1 - Le spéléologue
Synthétiquement, l’histoire de la peine de mort à travers les tribulations de la grande histoire de la Justice se résume à sa mise en œuvre, sa normalisation, son abolition et, pour finir, sa substitution. L’humanité était ainsi parvenue à se convaincre que ce n’était que le regard des autres qui l’empêchait de tuer un condamné. De leur côté, les condamnés à plus rien d’autre qu’un séjour en prison avaient donc convaincu la bien-pensance qu’ils ne pouvaient raisonnablement survivre après leurs méfaits, de plus en plus abjects. La peine de mort ayant été supprimée, il y avait là une impasse face à des voyous que plus rien n’arrêtait.
Il fallut donc trouver un compromis : le condamné ne serait pas tué, puisque ce n’était pas dans l’ère du temps, mais il devait y avoir disparition… et si disparition il y avait, cela devrait être de la propre initiative du condamné : il se devait de devenir utile à la société… ou de le redevenir. Une façon de demander pardon, peut-être, car d’une manière générale, il n’en avait bien évidemment aucune conscience…
Ne demandez donc pas à Léon comment il était arrivé ici : il n’en savait rien !
D’ailleurs, il ne se souvenait réellement de rien… à part qu’il s’appelait Léon et qu’il ressentait une douleur musculaire lancinante à l’épaule gauche. C’était tout : rien d’autre à dire à ce sujet !
Pour le reste, il était là, tout simplement, sans raison, sans explication et sans logique. « Là » ? Eh bien « là », ça ressemblait tout bêtement à une grotte, à une espèce de vide naturel sous la surface, quelque chose qui se serait lentement formé sous l’effet, peu à peu, de l’érosion de la roche. En tout cas, « là », c’était une grande cavité, une caverne spacieuse dont la seule source lumineuse provenait du fond. Là-dessous stagnait effectivement un faible ru luminescent qui s’appliquait à ronger avec soin la roche calcaire, à dissoudre tout ce qui était sur son chemin, lentement mais avec parcimonie.
Alors comment était-il parvenu en cet endroit, allongé sur cette pierre qui ressemblait à s’y méprendre à une stalle ? Peut-être l’y avait-on installé, après tout ? Et s’il avait été considéré comme mort… si on l’avait placé là sur cette pierre pour y pourrir, par erreur ? C’était comme si on l’avait enterré vivant sauf que là, on l’avait déposé vivant dans ce lieu sombre.
Léon eut un frisson et poussa sur ses coudes pour s’installer en position assise. Il ne ressentait en tout cas aucune gêne ni aucune douleur pour se mouvoir, en dehors bien sûr de ce choc qu’il avait dû recevoir sur l’épaule. Un rapide coup d’œil circulaire et il comprit vite qu’il allait devoir bouger : il faisait très sombre et la lumière qui provenait du fond de la caverne était insuffisante pour parvenir à lécher le sommet de la cavité.
Quelques minutes passèrent pendant lesquelles Léon observa son environnement. Il tenta d’entendre quelque chose mais les rares sons qui lui parvenaient n’étaient que ceux de l’eau, plus bas, qui bougeait à peine, comme sous l’effet pour le moins étrange d’un vague mouvement de va-et-vient horizontal. Il n’y avait pas un insecte, pas un seul troglobie qu’on peut parfois apercevoir en d’autres lieux similaires, ni même le souffle d’une brise qui se serait glissée depuis l’extérieur entre les rochers.
Et puis il considéra sa propre situation et découvrit non sans surprise qu’il était lui-même recouvert d’une sorte de carapace bien singulière : c’était un vêtement de couleur sombre, épais, qui semblait particulièrement résistant… un peu comme un cuir qui aurait été retravaillé et renforcé. Ses jambes et ses bras étaient également recouverts de cette structure protectrice, et même ses mains étaient dissimulées sous des gants de la même nature. Cela ne l’empêchait pas d’avoir une certaine dextérité, à sa grande surprise, et il tenta d’enfoncer un doigt dans la combinaison au niveau de la cuisse pour éprouver la solidité du costume. Rien ! Pas un pli ! C’était du solide !
— Bon, finit-il par lancer, je ne vais pas rester planter là ! La seule façon de savoir où je suis, c’est de trouver l’entrée… la sortie, quoi !
Il leva la tête vers le haut. Ça n’avait rien de cohérent, mais c’était si évident !
« Une sortie, dans une grotte, sous terre, ça ne pouvait être qu’en haut !
Logique !
Léon se leva donc et, alors qu’il s’apprêtait à tenter une lente ascension vers les hauts de ce gouffre gigantesque, remarqua encore quelque chose, à ses pieds. Surpris, il regarda à nouveau son costume et le drapeau européen qui était dessiné sur son avant-bras droit. Au sol, l’objet, qui ressemblait furieusement à un casque, comportait les inscriptions suivantes : « ESA ».
— ESA ! lança-t-il à haute voix en ramassant l’objet. Bin si c’est pas l’acronyme de l’Agence Spatiale Européenne, je ne m’appelle plus Léon.
Aucun écho… Il n’y avait aucun écho dans cette caverne, se dit-il en tournant en tous sens ce casque de cosmonaute. Pas d’écho… D’ordinaire, il devrait au moins y avoir une faible réverbération, comme une sorte de résonnance qui se serait viandée ! Mais non, là, rien ! C’était comme si l’atmosphère ne s’y prêtait pas !
« C’est à moi, ça ? pensa-t-il en regardant le reste de son costume.
Incrédule, il le redéposa au sol. Il y avait toujours ce léger mouvement général aussi, à peine perceptible, qui obligeait l’eau à se déplacer d’une rive à l’autre : d’où venait-il ? C’était un peu comme s’il était dans une embarcation, en mer… et en l’occurrence, comme si la grotte tout entière était en pleine mer ! Ça ne tenait vraiment pas debout tout ça : il fallait qu’il en ait le cœur net !
— Allez ! s’encouragea-t-il en ôtant ses gants qui lui tenaient vraiment trop chaud, en piste ! Trouvons cette sortie !
Il regarda son poignet gauche et découvrit qu’il portait une montre. Et curieusement, elle indiquait les heures jusqu’à neuf, et non jusqu’à douze. C’était surprenant mais, en dehors de cette bizarrerie, elle semblait fonctionner correctement : elle affichait huit heures dix environ et la trotteuse faisait le tour en… cent secondes ! À part ça, c’était de la belle mécanique : rien d’exceptionnel, pas d’artifice, mais de la bonne facture.
Après cette découverte, Léon se mit donc en route. Il ne lui fallut par ailleurs qu’une dizaine de minutes pour rejoindre l’un des points les plus hauts de la caverne, en périphérie. À cet endroit, la fin du sol rejoignait le début d’un ciel fait de roches sombres, de pierres aux arêtes aigues et d’autres stalactites fatiguées. L’ascension n’avait pas été compliquée car la majeure partie de l’endroit était constitué de pentes douces. Seule la partie qui descendait vers la source devait être un peu plus raide.
Finalement, la grotte ressemblait à une espèce de grande vallée sombre, vaguement circulaire, dont la plus grande largeur devait faire dans les sept à huit cents mètres, à tout casser. En hauteur ? Eh bien nous pourrions dire que, au point le plus bas, on avait environ cinquante ou soixante mètres de hauteur libre, ce qui n’était pas si mal, même pour une grande grotte !
Bref, Léon avait donc gagné le point le plus élevé qui lui était possible d’atteindre, mais là où il était, pas l’ombre d’une ouverture sur l’extérieur. Il allait devoir faire le tour de la grotte en tentant de rester au plus près des points les plus élevés : c’était pour lui les zones les plus susceptibles d’offrir des ouvertures, même si cela n'avait rien d’évident ou de garanti. En tout cas, c’étaient aussi les points d’observation les plus adéquats pour distinguer ce qu’il pouvait y avoir dessous, et ça, c’était quand même un peu plus logique.
— N’empêche, lâcha-t-il avec peu d’entrain, faire le tour de cette grotte ne va pas être une mince affaire ! Évidemment, il n’y a aucun tracé dans ce dédale de rochers mais en plus, il doit bien y avoir plus de deux kilomètres à parcourir !
De toute façon, il n’avait que ça à faire dans l’immédiat alors…
— Bon ! Allons-y !
Cela lui prit près de trois heures. L’histoire passera les détails car en dehors de trois ou quatre chutes sans gravité, il ne se passa rien d’intéressant. De plus, comme il se doit, Léon ne trouva aucune sortie (ni aucune entrée, par ailleurs). C’était un échec sur toute la ligne !
Désappointé, il redescendit vers la pierre sur laquelle il s’était réveillé, comme si cela le ramenait à quelque chose de rassurant, qu’il connaissait, puis s’y assit. L’ambiance et l’atmosphère étaient moroses. Il ne savait que faire. Autour de lui, il ne se passait rien. C’était comme si tout était mort… à part toujours ce mouvement lancinant qu’il devinait plus qu’il ne ressentait. Il jeta un bref regard vers le fond, là où stagnait une eau relativement claire…
« Là où finalement il pourrait y avoir de la vie !
Il vint soudainement à l’esprit de Léon que, comme avait dit Jean Giono, l’eau, c’est la vie ! Ou plutôt… Qu’avait-il dit exactement, ce spécialiste de la condition humaine ? Ah oui :
« La vie c'est de l'eau. Si vous mollissez le creux de la main, vous la gardez. Si vous serrez les poings, vous la perdez »
— Il y a un côté un peu naïf là-dedans, se dit Léon en lançant des regards envieux vers le bas de la cavité. Au moins, ça, je m’en souviens, même si c’est un peu idéaliste…
« Bref ! Et si j’allais vérifier ce qu’il y a là-dessous ?
Et comme en réponse à cet écrivain du XXe siècle, il se remit debout et entreprit une lente descente vers les abysses de cette colossale cavité. Sa progression fut étonnamment plus difficultueuse que la première. Il y avait là, en effet, une déclivité un peu plus pentue que le reste de la grotte. À plusieurs reprises, Léon manqua de chuter sur des pointes rocheuses acérées. Sa combinaison avait dû lui sauver les miches plus d’une fois pendant cette nouvelle équipée ! Il finit d’ailleurs par atteindre le point le plus bas en position plus ou moins assise, un peu contre son gré, après avoir dévalé trois ou quatre mètres de graviers sur les fesses.
Mais ça y est, il y était ! Il était au bord de l’eau. Il était au bord ce liquide transparent étonnamment lumineux ! Devant lui, sur quelques mètres, le fond de l’eau était brillant. Mais pourquoi ? Il n’en avait aucune espèce d’idée et rien ne semblait pouvoir apporter un quelconque début d’explication : il n’y avait à priori aucune source de lumière dans l’eau. D’ailleurs, il n’y avait non plus aucune source de vie là-dedans : aucun poisson, pas de crustacé et une absence totale de flore ou même de faune… rien !
« Bois-moi ! »
Rien non plus qui eut pu dire si cette eau était consommable ! Léon n’avait pas particulièrement faim, mais il sentait bien qu’il avait soif. Sans trop savoir pourquoi, la vue de cette eau avait décuplé ce besoin. Avec circonspection, toujours sur les fesses, il se glissa jusqu’à la rive. Puis il tendit la main gauche et glissa avec attention l’index vers la surface de l’eau, prêt à l’enlever à la moindre alerte. Mais rien n’advint de fâcheux et, au bout d’une minute, il se passait avec exaltation de l’eau sur le visage, comme si de rien n’était.
— Ah ! gémit-t-il de contentement en enlevant des bottes en cuir étonnamment rigides. Ne reste plus qu’à savoir si elle est bonne ! Bon… Y’a pas de raison après tout !
Il mit ses pieds dans l’eau et barbota quelques secondes puis, sans hésiter, se pencha et avala une gorgée. Il se redressa, racla la langue sur le palais et plongea à nouveau vers ce qui lui semblait plutôt très bien. Cette eau avait l’air d’être une pure merveille.
Enfin, après quelques minutes de détente et de décontraction bienvenues, Léon réintégra ses bottes. Il se redressa et se mit debout. Ça allait beaucoup mieux !
— Et maintenant ? lança-t-il pour lui-même en constatant qu’il y avait bien un léger mouvement dans l’air.
Ce n’était pas comme la marée, bien évidemment, mais il était clair qu’il y avait un imperceptible mouvement liquide transversal dans ce petit cours d’eau. Bien entendu, il y avait ce léger courant qui emmenait l’eau de droite à gauche, imitant le parcours habituel des cours d’eau traditionnel. Il n’y avait rien à redire là-dessus ! Cependant, on pouvait distinguer cet autre mouvement, d’une rive à l’autre. Oh ! C’était faible ! Un ou deux centimètres, peut-être, mais il y avait quelque chose, et ça changeait de côté toutes les cinq à dix minutes. Léon s’assit à nouveau, à proximité, et se mit à regarder ce spectacle. Il n’y avait pas beaucoup d’eau finalement… C’était comme un grand bassin de quelques mètres de largeur peut-être… et de deux ou trois cents mètres de long. Le reste pénétrait dans la roche : il devait y avoir une source souterraine mais on n’en voyait pas plus.
« Bois-moi ! »
Il y avait peu de courant : c’était une eau presque stagnante, bien qu’un léger courant emmenât le fluide vers la gauche. On pouvait deviner en revanche ce faible va-et-vient, d’un côté à l’autre de la berge. Ainsi, devant Léon, il y avait cette petite plage de gravillons sur laquelle il avait glissé, puis ce plan d’eau qui s’étirait devant lui, à gauche et à droite et, quelques mètres plus loin, une autre plage de petits graviers sombres.
Le niveau de l’eau venait de descendre légèrement du côté de Léon. Tout doucement, elle commençait à remonter à l’assaut de la plage qui se trouvait en face. Léon compta par loin d’une dizaine de minutes et le cycle de cette faible marée atypique reprit dans l’autre sens.
« Bon, songea-t-il, tout ça ne me dit pas ce que je fais dans cet accoutrement de cosmonaute, ni où je suis et surtout comment je vais bien pouvoir me sortir d’ici !
Et effectivement, peu de choix s’offraient à lui pour la suite… aucun, d’ailleurs ! Il n’avait pas trouvé de sortie et n’avait pas compris d’où pouvait venir cette lumière dans l’eau. Et pour couronner le tout, même si ce n’était pas sa première préoccupation, il ne savait même pas ce qu’il faisait ici avec cet étrange déguisement.
Et pourtant, ce costume d’astronaute aurait dû être sa première préoccupation.
2 - Les jardiniers
Léon s’était assoupi.
Ce qui le réveilla n’était pas le faible son qui provenait du bruissement de l’eau qui s’écoulait lentement et qui avait dû le bercer, tout à l’heure. C’était quelque chose de plus strident et de plus répétitif, quelque chose comme… comme un engin qui répète constamment le même son… comme un « crouik ! », « crouik ! », « crouik », comme une poulie en bois qui viendrait grincer contre un essieu fatigué, régulièrement, avec peine.
« Bois-moi ! »
C’était assez éloigné et ça venait d’au-dessus. Oui, ça venait de loin au-dessus. Léon finit par ouvrir ses yeux en grand, ce qui ne fut pas difficile étant donné le peu de luminosité qui l’enveloppait. Il leva la tête en direction de ce son qui lui semblait complètement saugrenu dans sa situation, et dut bien accepter l’évidence.
Un seau !
Un énorme seau en bois, qui ne paraissait pas franchement bien étanche !
Un seau qui était suspendu dans le vide et maintenu à une corde par l’intermédiaire d’une anse à moitié pourrie.
Et ça descendait, rapidement. Ça descendait, probablement sous l’action d’une poulie installée… au-dessus ? Léon plissa un peu plus les yeux. Il se leva et mit une main sur le côté de ses yeux, de façon à dissimuler un peu le faible éclairage qui sortait du fond du lit du cours d’eau. Il ne vit rien, pourtant, rien d’autre qu’une corde qui s’enfonçait dans la voute rocheuse de la caverne, au beau milieu de ce plafond gigantesque aux pierres noires.
« Serait-ce là, alors, que se trouverait la sortie ?
Le seau commençait à arriver à sa hauteur et continuait sa descente dans le lit de la rivière.
« Évidemment ! pensa Léon. Logique ! Si on descend un seau, ce n’est pas pour remonter de la caillasse !
Le « crouik ! crouik ! » s’arrêta alors que le seau avait plongé dans l’eau. Quelqu’un ou quelque chose, là-haut, avait stoppé la poulie et allait bientôt remonter le récipient, rempli de cette eau étrangement lumineuse.
« Bois-moi ! »
« C’est maintenant ou jamais ! se dit Léon. Si je ne profite pas de cette opportunité, je ne sortirais jamais d’ici !
Et tandis que le son reprenait et que le seau commençait son ascension, Léon attrapa la corde tout en priant que cela ne briserait pas l’action de la poulie. Il enjamba le seau, s’y assit et se cramponna de toutes ses forces à la corde. Si tout se passait bien, il allait faire une ascension de plus de soixante mètres dans le vide. Sa vie allait être entre les mains de quelque chose qui actionnait un système à roue pour remonter un seau d’eau… comme dans un puits… et il pria pour que ce quelque chose soit assez fort pour supporter son poids.
C’était peut-être un puits, à la fin des fins !
Il n’y eut en tout cas aucun à-coup ni aucune hésitation qui aurait pu laisser supposer que ce qui actionnait le mécanisme ait ressenti quelque chose. C’était comme si le poids de Léon n’avait rien changé au processus : le seau continuait de monter tranquillement, avec lui dessus, au rythme lancinant d’un « crouik ! crouik ! » peu rassurant. Malgré tout, ça montait, lentement mais avec assurance !
Et enfin, au bout de quelques instants, Léon vit s’approcher la sombre voute dans laquelle disparaissait la corde. Il lui vint alors une terrible pensée : et si le passage par lequel disparaissait la corde était trop petit ? S’il n’y avait de place que pour un seau… alors qu’adviendrait-il de lui ? C’était la chute assurée…
Mais ce ne fut pas le cas et Léon disparut soudainement dans une cavité verticale suffisamment large pour en prendre deux comme lui. L’ascension continuait. Où cela allait-il le mener ? À la surface, bien sûr, mais qu’allait-il y trouver ? Qu’est-ce-qui l’attendait là-haut ?
Quelques minutes s’écoulèrent encore dans une pénombre d’encre, lentement, au son du même « crouik ! crouik ! » monotone. Malgré tout, le phonème commençait à être de plus en plus fort : Léon entendait de mieux en mieux le mécanisme. Il ne devait plus être bien loin de la surface.
Et effectivement !
Il émergea enfin de ce monde souterrain !
Et la première chose qu’il vit au-dessus de lui fut ce spectacle de milliers d’étoiles étincelantes sur un firmament ténébreux. Et la première qu’il ressentit, quelques secondes après, fut une légère (mais vraiment très légère) brise, qui vint caresser son visage en émergeant à l’air libre, à moitié affalé sur le seau d’eau.
La scène était improbable : tout d’abord, Léon était suspendu à un mètre du sol, les fesses à moitié enfoncées dans un seau rempli d’une eau luminescente. Il y avait là un mécanisme composé d’une espèce de poulie géante, probablement capable d’emmener le seau à trois ou quatre mètres de haut. Le système reposait sur une structure en bois de bonne facture qui n’avait rien à voir, d’ailleurs, avec l’état délabré du seau. Bref, tout ça était à la fois rudimentaire et fort bien agencé. C’était un peu le côté cocasse de la situation, et ça aurait probablement détendu l’atmosphère générale si on avait été dans un environnement normal.
Mais là, ce n’était pas le cas, car ensuite il y avait ce décor qui ne prêtait vraiment guère à une représentation comique : c’était la nuit, une nuit sombre sans lune mais dans un paysage suffisamment éclairé par la multitude d’étoiles qui gravissaient tout autour. L’ambiance était morne : pas ou peu d’air, une toundra de mousses et de lichens à perte de vue, rejetant des tons gris et verdâtres sur des horizons lointains et sans relief. C’était à peine plus gai que le décor lunaire.
Léon avait embrassé se spectacle d’un regard rapide et ses yeux finir par s’arrêter sur ceux qui étaient occupés à fixer la corde à un tirant pour empêcher le seau de redescendre. Et il n’en crut pas ses yeux : sa présence ne semblait aucunement les déranger… d’ailleurs, s’il n’avait pas remarqué leurs regards se poser furtivement sur lui, il se serait demandé s’il n’avait pas été carrément invisible !
Mais ce qui le surprit le plus, en cet instant, n’était pas le manque d’intérêt que ces trois zigotos avaient pour lui. Non, c’était leur aspect, qui ne ressemblait à rien de ce qu’il connaissait… mais alors vraiment, de très loin !
À quoi ressemblaient-ils ?
Comment les décrire ? Alors… Heu… Eh bien pour rester simple, ils n’étaient vraiment pas grands : moins d’un mètre en tout cas ! Comment les dépeindre ? Vu le quartier, j’ai bien envie de vous dire que ces gars-là ne sont pas des humains. Voyons… Nus comme des vers, très courts sur pattes, un gros bide, un coup relativement long et une tête plutôt aplatie avec deux gros yeux ronds !
Voilà à peu près ce qu’on pourrait en dire de façon simple, et de toute façon, il n’était pas utile d’aller plus loin pour la suite de ce récit qui, finalement, ne concerne que Léon. Rajoutons peut-être que le bout de leur index s’illuminait d’une couleur rouge : là, je crois que nous aurons raisonnablement fait le tour des personnages.
Mais revenons à Léon qui, avec plus ou moins de dextérité, s’était agrippé à la structure en bois pour tenter de redescendre sur la terre ferme… si c’était de la terre. Il s’y reprit à deux fois avant de se laisser glisser jusqu’au sol. Les trois énergumènes ne prêtaient toujours aucune attention à lui. Ils continuaient à vaquer à leurs occupations tandis que Léon finissait les quatre fers en l’air avec une petite bosse.
Lentement, tout en gardant un œil sur les trois espèces de phénomènes, Léon se remit debout. Il épousseta un peu sa combinaison puis décida de s’intéresser réellement à eux : qu’est-ce qu’ils pouvaient bien faire là, ces gus ? Et pourquoi avaient-ils remonté un seau de cette eau luminescente ? C’était curieux tout de même !
C’est à ce moment que l’un des trois extraterrestres se rapprocha du seau (il fallait bien l’admettre : ce ne pouvaient être que des ET…). L’individu qui venait d’ailleurs, donc, ramena le récipient vers lui au moyen d’une corde puis la libéra de l’anse. Enfin, il le posa à ses grands pieds nus, satisfait. Les deux autres stoppèrent alors leur activité et approuvèrent du chef. Ils avaient dans leurs grandes mains, tenus par des doigts délicats, plusieurs exemplaires du pauvre lichen à moitié morts qui tentait encore de pousser sur ce sol caillouteux et poussiéreux. Quelques orseilles aux couleurs pourpres, aussi, avaient retenu leur attention, mais ça s’arrêtait là.
Ces drôles de jardiniers fourrèrent alors leurs prélèvements dans un grand sac et se rapprochèrent, à leur tour, du seau d’eau. Ainsi, tous trois autour de ce liquide photogène, ils levèrent les mains vers le ciel. Le fluide s’éleva alors, lentement, vers le ciel, et c’est là que Léon le vit, au moment où il levait les yeux pour suivre cette ascension irréelle.
C’était une bête boule qui devait mesurer environ trois mètres de diamètre, à vue de nez, surmontée de ce qui devait être une antenne. En périphérie, ce qui ressemblait à de gros spots s’étaient soudainement allumés pour éclairer la zone. En-dessous, trois pieds étaient sortis autour d’une petite rampe qui apparaissait à mesure que le vaisseau descendait.
Car il descendait, à la rencontre du seau ! C’était irréel, inconcevable ! Léon regardait ce spectacle, les yeux écarquillés. Bientôt, le seau fit le tour du vaisseau et se plaça légèrement sur l’arrière, en partie basse, comme s’il était mu par une énergie invisible. Léon vit un jet d’eau luminescent sortir du seau et s’engouffrer par une petite fente dans l’engin, un peu à la façon dont on ferait le plein d’un véhicule. Et par le fait… L’opération ne dura pas une minute. Quand le seau fut vide, il redescendit vers le sol, toujours avec la même constance surnaturelle, tandis que l’appareil se posait à proximité des trois compères.
« Bois-moi ! »
Tranquillement, toujours comme si Léon n’était pas là, ils intégrèrent alors leur vaisseau et disparurent dans cette petite sphère. Le sas d’accès, qui devait mesurer moins d’un mètre cinquante de hauteur, se referma derrière eux.
Tout cela était particulièrement désagréable, fort improbable et passablement inextricable…
L’engin s’éleva d’une dizaine de mètres puis, dans une fulgurance, disparut loin dans un ciel noir piqueté de millions de pointes blanchâtres qui décoraient les éternelles racines d’un fond diffus.
Sans un bruit.
Sans fumée.
Sans traces.
3 - L’immortel
… Ce qui tranchait nettement avec ce nouveau son d’avion à réaction qui surgit subitement derrière lui. Léon tourna ses prunelles sur la source de ce phonème ronronnant plutôt désagréable. Ça ressemblait à… comment ça s’appelait déjà, ce genre de zinc ? À un… à un Ouragan ! Non ! Non ! Pas à une tourmente météorologique ! Léon pensait plutôt à un modèle d’avion qu’on appelait MD-450 Ouragan, l’avion à réaction des années 50.
« Mais comment je sais ça, moi ?
Cette pensée fugace traversa son esprit de gauche à droite… Pourquoi ? Eh bien pourquoi pas ! il fallait bien qu’elle franchisse les quelques centimètres de cerveau dans un sens ou dans un autre, non ? En tout cas, elle ne resta pas longtemps dans son crâne et disparut rapidement après que Léon se dit en lui-même :
« Ça se trouve, j’ai travaillé dans le milieu de l’aéronautique !
Mais toute réflexion s’arrêta là. Non que Léon fût idiot : c’était juste qu’il ne faisait pas partie de ces gens qui fouinaient, qui cherchaient… qui voulaient savoir qu’elles qu’en soient les conséquences, à n’importe quel prix ! Non ! Lui, il ne savait pas, c’était comme ça et il n’y pouvait rien !
En tout cas, il reconnaissait bien là cet avion de chasse, d’attaque au sol, comme on en faisait à l’époque, après la seconde guerre mondiale : un fuselage entièrement circulaire, un double manche à air encadrant le poste de pilotage, le tout sur un turboréacteur de chez Rolls-Royce : c’était un bijou à l’époque, et probablement encore de nos jours !
« Un bijou aux performances largement réduites du fait de son poids, se dit Léon, mais bon…
Et puis il se surprit lui-même en observant encore l’appareil :
« Bin c’était pas un monoplace normalement, ce truc-là ?
Et de fait, il constatait qu’il n’y avait pas une seule visière mais deux, installées l’une derrière l’autre. Et à bien y regarder, il distinguait effectivement deux ombres aux postes de pilotage. Alors était-ce bien un Ouragan ? Et si oui, de quel modèle ?
En tout cas, vu d’en bas, l’aéronef devait bien faire un peu plus d’une dizaine de mètres de longueur pour une envergure encore un peu plus large. Pourtant, bien qu’étant sûr de connaître l’engin, Léon le regardait sans croire ce qu’il voyait. Non qu’un appareil comme ça n’était pas crédible : c’était surtout le fait qu’il soit là qui était impossible. Certes, ses souvenirs lui rappelaient que la cabine était pressurisée, mais quand même ! Ça n’était pas un engin fabriqué pour trotter dans l’espace ! Car il était patent qu’il n’était pas sur Terre, vues les environs !
« Il se passait des choses bien curieuses ici, songea Léon. D’abord ces trois petits monstres qui jouaient aux pépiniéristes, repartis dans une machine improbable, et maintenant ce vieux jet du XXe siècle dans une situation, à son tour, plus que suspecte !
En attendant, il y avait là un spectacle plutôt bruyant et Léon ne fut pas fâché lorsque, après qu’il eut finalement atterri à proximité, se fit à nouveau un silence de mort. Quelques secondes s’écoulèrent encore avant que la partie supérieure de la cabine avant ne s’ouvre, laissant apparaître un occupant aux allures d’un pilote somme toute banal : cheveux courts, propre sur lui, affublé uniquement d’un foulard aux couleurs foncées qui courait autour du col d’un bomber. Il avait le look parfait du pilote de l’époque, et un large sourire satisfait !
L’homme élargit encore ce rictus en le voyant, visiblement content de le trouver. Il se leva et fit un grand signe amical de la main. Tout cela avait l’air si rebattu ! Ensuite, contre toute attente, il ôta son blouson bombardier, qu’il jeta mollement dans l’avion, et récupéra une espèce de grand manteau qu’il enfila avec une maestria déconcertante. Enfin, avec une agilité non moins inattendue, il rattrapa l’aile gauche du zinc, s’y laissa glisser et sauta prestement au sol.
Le pilote avait l’air confiant comme s’il savait à qui il avait affaire. Tandis qu’il se rapprochait avec entrain de Léon, ce dernier le considéra d’un air dubitatif. Il était donc vêtu de ce long trench-coat de couleur gris chalumeau, disons. De style croisé, il le laissait nonchalamment ouvert malgré les six boutons qui décoraient la descente. Il n’y avait quasiment pas un souffle d’air sur cet astre dégarni, mais le coupe-vent valdinguait de gauche et de droite, au rythme de la démarche du visiteur, et Léon put ainsi constater qu’il disposait en plus d’une doublure intérieure en viscose.
« Grand luxe, pensa Léon, admiratif.
— Les bretelles ? demanda le pilote en tirant sur l’une d’elle, feignant la surprise. Je sais, j’ai vraiment un problème avec mon pantalon ! J’espère que je ne vous choque pas ?
Léon ne répondit pas : à peine esquissa-t-il une expression négative sur un visage interdit. La situation était hors sol.
— Jack Harkness, continua l’étranger. Et vous ?
— Heu… Léon ! Léon Nuq…
— Enchanté Léon ! Drôle de nom tiens !
Le fameux Jack eut l’air de réfléchir, puis reprit à haute voix :
— Ça me rappelle une vieille connaissance qui adorait les paradoxes quantiques… Un gars à qui j’ai voulu vendre une vieille ambulance spatiale complètement vide… une ruine d’ailleurs ! Mais bon ! Qu’importe ! Vous êtes le pompiste ? N’auriez pas par hasard croisé un type un peu plus jeune que moi… qui n’aurait pas eu l’air d’en jouer ?
— Un type ? répéta Léon sans conviction en se demandant bien en quoi son nom pouvait faire penser à des histoires quantiques.
— Oui, mon frère… Gray… Ça vous dit rien ?
Mais l’inconnu ouvrit un œil inquisiteur sur le pauvre Léon qui ne comprenait pas vraiment où il était tombé, puis secoua la tête avec déception et ramassa le seau.
« Mais en même temps, se dit Harkness en lui-même, pourquoi ça lui dirait quelque chose au détenu ? Faut-il que je sois à ce point insensé pour en parler à ce pauvre type !
— Évidemment ! lança-t-il désappointé. Ne le prenez pas mal mais je ne sais pas pourquoi je vous pose cette question ! Quel optimiste balourd je dois faire !
— Je ne sais pas, repartit malgré tout Léon sans certitude, je n’ai pas vu grand monde… Je viens de me réveiller et…
Mais il ne termina pas sa phrase. Il constata que ledit Harkness semblait ne même pas l’écouter. Au contraire, il s’affairait avec le mécanisme du puits sur lequel il avait rattaché le seau.
— Vous allez chercher de l’eau ? questionna Léon.
— De l’eau ? s’étonna Harkness. Ah oui, ça ! Mais bien sûr ! On est là pour ça, non ?
— Si vous le dites…
— Vous savez, reprit Harkness en faisant descendre le seau à travers le sol, je ne fais pas ça pour le plaisir… Mon engin, là…
Il prit le temps de se retourner sur l’avion en le montrant du pouce, puis se remit à la tâche tout en poursuivant son monologue :
— Mon engin, ça fait longtemps qu’il ne carbure plus au kérosène : maintenant, continua-t-il avec un sourire entendu, je l’emmène plus loin que les quatre cent cinquante kilomètres réglementaires !
Léon tourna machinalement le regard vers l’avion. Il s’en doutait un peu que le zinc devait avoir un rayon d’action qui ne correspondait pas à son cahier des charges initial. C’est alors qu’il nota avec surprise qu’il y avait bien un autre larron sous la visière arrière.
— … Et vot’ copain, là, enchaîna Léon, il descend pas ?
— Pas le genre ! s’exclama Harkness en tournant à nouveau la tête. Si ça le tente, peut-être, mais pas le genre !
Puis, alors que la main droite tenait un seau qui semblait être arrivé à bout de course, il plaça la gauche sur le côté de son visage, en forme de porte-voix :
— Lorro ! Descends de ton cheval et viens saluer notre ami !
Aucune réponse !
— Bon, reprit Harkness en entreprenant la manivelle dans l’autre sens, je crois que mon passager n’a pas très envie de bouger !
Lentement, il commençait à remonter son récipient. Là-bas, il n’y avait pas un mouvement, juste une ombre qui semblait intéressée par ce qui se passait autour du puits. Léon fronça les sourcils pour tenter de dévisager l’autre visiteur, mais sans succès. Il n’avait pourtant pas l’air d’avoir un profil courant. Dans l’ombre du poste de pilotage arrière, il croyait discerner… les vagues contour d’une silhouette féline !
« Bois-moi ! »
— Mais enfin, finit-il par lâcher, c’est qui, votre passager ?
— Lorro ? C’est mon Lorro, tout simplement… Tiens, ajouta-t-il en désignant la manivelle, remontez-moi ça, je vais quand même aller le chercher. Ça lui fera du bien de se dégourdir les jambes !
— Dak… lâcha timidement Léon en attrapant l’engin qu’il actionna à son tour.
Harkness fit quelques pas vers l’avion et la seconde visière s’ouvrit, laissant apparaître un visage singulier qui, selon Léon, aurait pu s’apparenter au mélange entre un homme et un gros chat.
— Voyez, Léon ! Il suffit qu’on s’intéresse un peu à lui et c’est magique : la visière du 451 s’ouvre, comme par enchantement.
« Du 451 ? s’interrogea Léon. Alors ce n’était pas un Ouragan… en tout cas pas un MD-450 !
— C’est pas un 450 ? s’étonna-t-il à voix haute.
— Vous êtes connaisseur ! répondit Harkness surpris, en stoppant sa marche. Mais vous avez raison, c’est une version plus récente et c’est bien pratique pour voyager en couple !
Dans l’avion, l’ombre se leva et Léon put enfin contempler ce qui devait être l’amant de son visiteur : un humanoïde, mais probablement de nature extraterrestre. Pour tout dire, il ressemblait littéralement à un homme avec une tête de félin… de guépard, oui ! Avec un pelage de couleur sable et des tâches noires, l’individu était affublé d’un costume en tissu plutôt simple, en comparaison du bomber, qui lui tombait mollement sur le reste du corps.
— Bon, je crois qu’il ne descendra pas, reprit Harkness en faisant demi-tour. De toute façon, on a fini !
Il récupéra le seau, qu’il emmena vers son avion, et le tendit au fameux Lorro. Des espèces de griffes rétractibles semblèrent émerger de puissantes mains poilues qui agrippèrent le précieux fluide, avant de le verser quelque part à l’intérieur du vaisseau.
— Et voilà ! lança Harkness en reprenant le récipient. On est tranquille pour quelques parsecs ! Je vous rends votre outil de travail, Léon, et encore merci pour ce court moment d’échanges.
— Mais c’est tout ? osa Léon. Vous… Qu’est-ce-que je fous là, moi ?
— ‘Vous inquiétez pas pour ça, Léon ! Aidez-moi plutôt à monter là-dessus !
Et comme mu par une envie irrésistible, Léon se rapprocha, presque contre son gré, joignit les deux mains et se porta au pied de l’appareil. Il avait l’impression d’avoir attendu toute sa vie pour cela, comme si ce geste était l’aboutissement de son existence. Il attendit ensuite dans cette position, patiemment, obéissant, ce qui eut finalement pour effet de faire éclater de rire le pilote :
— Il vous a bien eu ! réussit-il à lâcher en posant un pied sur les mains du pauvre Léon.
— Mais…
— L’une des capacités de la race de Lorro, Léon, est la possibilité d’influencer vos actes ! Et quand je vois la vitesse à laquelle vous avez réagi, je crois bien que c’est chose faite ! Encore merci, Léon, ça a été un véritable plaisir !
Et c’était vrai… C’était vrai que Léon avait agi sans réfléchir, sans le vouloir, comme s’il était normal de faire la courte-échelle à un pilote et qu’il en tirait une grande fierté. Il s’en trouva ridicule et ne sut que répondre.
Dans l’aéroplane, il vit deux mains lui faire signe : une devant et une derrière, puis le Mystère de Nuit commença à bouger. Lentement au début, puis très rapidement ensuite, il déroula plusieurs dizaines de mètres avant… de décoller à la verticale !
Tout cela était particulièrement désagréable, fort improbable et passablement inextricable…
4 - Le monarque
Et soudain, sans prévenir, il y eut cette question qui semblait surgir de nulle part… et de partout à la fois :
— S’il vous plait…
La voix, infantile, venait de derrière Léon. Il se retourna et se retrouva face à face avec le sosie de Denis de Rougemont, un titi aux cheveux d’or qui semblait tout droit sorti du roman d’un aviateur tourmenté par les discordes de son temps.
— Dessine-moi un mouton !
— Hein !
Ce fut la seule réponse que Léon put éructer sur le moment. Trop d’informations venaient bousculer son cerveau en quelques secondes. Première chose, Denis de Rougemont était mort depuis longtemps, bien entendu. Ensuite, le gavroche qui était devant lui n’avait pas l’air vrai, même s’il évoluait comme un être humain normal : c’était comme un dessin en trois dimensions qui aurait eu le pouvoir d’évoluer dans notre univers. Et enfin, « Hein » n’était pas la suite logique de l’histoire de Saint-Ex. Normalement, la suite logique devait donc être, à nouveau « Dessine-moi un mouton ».
Et de fait :
— Dessine-moi un mouton !
Léon ne put s’empêcher de sauter sur ses pieds. D’abord à cause de l’étonnement produit par le contexte, mais surtout parce que c’est ce qu’il se passait normalement dans l’histoire du petit bonhomme.
Il ne fut cependant pas frappé par la foudre et la suite des événements s’en trouva modifiée. Ainsi, il répondit qu’il n’avait ni les moyens, ni l’équipement, ni le savoir et ni l’envie de dessiner un mouton, car il avait bien d’autres chats à fouetter. Je vous laisse ici les mots qu’il utilisa histoire que cela soit plus clair :
— Mais enfin, gamin, crois-tu vraiment que ce soit le moment de dessiner un mouton, un éléphant, un boa ou de vieilles cornes sur un vieux bélier ?
— Tu n’as qu’à me dessiner une boîte ! argua-t-il alors sans se démonter.
— Une boîte ?
Léon n’y croyait pas : tout ici ne tenait pas debout ! Ce gamin, cet environnement, les drôles de visiteurs qu’il avait rencontrés tout à l’heure et puis, de tout façon, cette discussion qui n’avait ni queue ni tête.
— Bien sûr, répondit le jeunot comme si cela était évident. Ainsi, je pourrai l’inviter à s’établir chez moi. Ce n’est pas grand mais ça suffira.
C’était irréel ! Léon le regardait avec des yeux ahuris… si ahuris qu’il était prêt à dessiner une boîte. Mais non ! il n’en aurait pas le temps : alors qu’il cherchait autour de lui de quoi griffonner quelque chose qui ressemblerait à un enclos fermé, le petit chose avait actionné le tourniquet géant qui était enfiché au-dessus du puits : comme ceux d’avant, il récupérait ce fluide qui ne devait définitivement pas être que de la bête eau.
Alors, tandis que le petit bonhomme continuait de s’affairer, il vint à Léon une question si bête qu’il n’y avait même pas pensé auparavant : comment ce petit garçon avait-il bien pu arriver ici ? Il releva la tête et, curieux, lança son regard un peu plus loin, du côté d’où venait des sons stridents auxquels il n’avait pas fait attention : là où s’agitaient… de bien drôles d’oiseaux.
— Ce sont des oiseaux migrateurs sauvages, s’enquit le jeune garçon en remarquant le comportement de Léon. Ils m’ont déposé ici et je m’apprête à repartir avec eux… mais d’abord, je dois les nourrir… leur donner un peu de carburant !
« C’était donc ça ! pensa Léon. Du carburant ! Cette flotte, c’est du carburant, et elle doit pas être juste composée d’eau !
Là-bas, à une trentaine de mètres, il compta six bestiaux qui semblaient attendre, impatients, poussant des cris plus ou moins aigus et plus ou moins forts.
— Mais, s’étonna-t-il, pourquoi des oiseaux différents ? Pourquoi pas un groupe de plusieurs oiseaux identiques ?
— Pourquoi ? Mais tout simplement parce qu’ils ont chacun leur utilité. Par exemple, c’est la sterne, là, qui m’a permis de venir jusqu’ici pour faire le plein. Les autres n’en auraient pas été capables… Elles auraient peiné à me porter.
C’était si logique… et à la fois si peu cohérent !
— Mais enfin, mon petit bonhomme, tu viens d’où ?
— J’ai une rose…répondit l’interpellé qui était bien décidé à ne pas aider le pauvre Léon. Elle est née entre des graines de baobab…
— De baobab ! coupa Léon qui n’entendait rien à ce qu’il entendait. Mais qu’est-ce que tu me racontes là ?
— C’est ma planète ! Elle est trop petite pour moi alors je crois que ça ne sert à rien de dessiner une boîte : elle écrasera ma rose qui me reprochera encore mon inattention à son égard…
Décidément… il n’y avait rien à en tirer ! Ou plutôt il fallait faire le tri dans les informations qui arrivaient en vrac.
— Voilà ! glapit-t-il soudainement en attrapant le seau qu’il avait enfin remonté. On va pouvoir y aller !
Il souleva le contenant de ses deux mains en l’attrapant par l’anse et le porta avec difficulté jusqu’aux oiseaux qui paraissaient danser autour de lui. Enfin, il le déposa devant lui et, tournant la tête vers Léon, se félicita de ce travail.
« Bois-moi ! »
— Tu vois, Léon, ils vont pouvoir se régénérer, maintenant !
Bien sûr, le terme de « régénération » intrigua Léon au plus haut point, mais quelque chose d’irréel l’interloqua encore plus en entendant ces mots : comment diable ce petit bout de chou pouvait-il bien connaître son prénom ?
— Évidemment, continuait-il, mes deux puffins sont les plus gourmands ! Ils ne sont pas les plus rapides, mais restent très endurants. Je me demande bien ce qu’ils vont trouver à faire de leurs journées quand je serai rentré dans mon royaume.
— Ton royaume ?
— Oui, là où mon bécasseau à poitrine cendrée a établi son nid pour quelques temps.
— Ah oui… esquissa Léon sans trop adhérer à tout ça… Je vois ! Et les deux derniers, là… Ils boivent pas ?
— Mes oiseaux ne boivent pas ! Ils mangent. Ils se restaurent. Ils se régénèrent. Et mon taquet motteux a beau être tout petit, c’est un grand chasseur.
— Alors tes oiseaux ont tous un rôle bien défini…
— Ma sterne est infatigable, mes puffins sont vigoureux, mon bécasseau est un garçon responsable et mon petit taquet sait où il va. Quant à ma barge rousse, elle est rousse…
— Et ça la rend particulière ? osa Léon sans trop saisir l’avantage ou l’utilité de la chose.
— Forcément ! répondit le petit visiteur en haussant les épaules. Forcément, puisque c’est la seule qui est rousse !
« Ah ! continua-t-il en récupérant le seau, c’est fini ! On va pouvoir y aller. Je te laisse récupérer le seau, Léon ?
Hagard, l’homme rejoignit la drôle de confrérie humano-volatile.
— Tu sais, Léon, c’est dommage que tu ne sois pas un renard.
— Un renard ?
— Oui, un renard… Tu sais ce que c’est qu’un renard hein, Léon ?
— Bah oui, répondit Léon, dubitatif.
— Alors tu vois, si tu avais été un renard, j’aurais juste compris que l’essentiel n’est pas là… Je vais rentrer chez moi avec six oiseaux migrateurs et je n’aurai même pas la place de les installer. Peut-être devrais-je les enfermer dans une boîte, avec le mouton…
Et tandis qu’il disait ces mots, les drôles de volatiles qui l’avaient accompagné s’élevèrent dans l’atmosphère pesante. Le petit chose attrapa d’une main sa sterne par les plumes et se laissa emmener, lentement, vers les cieux. De l’autre main, il fit un vague geste amical au pauvre Léon qui, d’en bas, avait l’air complètement tassé sur cette gigantesque tranche de pain aérolithique aux mornes reflets.
Tout cela était particulièrement désagréable, fort improbable et passablement inextricable…
5 - Le globe-trotter
Au moins dix bonnes minutes venaient de s’écouler… dix longues minutes que Léon avait mis à profit pour… pour rien, à part se demander quel était l’objectif de la manœuvre : enfermer six oiseaux dans une boîte avec un mouton ? Et le renard alors ?
Il finit malgré tout par oublier ces histoires de volatiles, d’ovin et de canidé, puis récupéra le seau qu’il rattacha prestement à la corde. Il y eut alors un bruit sourd, répétitif et lancinant qui, s’il était quasi inaudible au début, devenait de plus en plus perceptible. Ça ressemblait à la sirène d’un véhicule de secours, mais c’était comme un chuchotement.
Léon tourna la tête en direction de la source sonore et, s’il ne vit rien au début, finit par deviner l’apparition d’une espèce de boîte bleue sur laquelle était inscrites, au-dessus de la porte, les lettres suivantes :
POLICE BOX
Interdit, il ouvrit de grands yeux ronds devant le spectacle invraisemblable qui s’offrait à lui, à moins d’une dizaine de mètres. Sa situation devenait vraiment de plus en plus impensable ! Il était là, dans un lieu qui lui était complètement inconnu et à la flore pour le moins surprenante, sinon disparate, devant un puits que d’aucuns recherchaient avec envie. Et ce n’étaient pas que des pékins moyens à première vue… et voilà que surgissait de nulle part une cabine téléphonique ! Ça commençait vraiment à devenir dingue tout ça : il ne manquerait plus qu’un horrible gnome monté sur ressorts sorte de cette boîte avec un oreiller usagé !
Ce ne fut cependant pas le cas, mais Léon n’en fut pas plus rassuré quand il vit un énergumène qui passait une tête indiscrète à travers la porte qu’il venait d’entrouvrir. Surgirent ensuite une main et un pied, comme si l’inconnu sortait avec circonspection de son espèce de drôle de commode. Enfin, les yeux du visiteur se posèrent avec intérêt sur Léon, et il finit par le saluer avec un grand sourire en poussant en grand l’ouverture.
— Ah ! lança-t-il comme s’il s’attendait tout naturellement à trouver Léon, bien le bonjour… enfin si bonjour est approprié, car je ne vois pas de soleil ici ! L’ambiance me fait penser au Foyer… mais nous ne sommes pas au Foyer, n’est-ce-pas ? Bien sûr que non !
À la vue du puits, il stoppa net alors qu’il avançait et son regard passa du puits à Léon, puis de Léon au puits et, à nouveau, du puits à Léon.
— Vous êtes ? quémanda-t-il.
— Léon, répondit l’interpellé avec une grande hésitation, Léon Nuq.
— Ah oui, je vois ! Oui… Vous êtes là… Laissez tomber ! Bien, je dois faire le plein ! Vous permettez ?
— Faites… hasarda Léon sans conviction, à nouveau avec le désarroi d’un singe devant un clavier.
Mais le propriétaire de la cabine téléphonique n’avait pas attendu la permission de Léon. Il avait agi comme si cela allait de soi et avait envoyé le seau vers le fond de la caverne, cinquante ou soixante mètres plus bas. Il attendit quelques secondes puis entreprit de le remonter, comme les autres l’avaient déjà fait.
« Bois-moi ! »
Enfin, au bout d’un moment, il reprit la parole, comme pour tuer le temps :
— Je suppose que, étant donnée la situation tragique et irréversible dans laquelle vous vous trouvez, vous n’avez aucune information à m’apporter sur un certain Javic ?
— Javic, répéta machinalement Léon d’un air interrogateur.
— C’est bien cela ! Javic Piotr Thane ? Des nouvelles ?
L’inconnu s’appuya sur le bord du puit, l’air à moitié inquisiteur et à moitié interrogateur. Léon, de son côté, n’avait jamais entendu parler d’un Javic ou d’un Piotr. Il n’eut cependant pas le temps d’esquisser la moindre réponse car l’autre enchaina presqu’immédiatement, comme s’il avait prévu la réponse :
— Évidemment ! lança-t-il un peu pour lui-même. Bien sûr que non ! Comment un condamné pourrait-il avoir des nouvelles d’un mort ?
— Y’a bien un Jack qui est passé, risqua Léon sans bien comprendre ce qu’il entendait par « condamné ». Un capitaine… C’est pas un Javic mais un Jack : Jack Harkness je crois. C’est bien ça hein ? Tout à l’heure, il y a…
Léon jeta un coup d’œil à sa montre. Il ne savait pas trop si les neuf coups représentaient des heures, mais si c’était le cas :
— … environ… à peu près… impossible à dire !
L’étranger faillit en lâcher la manivelle et arrêta net le mouvement circulaire qui permettait de remonter le seau. Il fixa la corde sur un tirant et s’approcha de Léon, l’air ahuri :
— Jack ? Ici ? Vraiment… Vous êtes sérieux ?
Il n’y croyait pas et avait l’air sincèrement désarçonné, comme s’il n’avait jamais calculé cette probabilité de réponse.
— Vous avez vu Jack ? continuait-il, incrédule. Mais alors… Que vous a-t-il dit ? Que voulait-il ? Où allait-il ?
— Houlà… balbutia Léon sans savoir où tout ça allait le mener. Je sais pas moi ! Je crois qu’il cherchait son frère… Vous l’avez pas vu vous son frère ? Non ? Peut-être…
— Son frère ? répéta avec surprise le voyageur, Gray ? Mais alors ça signifie qu’il ne l’a pas encore retrouvé. Mais les implications sont extraordinaires dans ce cas, mon jeune ami ! Nous ne sommes pas encore dans le temps qu’il convient !
Il était réellement excité et réfléchissait à haute voix, déversant un flot de paroles ininterrompu. Léon avait du mal à suivre et restait dubitatif, dans l’incompréhension la plus complète et la bouche à moitié ouverte.
— …ou alors il l’a déjà retrouvé mais nous serions dans la configuration où il serait sorti de cryogénisation… On est bien en l’an 2243 n’est-ce-pas ?
— Heu…
— Ce n’est pas une question, Léon, coupa le visiteur en reprenant la manivelle avec vigueur comme s’il expliquait quelque chose de très important, c’est une affirmation ! Alors c’est une bonne nouvelle qui n’est pas si bonne ; Jack est sorti de cryogénisation, Gray aussi, mais j’ai perdu le premier et le premier a encore perdu le second… Je suis clair ?
— Eh bien…
Le type, pensa Léon, n’était absolument pas clair du tout. Pour tout dire, il ne comprenait rien à tout ça. Le gars, le capitaine Harkness, n’avait pas été franchement très accessible quand il était passé tout à l’heure, mais alors là, c’était le pompon ! Finalement, ils allaient bien ensemble, ces deux-là !
— L’essentiel, dit l’étranger en attrapant le seau rempli de cette espèce de carburant que, décidemment, tout le monde s’arrachait, c’est qu’il soit passé. Je vais essayer de le suivre…
— Le suivre ? s’étonna Léon. Mais enfin, il est loin… Ça fait un moment qu’il est reparti, vot’ Jack !
L’individu ne répondit pas… Il n’avait pas l’air intéressé. Au contraire, il se dirigea vers son espèce de cabine téléphonique bleue, ouvrit la porte de sa main libre et se jeta à l’intérieur, comme s’il y avait la place d’y courir un cent mètres !
— Vous avez un nom curieux, l’ami ! lança-t-il alors qu’il s’engouffrait dans son engin.
— Curieux ? hasarda Léon sans bien comprendre.
— Léon… Nuq ! Nuq Léon, c’est très… particulaire, comme nom !
— Particulaire ? souffla Léon sans comprendre un traitre mot.
— Mais bien sûr, le monde des particules, le nucléon, Léon ! Le nucléon, c’est ce qu’on trouve dans le noyau des atomes ! Et Nuq… NUQ, c’est le Nœud Unidimensionnel Quantique ! Vous êtes la preuve que ce qui se passe au niveau moléculaire n'est pas crédible à notre échelle !
« … et c’est pour ça, continua le voyageur en jetant un regard suspicieux à l’intérieur de la cabine téléphonique, que mon vaisseau n’en fait parfois qu’à sa tête !
— Ah ? Mais ça veut dire quoi ça, demanda sans conviction Léon.
— Rien ! lança l’homme comme s’il avait trouvé le Graal. Rien, mais c’est tellement inattendu ! Allez, adieu l’ami, et merci pour ces deux informations !
Ces deux informations ? s’étonna intérieurement Léon. À part le passage du fameux Jack, il ne lui avait pas semblé avoir donné deux informations !
Mais qu’importe, apparemment ! Tout ça n’avait pas d’importance. Devant lui, la porte de l’engin rectangulaire claqua et la cabine disparut, lentement, emportée par un léger son grave et monotone. L’inconnu était parti. Il s’était envolé, évaporé, et Léon n’avait même pas pu prendre le temps de profiter du téléphone ou de savoir ce que ce type saugrenu entendait par « condamné ».
Parlait-il de lui ? Ça semblait évident ! Quand il a dit : « Comment un condamné pourrait-il avoir des nouvelles de Jack ? », il ne pouvait parler que de lui.
Il venait donc d’apprendre trois choses. Un : il n’avait plus de seau. L’autre était parti avec ! Deux : on était en l’an 2243. Et trois : il était condamné. Mais condamné à quoi ?
Tout cela était particulièrement désagréable, fort improbable et passablement inextricable…
6 - Le gobelin
Voilà !
Léon était de nouveau seul… avec encore plus de questions.
Il leva les yeux au ciel en se demandant ce que c’était que tous ces visiteurs improbables, ces gens qui semblaient le prendre pour un fournisseur d’énergie.
Il savait qu’il y avait quelque chose d’anormal, quelque chose dont il ne se rappelait plus. Était-ce un bien, cette amnésie, ou une malédiction ? Était-ce mieux comme cela, cette absence ? Si on l’avait installé ici, c’est qu’il y avait forcément une raison, quelque chose qui a poussé un groupe, une société ou même un état à le laisser dans cet environnement aride.
Où était-il ? Il faudrait qu’il ose poser des questions, la prochaine fois qu’il aurait de la visite. Ceux qui passaient le voir n’avaient pas l’air belliqueux, bien qu’étranges, et c’était tant mieux. À priori, ils passaient ici pour une seule et unique raison : l’énergie… l’énergie de cette eau étrange qu’il avait goûtée alors qu’il était encore en bas !
« Bois-moi ! »
En tout cas, vu le nombre de visiteurs, l’endroit devait être assez coté. C’était étrange… car dans ce cas, le cours d’eau devrait être relativement vite à sec. Comment donc pouvait-il bien se régénérer ? Et surtout dans cet environnement sec, aride et lourd-dingue !
Et pourtant, le truc était loin de la vidange ! Alors comment se faisait le réapprovisionnement ? Et par qui ?
Léon en était là de ces considérations quand il aperçut, au-dessus de l’horizon, une zone sombre dans ce ciel étoilé… une zone sombre qui semblait se déplacer lentement, très lentement, vers le sommet la voute céleste.
Était-ce un trou noir ou tout simplement un gros vaisseau qui traversait l’espace aérien de cette zone où il n’y avait ni soleil, ni lune ? En tout cas, cela n’avait nullement l’air agressif, ni même inquiétant. En effet, à mesure que cette masse sombre montait dans les cieux, les étoiles qu’elle dissimulait finissaient par réapparaître après son passage.
Incrédule, assis au sol avec le dos posé sur la potence du puits, Léon regardait cette masse qui était maintenant arrivé dans le quart supérieur de la voute nocturne. Cette chose avait l’air ronde mais c’est tout ce qu’il pouvait en tirer à cet instant. Et puis, après encore quelques minutes, il finit par apercevoir une petite lumière qui apparaissait régulièrement, comme un clignotement, devant cette masse sombre. Et soudain, il la reconnut ! Il n’y avait aucun doute ! Cette grosse masse sombre dans le ciel d’encre de l’espace, là-haut, il ne la connaissait que trop…
Cette masse ronde piquetée de cratère, c’était juste la Lune !
Sa Lune, celle de sa Terre !
… et elle passait là, dans les cieux, comme mue par un moteur invisible qui la transportait tranquillement, sans empressement, dans le silence glacial d’un cosmos qu’il désespérait de reconnaître…
Encore un mystère ! Léon ne comprenait pas ce qu’il voyait : il était certain de ne pas être sur sa bonne vieille Terre, bien sûr, mais cette lune… Sa Lune ! Elle était reconnaissable entre toute ! Que diable pouvait-elle faire bien faire dans le secteur ?
Car aucun soleil n’envoyait nul rayon sur cet astre mort qui progressait, lentement, dans cette courbure ténébreuse qui embrassait se spectacle insolite. Seule se dessinait une forme cendrée sur laquelle s’ébauchaient de vagues formes circulaires, témoins de la présence d’innombrables cratères… et le visage de son ami Pierrot qui semblait l’observer…
Mais ce qu’il se passa alors dépassa les idées les plus folles de Léon, malgré tout ce qu’il venait déjà de vivre. Il apparut soudainement, comme en réponse à cette lueur blême et timide que reflétait la Lune, comme une vibration des ondes lumineuses, à quelques mètres à peine de lui. L’image se troubla d’abord au niveau du sol puis, petit à petit, un photométéore sembla s’élever du sol, lançant vers le ciel un dégradé de couleurs qui se mêlait à l’atmosphère pourtant peu humide environnant.
Cette espèce d’illusion d’optique continua de grandir, traçant avec elle un arc coloré démesuré. De fait, elle finit par s’élever à plusieurs dizaines de mètres de hauteur. Puis, peu à peu, elle dessina une courbe parfaite pour aller retomber à quelques centaines de mètres.
« Un arc-en-ciel ! éructa Léon en lui-même sans trop y croire.
Il était assis là, à deux pas à peine de l’une des plus belles illusions d’optique que la création put façonner… à deux pas de l’une des légendes les plus ancrées dans l’imaginaire collectif : à l’un des deux pieds des arcs-en-ciel se trouvait toujours un trésor !
Toujours !
Mais alors…
Léon se releva d’un bond. Comment cela pouvait-il être possible ? Décidemment, rien de ce qu’il se tramait ici n’était cohérent ! Il n’avait qu’à faire un pas, un seul, et tendre la main pour toucher ce qui devrait normalement n’être qu’une chimère.
« Et s’il y avait vraiment un trésor, là, au pied de ce monstre lumineux !
C’était si incongru ! Et si saugrenu aussi !
Léon s’apprêtait à faire un pas vers ce mirage. Il fallait qu’il sache : comment ?
Mais alors qu’il levait un pied, il fut stoppé net par un autre phénomène qui n’avait rien à envier à celui de l’arc-en-ciel : alors qu’il se préparait à toucher l’improbable, il le vit : il le vit apparaître, comme s’il surgissait du néant.
— Eh bien ?
— Je…
Mais Léon ne termina pas sa phrase. Il avait devant lui un être… une chose… une énormité telle qu’il n’en avait jamais observée…
— N’a jamais vu un lutin celui-là, aussi ?
— Aussi ? répéta bêtement Léon, avec la voix cassée par la stupéfaction.
Et en effet, la silhouette affichée du nouveau venu évoquait les contes des frères Grimm les plus fous. Imaginez : un petit bonhomme pas plus haut que trois pommes arborant une grosse bedaine et manquant de marcher sur sa longue barbe blanche à chaque pas qu’il faisait ! Malaisé, il tenait dans ses bras un oreiller fatigué qu’il ne semblait pas près de lâcher. Et avec ça, toute la hargne d’un vieux refoulé qui n’aurait jamais eu la connaissance de l’amabilité : des yeux méfiants et espiègles enfoncés dans un visage renfrogné, le tout affublé d’une voix nasillarde peu engageante.
Ça n’était décidément pas le bon gnome des contes de fées, et un sentiment de malaise envahit Léon :
« Alors, pensa-t-il avec appréhension, si c’est ça, le bon génie des arcs-en-ciel…
— Allons ! Allons ! lança le petit rogue en fronçant les sourcils. On n’a pas que ça à faire !
Et tout en disant ses mots, il plongea tant bien que mal l’une de ses mains dans son grand manteau rouge, manquant de lâcher l’oreiller.
— Voici ! dit-il avec impatience en tendant un vieux seau en bois qu’il sortit de l’enchevêtrement de sa vieille roquelaure.
Il le déposa devant un Léon incrédule puis, agacé, reprit son monologue :
— Peut-être que ce n’est pas ce que vous cherchiez, reprit-il avec une certaine contrariété. Vous êtes bien le pompiste, non ?
— Bin…
— Et votre dernier client est parti avec votre seau ? Non ?
— Bin…
— Et vous n’avez aucun seau de rechange, comme il se doit ?
— Je crois bien que…
— Et voilà ! Donc voilà.
Tout en serrant son oreiller avec un bras, il montrait le seau de l’autre main.
La situation était tout simplement singulière. Léon tendit la main, hésitant, et attrapa le seau tout en faisant un signe poli de la tête pour remercier. Il n’osait dire un mot.
— Allez-y, lança à nouveau la chose aux oreilles pointues, c’est pour vous ! Ne me dites pas que vous attendiez autre chose, que diable !
Mais si ! Léon avait toujours en tête cette histoire de trésor. Il aurait bien voulu aller voir de l’autre côté du pied de l’arc-en-ciel s’il n’y avait pas un chaudron ou quelque chose du même genre. C’était quand même une sacrée aubaine, et franchement, il aurait bien échangé son seau contre un bon magot !
— N’y pensez même pas, Léon !
« Encore un qui connait mon nom, considéra le pauvre Léon. C’est une épidémie !
— J’ai juste lu votre nom dans votre tête… Simple !
« Dans ma tête, médita encore Léon. Mais il lit dans mon esprit ou quoi ?
— Non ! Non ! Pas dans les esprits ! Je lis vos pensées, tout simplement, et je vois bien que vous êtes complètement à côté de la plaque, mon misérable compère !
— Vous lisez dans ma tête ?
— Oui, je lis dans votre tête… et non, le temps n’est pas venu de récupérer mon trésor.
— Mais enfin, finit par éructer Léon qui, peu à peu, reprenait du poil de la bête, vous êtes qui au juste ?
— Je suis qui ? rétorqua le farfadet un peu surpris.
Puis il éclata de rire. C’était un rire aigu, fort et déplaisant, mais surtout outrageux, acide et caustique. Le petit esprit des arcs-en-ciel avait l’humour piquant et acidulé. Il éructa encore un peu de plaisir sarcastique puis finit par reprendre, entre deux hoquets :
— Je suis celui qui s’occupe des holocaustes, des oreillers et des seaux… et accessoirement des trésors !
— Ah ! souffla Léon qui commençait à s’intéresser à la discussion. Le trésor…
— Oui, le trésor ! Mon trésor ! Et nul n’y touchera tant que je ne l’aurais décidé.
— Et là…
— Et là je ne l’ai pas décidé ! Et plus : il serait peu judicieux que de vous le laisser puisque vous n’aurez nul temps d’en profiter. Et puis le temps n’est pas venu.
Soudain, avant même que Léon ait pu aborder les deux questions qui lui étaient venues à l’esprit, le gnome releva la tête qu’il couvrit d’une espèce de coiffe cramoisie ridicule :
— Il est temps pour moi, cela-dit ! Et non, vous n’aurez nul temps d’en profiter ! Et oui, il n’est pas temps.
Léon le regarda sans bouger alors qu’il entreprenait un demi-tour et disparaissait derrière son arc-en-ciel. Il avança lentement un pied, prêt à le suivre, mais le temps… le temps était omniprésent et il ne suffit pas. Alors qu’il avait à peine bougé, l’arc-en-ciel se décomposa et retomba en milliers de couleurs sur le sol, comme happé par une force invisible.
Il n’y avait plus rien ! Il n’y avait plus rien qu’un vieux seau vide, et Léon eut une pensée monstrueuse : et s’il était le premier homme à récupérer un vieux seau auprès d’un arc-en-ciel ? Et si tous les autres, tous ceux qui étaient parvenus à découvrir ce secret, avaient bénéficié d’un trésor fabuleux ?
…
« Bois-moi ! »
Et toujours cette lune, là-haut, qui se déplaçait lentement, d’un horizon vers l’autre…
Tout cela était particulièrement désagréable, fort improbable et passablement inextricable…
Un réveil inattendu dans un lieu sombre tout aussi suspect…Des rencontres improbables qu’on s’attendrait plutôt à retrouver dans des livres, des bandes dessinées ou d’autres œuvres visuelles plus traditionnelles…
Léon n’y comprend rien ! Et pour cause, il ne se souvient plus de sa vie passée et se retrouve pompiste sur cet astre douteux, morne et décharné.
Alors qui est-il finalement ? Pourquoi est-il là ? Qui l’y a déposé ? Et que lui veulent ces visiteurs ambigus tout droit sortis de l’imagination de nos plus grands auteurs ?
Qu’a-t-il donc fait de si terrible ?
= ajouter un commentaire =
Les commentaires sont réservés aux utilisateurs connectés.
![[imprimer]](/images/print.png)


= commentaires =
énormément de références, bravo ! Après on dirait un conte pour enfants, assez étrange de le lire sur la Zone car ici on les aime mais en brochettes surtout.
Je ne trouve pas que le texte soit particulièrement bien écrit. L'idée de base est plaisante. Abolition de la peine de mort : on efface l'esprit du condamné pour le punir (quoi que je reste persuadé qu'une personne malsaine le restera avec ou sans sa mémoire, mais cela est un avis tout personnel) et on le catapulte sur une planète où il devient par obligation pompiste. Mais le reste du délire, franchement j'accroche pas. De plus ça laisse quand même sérieusement sous-entendre que le condamné est lui-même une machine . Donc niveau suspense proche du zéro. La première partie où il découvre son environnement dans le puits est bien trop longue. Celle où il met en scène le Docteur Who, pas assez… Il y a du rééquilibrage à faire au niveau des personnages. Je ne suis pas certaine de lire la deuxième partie...