LA ZONE -

POKE BOWL NEWS : LA SOIE

Le 27/09/2025
par Léa Claisse
[illustration] Je vivais, depuis toujours, dans l’un des villages de la campagne cambodgienne. Un district où peu de gens s’aventuraient. Ses routes terreuses rendaient l’accès difficile. Je n’étais pas très ouverte à l’étranger. La guerre avait abîmé nos âmes, tout comme son régime. Nous nous étions attachés à nos habitudes, plus saines que les discours arbitraires. La rizière nous nourrissait, et le tissage idéalisait nos blessures. J’avais grandi simplement, avec des traumatismes que je ne comprendrais jamais. Cela me convenait.
Le tissage n’était jamais parfait. Il était vivant. C’est au toucher que je percevais ses défauts. Je voulais transmettre à ma fille cette tradition ancestrale, que nous produisions depuis plusieurs générations. Mes mains avaient pris les plis des tissus, à force de les travailler. Je ne pouvais plus continuer à pratiquer. Je voulais enseigner. Mais la plupart des filles fuyaient vers la ville. Je ne pouvais pas les blâmer. Si l’occasion s’était présentée à mon époque, je l’aurais sûrement fait. Mais je ne posais pas de questions. Je profitais de ce qui m’avait été offert. Nos traditions étaient sacrées, de par la répétition de nos gestes à travers les siècles. Les guerres n’avaient rien abîmé. Les hommes étaient mis de côté. Ils partaient, puis revenaient, pendant que nous produisions à manger.

Le village était une société de femmes. Les activités développées dans le village tenaient de notre responsabilité. Les champs, la pêche, les restaurants, le tout écartait les hommes de ces refuges que nous avions construits et entretenus.
Ma fille aurait du mal à survivre en ville. Je le savais. Mais à quoi bon lui expliquer. Elle reviendrait.

J’aimais entrelacer les fils avant le lever du soleil, et dans la soirée. La journée était trop lourde, pour supporter longtemps la tâche. La nuit était plus paisible. Ma sœur m’accompagnait avec son propre tissage, de temps en temps. Nous avions chacune notre propre rythme. Mais nous tenions à réaliser notre art, ensemble. Les couleurs étaient de plus en plus rares, et nos linges se teintaient de blanc. Rome signait sans doute la fin.

Nous manquions principalement d’eau. La sériculture était difficile, car la saison des pluies était de plus en plus courte. Je ne pariais pas sur le temps, je pariais sur le manque d’argent.
La sagesse de mon ami semblait être le seul recours à l’usure de nos vies. Je le rejoignais souvent, à l’heure du déjeuner. Il habitait une maison sur pilotis à l’abri des regards. L’humidité favorisée par la proximité avec les champs de riz, lui avait permis de développer son activité. Il m’était essentiel. Il était plus terre à terre que je ne l’étais. Et j’avais souvent le réflexe d’aller le voir, quand quelque chose n’allait pas. Je n’avais pas envie de mettre un point final aux coutumes, que nous avions choisi de faire perdurer. Un sentiment de perte immense me chagrinait. Une douleur que je ne comprenais qu’à moitié, car ce n’était pas la mienne. Ma fille n'en avait pas non plus conscience. La modernité l’attirait, que trop. Mais de mon côté, les tissages quotidiens que j’exécutais, malgré nos manques de moyens, calmaient les esprits du village.

-    Tu viens boire le thé ?
-    Si tu le permets, Han.
-    Ça fait longtemps.
-    Je prends mon temps sur le tissage. Comme tu le sais, la production n’est plus ce qu’elle était. La lenteur de mon service me satisfait. Les filles n’ont plus besoin de moi. Elles se débrouillent en ville.
-    Elles reviendront.

Je pris quelques gorgées du thé vert servi. La chaleur m’avait permis de m’acclimater. J’avais de plus en plus de mal à venir le voir. Il le savait. L’humidité devenait de plus en plus pesante. Je n’étais plus toute jeune. Mais l’équilibre apporté par le thé m’avait calmé.

Nous avions l’habitude de passer notre temps ensemble en silence. Il avait une aura particulière, qui m’avait tenu à distance de nombreuses années. Je n’avais pas osé lui demander. La bonne tenue de nos coutumes était suffisante à notre relation.

L’air du temps insultait qui nous étions, mais nous avions fait ce que nous pouvions. La terre refusait même de nous servir. Elle nous nourrissait maigrement. En partant, nos filles avaient sans doute raison. Cela me contrariait. Lui non. Il refusait de me consoler, mais semblait cette fois-ci tracassé. Je décidais de briser la glace.

-    La soie n’est plus à la mode.
-    Je ne suis plus à la mode.
-    Mon ami, l’homme n’a jamais été à la mode ici.
-    Pourquoi venez-vous me voir, dans ce cas ?
-    Le temple vous demande.

Il acquiesça, puis se leva doucement afin de me servir à nouveau.

-    Ils n’ont pas respecté mon sang.
-    Elle n’est pas d’ici, vous le savez.
-    Elle reste sacrée.
-    Les chiens ont été abattus.
-    Leurs rages est indigne à ma venue.


Il m’imposait le silence. Tout comme le temple.

Je décidais de me retirer, avant de me perdre. Je ne comprenais pas. Le soleil commençait à se coucher, et l’horizon s’assombrissait.

Ma tristesse n’était plus là.
Je lui avais rendu.

= commentaires =

Lapinchien

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Pute : 55
à mort
    le 26/09/2025 à 18:29:23
Après l'Amérique du Sud, l'Asie. Grande classe.

J'aime bien les textes de Léa Claisse, ça me rappelle quand on allait voir les documentaires "Connaissance du Monde" au cinéma quand j'étais en école primaire.

Bien sûr, je vais me foutre de la tronche de l'auteur dans le trailer et la comparer à Dora l'exploratrice.
Lindsay S

Pute : 72
    le 26/09/2025 à 20:59:53
Je dois avouer que ce texte m’a laissée de marbre. On dirait un appel à être citoyen du monde — sauf que moi, je suis citoyenne de mon quartier, et ça me suffit largement. Je ne voyage pas, et je dors très bien comme ça. Les souffrances ? Elles sont partout les mêmes, seules les causes changent, inutile d’aller chercher des rizières à l’autre bout de la planète pour nous le rappeler.

Les personnages, quant à eux, m’ont semblé aussi crédibles qu’une pub pour le café équitable : ça brasse des grands mots, ça parle de traditions, mais on sent que c’est cousu de fil blanc (sans jeu de mots). Poétique, d’accord, mais pourquoi choisir un décor aussi lointain si c’est pour rester dans l’abstraction ? Autant planter l’histoire dans mon immeuble, ça aurait été tout aussi valable.

J'ai vu un beau vernis littéraire, mais dessous, ça sonne creux.

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