LA ZONE -

Un samedi au supermarché

Le 08/11/2025
par LePouilleux
[illustration] Je ne me rappelais plus exactement où j'étais. La sensation de quelque chose de vaseux s'insinuait en moi. Un bourdonnement sourd faisait vibrer mes tympans. J'ouvris tout à fait les yeux. La chambre, plongée dans le noir, ne me donnait aucun indice sur les songes qui avaient secoué mon sommeil au point de me réveiller. Mon esprit demeurait lui-même figé entre le sommeil et un éveil trop brutal pour commencer la journée.
Ma compagne se retourna vers moi, l'air toujours assoupie. De sa bouche sortait les effluves d'une mécanique secrète : odeur d'ail et relents acides refoulés du plus profond de ses entrailles. Je déglutis difficilement en détournant la tête pour échapper aux exhalaisons qui me semblaient à ce point insupportables que je faillis me précipiter aux toilettes. Et pourtant, ce n'était que l'odeur naturelle de ma femme. Mais tout me semblait étranger tout à coup, souillé, loin de tout ce dont j'étais familier. Mon corps, lourd, plus vieux que d'habitude, s'extirpa difficilement de sous la couette. Le mobilier autour de moi sentait le neuf, le propre, tout ce qui pouvait être rassurant. Des choses matérielles objectivement inutiles jonchaient la moindre pièce comme des fétiches nous protégeant de maux relégués aux oubliettes de notre mémoire biologique. La maison, encore plongée dans le noir des volets roulants, représentait la somme d'une infinité de choix rationnels. Elle représentait un aboutissement qui n'était rien d'autre qu'une niche de confort et un terrier d'innovations techniques. Et maintenant ? Il y avait peut-être quelque chose d'ancien que j'avais oublié, qui essayait de remonter à la surface pour venir tambouriner à la porte de mon existence « Calme-toi Yvan, c'est trop deep pour un dimanche matin. » Je commençais à zyeuter une liste de course sur mon smartphone. Puis, je passais complètement à autre chose en prenant un café pour laver cette sensation étrange et dérangeante.


Cette sensation se répéta pourtant, une demie-heure plus tard, dans le rayon biscuits, goûters et pâtisseries de Génialmarché. Le dernier endroit au monde où on pouvait imaginer faire une crise d'angoisse. Alors que je cherchais les barres chocolatées « Capt'ain Bon » à travers les couleurs vivaces des multiples emballages en carton et plastique, un couple de retraités aisés — des boomers — me coupa la route avec son lourd caddie remplit de plus de 1500 euros de marchandises. La roulette avant-droite de leur chariot me heurta la pied et je protestais d'un : « hum !». Mais cela ne les fis pas réagir. Ils continuèrent à traîner le nez en l'air, lents, terriblement lents, en mettant de travers leur caddie pour bloquer complètement le passage aux autres clients voulant traverser le rayon. Je n'existais simplement pas à leurs yeux. Scandaleux. J'étais une contingence qu'on pouvait se permettre d'ignorer. Une chose qui n'existait pas dans cet univers donné. Je me rendis alors compte que la lumière blanche du magasin pulsait beaucoup trop fortement. Elle s'imprimait douloureusement sur ma rétine en me fatigant la vue. Mes yeux se mirent à cligner frénétiquement. La nausée monta à nouveau. Ma tête tournait étrangement. Je fis tomber un paquet de Capt'ain Bon « Milky Latte Cinnamon » par terre. Un détail me perturba : le capitaine ne possédait que quatre doigts sur la main qu'il agitait vers les petits enfants sensés ingurgiter sa barre de chocolat remplit de sirop de glucose. Les deux vieux se retournèrent alors brièvement. Leurs yeux passèrent à travers mon corps, je veux dire, comme s'il mirait à travers une vitre transparente, puis reprirent leur folle chasse aux promos.
Je commençais rapidement un exercice de respiration apprit sur Noustube. Se concentrer sur l'expiration et l'inspiration de l'air. Évacuer l'air calmement pour éviter le déséquilibre des flux. L'angoisse n'est qu'un phénomène physique contrôlable, qui n'a aucune réalité objective. C'est ainsi que me vinrent à l'esprit un éventail de situations apaisantes. Des gouttes de pluie tambourinaient contre le toit en tôle d'un chalet confortable. Un panda grignotait calmement une pousse de bambou. Maman ourse léchait bébé ourson. Un rayon de soleil perçait à travers un champs de blé caressé par le vent. Des nuages frôlait des sommets enneigés à une vitesse folle. Je fermais les yeux, entrevoyant le bout d'un tunnel à la lumière chaude et apaisante. Toute l'angoisse s'estompa de manière miraculeuse. Bordel. Mais pourquoi fallait-il que les responsables marketing de Pestlé aient foutu ces spirales rouges tournant à l'infini dans les yeux du Cap'tain Bon ? Sans doute pour happer l'âme des enfants innocents.

= commentaires =

Lapinchien

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Pute : 106
à mort
    le 07/11/2025 à 18:49:07
Suite du triptyque de LePouilleux sur les zones périurbaine. Toujours excellemment bien senti et écrit. Dommage que la 3eme partie n'existe pas car non écrite durant feu les nocturnales d'écriture du samedi soir.

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