même mes griffures et hématomes ont disparu.
— C’est tout à fait normal, commenta l’opératrice. L’appareil guérit au passage de toutes les moindres pathologies et blessures. Saviez-vous que vous aviez un tout début de cancer du foie, d’un œdème gastrique et une prostate anormalement gonflée ?
— Ah bon ? Ça alors ! C’est vraiment un engin miraculeux. Si seulement nous avions cela sur Terre… Comment est-ce que cela fonctionne ?
— En gros il s’agit de nano-bio-technologie, comme vous dîtes.
AHANDI se précipita sur le commandant pour l’examiner de quelques palpations dont tout l’équipage espérait bien aussi être gratifié. Il faut dire que le joli corps nu de la doctoresse faisait oublier tout le stress de la situation. Pour ma part, en tant qu’homosexuel, je trouvai cela juste maternel. Tous les autres passèrent ensuite, pressés de retrouver leur forme de jeune homme. Pour autant, je profitai de l’excitation ambiante pour me glisser subrepticement dans une salle adjacente où je découvris des dizaines de tubes remplis d’un jus verdâtre où baignaient des embryons polymorphes un peu effrayants. Je n’eus pas le temps d’en observer le détail, car une des sœurs me surprit et me pria de sortir pour « ma propre sécurité ». Visiblement, ces créatures se livraient à des expériences génétiques qui me perturbèrent au plus haut point. « Voulaient-elles véritablement notre bien-être ? Dès que possible il me faudra en faire un rapport au commandant en toute discrétion », me dis-je. Évidemment, mon tour de me faire intuber vint et j’entrai un peu à reculons dans le scanner qui s’éclaira comme pour les autres à la différence près que ma lumière fut verdâtre et non jaune. Pour autant, j’en ressortis comme les autres en pleine forme. Ne restait plus qu’à AHANDI de se faire examiner.
— En tant que femelle, je dois procéder à votre examen dans un autre tube. Celui-ci n’est pas adapté à votre morphologie femelle. Voulez-vous bien me suivre ? Proposa l’opératrice.
Étonnée, un peu inquiète, la doctoresse obtempéra tout de même. Par un entrebâillement, je la vis entrer dans un tube assez similaire au nôtre. Mais cette fois, c’est une lumière bleue qui illumina le cylindre. L’examen me sembla durer beaucoup plus longtemps que pour nous autres. AHANDI en sortit indemne à mon grand soulagement, mais se plaignant tout de même d’une petite douleur ventrale.
— C’est normal. L’opération est bien plus délicate vous concernant ; les capteurs ont dû inspecter plus délicatement votre appareil génital complexe. Le désagrément s’estompera vite. La rassura l’opératrice.
Dubitative, AHANDI nous rejoignit alors que nous étions déjà en train d’enfiler de nouvelles combinaisons souples nous collant à la peau comme des gants. Elles étaient faites dans un matériau gris indéterminé, un peu brillant, très agréables à porter. De petites bottines souples complétèrent la tenue. La doctoresse s’habilla sous les yeux exorbités de l’équipage que le commandant eut vite fait de recadrer et de les obliger à se retourner.
7. chambre d’hôte et festin
Revenus tous ensemble à l’extérieur, THOCESTRIS nous invita à découvrir nos quartiers près d’un grand hangar en forme de polyèdre hermétique.
— C’est là que nous stockons les ignames énergétiques dont le noyau est très concentré en particules nucléaires. Ce n’est donc pas comestible et ces racines nous servent de biocarburant qui alimentent nos systèmes. Je vous prie de ne pas essayer d’y pénétrer, car c’est très toxique.
Sur ces mots, elle nous emmena au bord d’un terre-plein circulaire, préparé par un robot muni d’un rouleau ; au centre brillait un simple disque de métal vert de 2 mètres de diamètre. Elle passa un doigt sur son avant-bras en suivant une certaine combinaison provoquant un petit miracle : le disque se dilata sur un diamètre imposant d’où émergea en un clin d’œil une structure géodésique d’environ 10 mètres de hauteur. À sa base, se détachant de l’ensemble argenté, un triangle bleu se forma de lui-même. Elle nous fit signe de la suivre vers cette forme géométrique sur laquelle elle apposa simplement la main. C’était en fait une porte qui coulissa vers l’intérieur du dôme.
— Pour ouvrir, il vous suffit d’appuyer de la paume de la main au centre du triangle. Tapotez deux fois pour la refermer. Entrez je vous prie.
Le commandant en tête, nous entrâmes à la queue leu-leu. Nous découvrîmes un espace paraissant bien plus grand que vu de dehors, mais dépouillé de tout contenu. Elle reprit l’explication du mode d’emploi du logis domotique.
— Vous remarquerez que les points de jonction des surfaces comportent des symboles aux couleurs différentes.
Elle appuya sur un carré vert. Un pan en sortit pour se déplier formant ainsi une table et des sièges solidaires subtilement ergonomiques.
— Commandant, c’est à votre tour. Appuyez donc sur le cercle bleu et écartez-vous un peu. En deux secondes, une longue plate-forme émergea de la surface polie.
— Qu’est-ce donc ? S’enquit-il.
— C’est une couchette. Allongez-vous dessus je vous prie.
Sitôt fait, le corps de l’officier fut soulevé par un doux matelas à mémoire de forme parfaitement adapté à sa morphologie.
— C’est vraiment très agréable. Complimenta l’officier.
— Chaque couleur actionne un élément de confort essentiel. Je vous laisse les découvrir pour votre plus grand plaisir. Il y a aussi des couettes dans un des placards. Dit-elle en sortant.
Tout l’équipage se mit à appuyer un peu partout faisant surgir douze couchettes, des casiers de rangement, deux douches, des commodités, tablettes, etc. Il suffisait de tapoter deux fois sur l’objet pour le faire se replier dans sa structure. Comme des gosses dans un parc d’attraction, nous jouâmes ainsi un bon moment. Ceci dit, nous ne disposions d’aucun objet personnel. Je remarquai alors au plafond du dôme, un disque constellé de protubérances bulbeuses percées d’un petit trou. « Qu’est-ce que ça cache ? Un système de surveillance ? Ou de sécurité ? » commentai-je à voix basse. Pour le moment je ne voulais pas troubler la bonne humeur générale après tant d’épreuves, mais je garderai un œil sur cette chose qui m’apparaissait comme une épée de Damoclès.
Quand la lumière solaire se mit à baisser, la sœur INDRA vint nous quérir pour le dîner. Un douillet tapis circulaire avait été installé à même le sol près du vaisseau. Un large coussin phosphorescent indiquait la place de chacun avec en face un plateau d’or ciselé. Au bord de la place, plusieurs sœurs s’affairaient à cuisiner à chaud et à froid des mets dégageant des fumets fort ragoûtants. Nous étions affamés et nous louchions sur la nourriture comme des enfants mal élevés. Face au commandant, la grande ARIUK distribuait ses consignes sur un ton aimable et dans notre langue. « Comment avait-elle aussi vite assimilé notre parler dès notre première rencontre ? » Me demandai-je. Les autres sœurs prirent place en premier sur les coussins, laissant une place vide entre chacune d’elles afin que notre groupe s’alterne sur les places laissées vacantes pour faciliter la conversation. D’ailleurs, chaque grande bleue semblait s’intéresser particulièrement à son voisin de droite et à lui seul : les choses avaient été orchestrées à l’avance. Étrangement, AHANDI fut isolée au côté de THOCESTRIS qui ne lui adressa d’ailleurs jamais un mot. « La considérait-elle comme une rivale ou une égale dans cette agora bisexuelle ?. » Me suggérai-je. Puis le service commença. Chaque mets se résumait à 2 ou 3 bouchées, mais la variété des saveurs et des formes étaient au rendez-vous et n’avaient rien à envier aux plus grands chefs de notre planète. Un véritable festin entrecoupé de pauses pour la conversation dura ainsi plusieurs heures. De temps à autre, un godet d’une délicieuse liqueur permettait de nous mettre à jour le palais afin de mieux apprécier le plat suivant. Ravi, le commandant se leva et s’adressa à l’assemblée.
— Nous vous sommes extrêmement reconnaissants pour toutes vos prévenances et pour ces mets si raffinés. Sans vous, notre errance aurait pu durer longtemps. Quelle est donc votre histoire si je puis me permettre ?
— Il n’y a pas de mal. Répondit la cheffe THOCESTRIS. Comme je vous l’ai déjà dit, nous venons de la planète ANDAR où règnent en toute harmonie plusieurs espèces intelligentes. Chacune d’elle présente un système de reproduction complémentaire aux autres. Nos anatomies internes et nos appareils génitaux n’ont rien de comparable aux vôtres. L’évolution l’a voulu ainsi. Pendant des millions d’années, nous vécûmes indépendamment, nous rencontrant uniquement pour les rituels d’accouplement nécessitant l’association de trois espèces interchangeables pouvant se combiner et se recombiner à volonté. Nos scientifiques ont compris que cet arrangement naquit du principe de survie face aux éléments naturels et des prédateurs. Ainsi, comme vous dîtes, « nous n’avons pas mis tous nos œufs dans le même panier » afin de multiplier nos chances. Il y eut bien des conflits hégémoniques par le passé, mais la paix régnait lorsque nous partîmes en mission d’exploration minéralogique sur diverses lunes de notre système. J’en suis la responsable en tant que scientifique la plus compétente en divers domaines. Puis nous croisâmes également le trou de ver, nous happant dans une trajectoire aléatoire qui nous fit nous poser ici même. Voilà tout. Il n’y a pas grand-chose de plus à dire. Si notre civilisation vous intéresse, nous avons à bord des archives très complètes que vous pourrez consulter à votre guise, accompagnés bien évidemment. Comprenez que nous devons aussi à veiller sur notre propre sécurité.
— Et ce village abandonné rempli de cadavres étranges ?
La question fit plisser le front de THOCESTRIS. Elle marqua un silence suspect avant de répondre.
— Nous sommes ici depuis plusieurs siècles. Notre longévité est soutenue par notre technologie et nos besoins sont succincts. D’abord, nous sécurisâmes la région en éliminant les prédateurs et firent quelques expériences sur les espèces autochtones non intelligentes et sur les végétaux pour rééquilibrer les ressources. Nous vîmes alors débarquer en nombre des aliens d’origines variées tous aussi piégés par le trou de ver. Il semblerait que ce cataclysme cosmique se déplace de manière aléatoire, mais nous n’avons encore trouvé aucune explication sur son origine. Nous apportâmes donc notre soutien aux naufragés sans distinction d’espèce ou de culture. Mais vous savez comme moi que tout le monde n’est pas enclin à recevoir de l’aide. Bref, pour diverses raisons, la plupart de ces infortunés préférèrent s’éloigner pour fonder leurs propres colonies. Les autres sont décédés naturellement à nos côtés. Mais ne disposant plus de technologie en fonction, les pertes s’accumulèrent, les maladies, la famine et d’autres fléaux comme la peste blanche, ont eu raison de leur volonté et de leur orgueil. Nous n’y pouvions rien et avons opté de ne pas nous mêler des affaires des autres.
Le commandant la remercia pour ses explications, mais AHANDI ne semblait pas satisfaite.
— D’où provient exactement cette peste blanche dont vous parlez ? Je n’ai jamais vu un tel bacille prendre autant le contrôle entier d’un corps… Demanda-t-elle.
— C’est aussi une énigme pour nous. Ils ont en majorité refusé notre bilan médical à l’inverse de vous et voyez comme vous vous en portez bien mieux. Je pense que l’une de ces créatures devait être porteuse avant son arrivée et aura contaminé tous les autres. Mais oublions ce drame et passons au dessert, point d’orgue du festin qui vous laissera un souvenir inoubliable !
Et pour cause… Nos habitudes culinaires terriennes nous faisaient miroiter un bon gros gâteau au chocolat ou un fraisier avec son coulis de myrtilles. Cette fois, notre étonnement fut paroxystique : sur une jolie feuille étoilée, un petit biscuit surmonté d’une boule de couleur cacao d’environ 2 cm de diamètre, devait constituer le dessert en tout et pour tout. Dubitatifs, nous hésitâmes à mettre cela en bouche au vu de cette ridicule portion. Détectant notre déception, INDRA nous invita à ne pas considérer la quantité, mais la qualité du produit avec un large sourire gourmand. Du bout des doigts nous enfournâmes donc la mini-galette. Nous nous regardâmes les uns les autres lorsqu’une explosion de saveurs infiniment délicieuses envahirent nos palais, puis le corps entier. J’ai même pensé qu’il y avait du LSD là-dedans. Notre jouissance était telle que nous nous installâmes sur le dos ou sur le côté les uns après les autres. Des visions extraordinaires venues du fond du cosmos nous assaillirent avec ravissement. Nos consciences n’étaient plus au rendez-vous et planèrent ainsi un bon moment avant de perdre connaissance. Je me souviens juste d’avoir été porté dans mon lit, incapable de parler ou de bouger me prenant pour un oiseau de feu tandis que du Stravinski jouait dans ma tête. Puis, je tombai dans les limbes comme tout le monde.
8. Métamorphose
— Il a drôlement résisté celui-ci. Est-ce bien normal grande ARIUK? Demanda la sœur INDRA.
— Oui c’est vrai. Il semble différent. Il aime les hommes et non les femmes. Je fonde de grands espoirs sur cette créature-ci, déjà quelque peu hybride. Ses taux étaient exceptionnels lors de l’examen nanographique au niveau cellulaire. Nous verrons bien…
Plusieurs jours plus tard, nous commençâmes à émerger pour constater notre raideur indéfectible, emprisonnés que nous étions dans nos combinaisons devenues rigides de la tête aux pieds. Je pouvais juste tourner un peu la tête et constatai que seule AHANDI manquait à l’appel. J’avais aussi mal au ventre et me sentais nauséeux. Par ailleurs, depuis le sommet de la coupole, le grand disque aux dizaines de bulbes avait pris ses fonctions comme je l’avais soupçonné. Les protubérances s’étaient ouvertes comme autant de boutons de fleurs pour en laisser échapper des quantités de longs pistils filaires phosphorescents. Chacun d’eux s’était fixé à divers endroits de nos corps : 2 sur les tempes, un sur le cœur, 6 autres autour du buste, un sur le pubis et un dernier sur le nombril. Chacun de ces très fins tuyaux était maintenu grâce à des ventouses hexagonales. Je supposai alors qu’il s’agissait là d’un dispositif d’alimentation et de surveillance de nos constantes. Je me sentis comme un cobaye piégé par une intelligence supérieure. Ce qui était finalement la vérité. Sans être en mesure de me regarder en entier, j’avais la nette sensation que mon ventre avait considérablement enflé dans lequel s’agitaient moult sensations désagréables provoquées par des éléments étrangers constamment en mouvement. « Mais que sont-elles en train de nous faire ? De la bio-nanotechnologie à n’en pas douter » m’affirmai-je en silence. Je me suis mis alors à hurler et à appeler, vite suivi par mes compagnons d’infortune, tous autant angoissés que moi.
Quelques instants plus tard, parut enfin la prêtresse ARIUK accompagnée d’une vingtaine de ses filles-sœurs, toutes aussi semblables les unes que les autres, portant des combinaisons spéciales totalement hermétiques en plus d’un casque translucide. La sensation d’être réduit au rôle d’un rat de laboratoire n’en fut que plus tenace. Alors THOCESTRIS prit la parole tandis que les « infirmières » se mirent à contrôler chaque fixation des tubes tout en prenant des mesures avec divers petits appareils. Elles scannaient nos corps en pleine mutation.
— Je vous dois quelques explications, chers hôtes. Sans vous avoir menti je vous ai caché quelques informations. Sachez que nous n’en voulons pas à vos vies, bien au contraire. Toutes mes filles-sœurs sont en réalité mes clones, car en vérité, notre espèce a été décimée par des luttes fratricides inter-espèces sur ANDAR, notre planète originelle. J’ai réussi à m’emparer de ce vaisseau interstellaire pour fuir jusqu’ici où je suis clouée comme vous par le phénomène cosmique que vous connaissez. Ce que vous ignorez c’est que nos appareils reproductifs se conjuguent avec deux autres pour espérer une progéniture. Mes filles-sœurs demeurent stériles à cause de cette contrainte biologique. Cela fait près de trois siècles que nous attendons la venue inopinée d’une espèce compatible afin de relancer notre démographie. En tant que mâles et une femelle, humains, il est possible de vous recombiner pour nous donner cette opportunité. Car nos derniers essais n’ont malheureusement pas donné satisfaction.
— D’où les cadavres alien que nous avons découvert à votre insu. Affirma le commandant.
— En effet commandant, nous essuyâmes de nombreux échecs ne réussissant qu’à produire des monstres ingérables. Les gnomes que vous avez pu apercevoir, sont des autochtones impossibles à utiliser ; ils nous servent et en sont ravis ; cela a considérablement amélioré leurs conditions de vie. Ils n’ont rien de commun avec notre espèce. D’autres fruits insatisfaisants de nos expériences se sont animalisés et se sont réfugiés dans les marais loin d’ici.
— Donc vous voulez nous nano-transformer ?
— Contrairement à vos modèles physiques humains, je ne suis pas une femelle, mais plutôt ce que vous appelez un mâle. J’imagine que nos apparences vous ont trompé malgré nous. Le dessert que vous avez avalé contenait des milliers de nanorobots avec en mémoire les moindres détails cellulaires de vos corps, informations que nous avons recueillies lors de la visite médicale. Au passage, nous vous avons débarrassé de tout défaut de santé. Il nous faut des corps purs pour espérer réussir.
— Je vois. Donc vous nous métamorphosez en « femelles » compatibles avec vos spermatozoïdes ?
— C’est un peu plus compliqué que cela, car notre semence ne ressemble en rien à vos spermatozoïdes. Nous serions plus proches de ce que vous nommez sur terre des ovovivipares à quelques nuances près. Vous allez recevoir un double système gestant en remplacement de ceux que nous avons abandonnés sur ANDAR. Mais je vous garantis que vous en sortirez indemnes.
— Quand cela ? ! S’énerva le commandant. Et où se trouve AHANDI actuellement ?
— En tant qu’authentique femelle de votre planète, elle nous sert de modèle génétique dont vous portez déjà des réplicatifs synthétiques partiels. Tranquillisez-vous. Elle est en sûreté dans un caisson de stase. Votre métamorphose prendra encore quelques semaines. Puis je vous féconderai un à un, ou plutôt désormais une à une. Si la gestation se passe bien, dès la naissance des bébés, vous retrouverez vos corps d’origine par inversion nano-biochimique.
— Vous auriez pu nous demander notre consentement ! Hurla le matelot LITERT.
— Auriez-vous accepté ?
— Sûrement pas !
— Vous avez donc votre réponse.
— Moi j’aurais sans doute accepté. Intervins-je à la grande stupeur de mes compagnons.
— Vous êtes un homosexuel selon vos critères sexuels sociaux ? C’est bien cela ? Et procréer fait partie de vos désirs inconscients profonds.
— Peut-être. Répondis-je en laissant planer un doute.
— Cela ne m’étonne pas. Nous avons décelé chez vous une production d’hormones femelles dont ne bénéficient pas vos congénères. Vous êtes donc notre meilleur espoir de réussite.
— Quelles en sont les risques ? S’emballa le commandant.
— Très mineurs. Mais non nuls. Je ne vous mentirais pas à ce sujet. Cette technologie activatrice reste encore expérimentale. Mais croyez en ma sincérité lorsque je vous affirme que nous plaçons la valeur de la vie au sommet de toute autre principe.
Un long silence angoissé s’afficha sur tous les visages de mes compagnons.
— Nos hôtes se portent-ils bien ? Demanda alors THOCESTRIS en se retournant vers ses filles-sœurs.
— Parfaitement bien, mère-sœur. Répondit INDRA.
— Attendez-vous à ressentir quelques désagréments, mais cela devrait vite s’estomper. Nous rassura-t-elle avant de quitter le dôme devenu désormais un laboratoire in vivo de la PMA dont le A signifie alien.
« Qu’allions-nous devenir ? ». Mes compagnons avaient cessé de me regarder et seul le commandant continua de m’adresser la parole jusqu’à la fin des événements. Mon petit secret avait volé en éclats ; le cas que je représentais les mettant mal à l’aise. L’ennui, l’immobilité mêlée d’angoisse représentaient les épreuves les plus difficiles à surmonter. De temps à autre, un des matelots hurlait dans son sommeil quand ce n’était pas en plein jour. Je crois que le plus terrible pour eux fut d’être métamorphosés en femme hybride et ne plus retrouver leur sacro-sainte virilité. Encore à cette époque, parité et égalité entre les sexes n’étaient pas politiquement acquises. L’hégémonie masculine faisait toujours loi en dehors d’une lune de Mars où une armée rebelle féministe s’était réfugiée il y a cent vingt ans de cela. Après quelques batailles contre les mercenaires d’État, elles avaient largement gagné leur indépendance bien méritée. Depuis, le conseil inter-colonial du nom de Solaris, leur lâcha la grappe et les reconnut en tant que Nation à part entière. Nombre d’autres femmes auraient voulu les rejoindre, mais les déplacements ont toujours été étroitement surveillés. De plus, cela demandait des moyens pécuniaires importants. C’est aussi pour ces raisons que mes collègues marins et même mon ami LITERT, se méfiaient désormais de moi. Peu m’importait. L’idée même de porter un enfant, fut-il un peu artificiellement conçu, me ravissait quelque part. Par contre, comment allais-je réagir lorsque le bébé sera là et que les grandes bleues l’emmèneront ?
9. Gestation
Quatre semaines environ s’écoulèrent ainsi, quotidiennement visités et contrôlés par les sœurs infirmières. Nous pouvions désormais nettement distinguer le sommet de nos ventres dépasser dans notre champ de vision. Ils étaient un peu coniques à la manière d’un œuf d’autruche et proche de 80 cm de hauteur. Je suppose que nous recevions parallèlement des antidouleurs et des renforts musculaires dorsaux afin que le poids de ce volume ovoïde ne nous écrasât pas les vertèbres. Puis, le jour « J » advint. D’abord, les filles-sœurs infirmières découpèrent finement sous anesthésie avec une extrême précaution notre combinaison du pubis jusqu’au cou pour en écarter les pans sur les côtés. Pour autant, il m’était été impossible de voir à quoi nous ressemblions désormais. Une chose était certaine, aucune mamelle ne nous avait poussé sur le thorax ! (humour). Nous nous en serions aperçus toute suite. J’avais plutôt l’impression que mon pénis et mes testicules s’étaient totalement rétractés. Ceci fait, THOCESTRIS fit irruption en grande tenue d’apparat : un large manteau pourpre brodé d’or lui couvrait le corps, complété par une sorte de diadème chinoisant sur la tête. Alors, une cérémonie chantée et dansée par toutes les filles-sœurs présentes se mit en branle dans tout l’espace du dôme en tournoyant autour de nos couches pour revenir au centre dans une posture étrange et contorsionnée. Seulement alors, on mit à nu la prêtresse. Nous découvrîmes alors ce que cachait son pagne : un sexe, non pas saillant, mais comme enroulé autour d’une protubérance de chair en forme conique. Je savais déjà que dans la Nature terrienne, nombre d’animaux présentent des morphologies sexuelles absolument incroyables. Nous en avions donc un nouvel exemple devant nous. Je m’attendais à ce qu’on nous écarte les cuisses, mais il n’en fut rien. Son appendice sexuel se déroula sous nos yeux ébahis. Très long, fin et tortueux comme un serpent sur plus de 2 m de long, il se mit à ramper vers le sommet de nos ventres. Chacun notre tour, cet étrange sexe pratiqua une perforation indolore grâce un aiguillon surgi depuis son extrémité. On entendit juste quelques petits bruits de déglutition à travers ce tube génital pour enfin se retirer et revenir à son enroulement initial, se lovant sur sa base contenant la réserve de semence. Quand nous fûmes tous inséminés, une autre cérémonie eut lieu. Cette fois ce furent plutôt des prières, des incantations que les Tarkadiennes murmuraient en se plaçant par groupe de quatre autour de nos ventres. Cela dura un bon moment. On rhabilla la prêtresse avant que les grandes bleues ne déclenchent, par le biais des pistils, un léger choc électrique. Ce devait être le point d’orgue de leur process. Puis, elles repartirent toutes ensemble vers leur vaisseau. Alors nous nous scrutâmes les uns des autres avant qu’un matelot se mit à parler.
— Tu as eu mal toi ? Interrogea le marin AXOEK NÉBOT à son voisin.
— Non. Je n’ai vraiment rien senti.
— Imagine qu’on ait eu un orgasme à la manière des femmes ! S’exclama un autre dans un éclat de rire contagieux.
— J’ai même pas mouillé. Repartit LITERT, ce qui ne fit qu’intensifier les rires jaunes.
— Et bonjour les préliminaires… dire que ma fiancée me reproche toujours de ne pas en faire assez. Lança un autre matelot.
Même le commandant ne put s’empêcher de rigoler aux larmes. J’imaginai la tête des sœurs en écoutant nos délires. Il fallait bien dédramatiser l’événement. Une hilarité générale perdura un bon moment à la grande incompréhension de nos « infirmières ». Elles devaient se demander si nous n’étions pas devenus fous.
Puis, harassés par une fatigue subite et simultanée, nous plongeâmes comme des pierres au fond d’un océan de sommeil qui devait durer longtemps sans en avoir conscience. Pendant ce temps, les tubes continuèrent de nous alimenter et de nous surveiller entre autres mystères biotechnologiques. Nous apprîmes plus tard que les sœurs venaient nous visiter chaque jour pour nous parler à l’oreille et nous lire des histoires Tarkadiennes. Au fond, n’étaient-elles pas nos anges gardiens plus que nos bourreaux ?
(à suivre)
LA ZONE -
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Non, ce n'est pas du flood, l'auteur de ce texte nous a gratifie d'un texte long. Tellement long d'ailleurs qu'il n'est pas rentre en base de donnees et que le texte etait tronque a la reception. On s'est mis d'accord pour le publier en deux parties. Perso, j'adore les textes longs et j'espere que d'autres auteurs de textes longs partagerons leurs recits sur la Zone.
Pour ce qui est du texte, derriere son cote un peu traditionnel de la vision de l'exploration spatiale de la fin des annees 70, il y a un middle twist super audacieux erotique qu'il faut vivement saluer. J'ai adore ce twist et la seconde partie a venir encore plus.
Le texte se déploie avec l’enthousiasme d’un démiurge persuadé que chaque boulon mérite son paragraphe et que la moindre étincelle cosmique exige un inventaire complet de ses composantes spectrales.
L’histoire, qui au départ se veut haletante - un équipage happé par l’inconnu, une planète mystérieuse, des géantes bleues télépathes - se retrouve lestée par une prose où le recensement des armes de bord, des boucliers de force 7, et des batteries auxiliaires occupe plus de place que la peur, la sueur ou le souffle court des marins.
On y croise des personnages réduits à des fiches techniques, des dialogues noyés dans l’explication, et des détails dont l’unique fonction semble être de prouver la minutie documentaire de l’auteur, un peu comme ces notes de bas de page savamment posées dans un traité mais dont personne n’ira jamais vérifier la véracité.
J'ai vécu cette lecture comme un buffet à volonté dans un vaisseau spatial : l’impression d’être servie en abondance, mais tout est immangeable, indigeste et me laisse avec l’impression que mon cerveau vient de se faire kidnapper par des mots trop gras pour être digérés.