La Zone
La Zone - Un peu de brute dans un monde de finesse
Publication de textes sombres, débiles, violents.
 
 

Messages récents

#1
= INUTILE = / Re : la Zone en clips musicaux
Dernier message par lapinchien - Novembre 17, 2025, 00:19:18
"Regals" par King Plutus featuring Verlaine, lapinchien et Pute à frange
#2
= INUTILE = / Re : la Zone en clips musicaux
Dernier message par lapinchien - Novembre 16, 2025, 16:40:11
"court-bouillon" par Nino St Félix
#3
= INITIATIVES = / Re : texte collectif - le bain
Dernier message par Nino St Félix - Novembre 15, 2025, 18:21:18
Anna était déterminée.

Il y a eu beaucoup de versions, évidemment. Certaines écrites à la va-vite sur des serviettes de bar, d'autres dictées par des gens qui entendaient des voix dans les radiateurs. Le récit n'a jamais tenu droit : il penche, il trébuche, il change de timbre comme un poste de radio qu'on secoue. Personne n'a vraiment su qui parlait, ou qui croyait parler, ou si tout ça n'était qu'un seul cerveau fendu en quatre. Mais ce n'est pas grave : dans ce type d'histoire, il faut accepter que la narration se contamine elle-même, comme une fièvre qui s'empare du texte et déplace les bouches d'une phrase à l'autre. Alors oui : Anna était déterminée — du moins, c'est ce qu'affirme la première voix. Les autres suivront comme elles peuvent.

Et déterminé, il faut l'être, pour le découper comme ça, sans s'énerver, sans se louper, sans dévisser, avec passion mais non sans patience, petits bouts par petits bouts, presque même, il faut le dire, avec une sorte de tendresse, bien naturelle ceci dit vu la tonne d'amour qu'elle lui avait donné, et qu'il ne lui avait jamais vraiment rendu.

Donc avec aussi une douceur, mais assez de nerf pour le trancher, assez de force pour casser les parties les plus solides, écarter sans trembler les morceaux contrevenants à la beauté du geste, dégorger sans ciller les bouts tremblants qui lui firent, sur le coup, penser à la gelée de groseille que confectionnait, en été, mamie Zelie, à l'odeur des kilos de sucre qu'elle y mélangeait. A l'odeur du soleil, à l'odeur des plantes bizarres qu'il ne faut pas toucher, à l'odeur d'essence dans la vieille grange, ou à celle d'œuf pourri dans les recoins du canapé.

Avec retenue, bien sûr, car il ne faut jamais rien oublier, ni le bien, ni le maaaaaaaal. Elle se mit à fredonner, tout en malaxant les parties les plus tendres, en les tournant et les retournant, sans jamais se lasser ; ses doigts devenus des bouches, des nez, des sexes, qui absorbaient, transportaient, exacerbaient chaque sensation, le chaud comme le froid, le sec comme l'humide. Et tout en chantonnant elle se souvenait, la pauvre, de la manière stupide, horrible et déprimante, dont tout avait commencé.

Tout avait commencé par un éclat d'écran, un soir d'hiver où la neige tapissait les trottoirs de Paris comme un linceul immaculé, et Anna, blottie sous une couverture usée, avait découvert Philippe Croizon, cet homme-tronc aux épaules d'acier forgé dans l'adversité, dont les vagues de la Manche s'étaient brisées contre la volonté farouche. Ses exploits n'étaient pas des trophées vulgaires, mais des poèmes gravés dans l'écume salée : traverser l'océan Indien à la nage, quatre mille kilomètres de sel et de rage, sans bras ni jambes pour s'accrocher aux courants, seulement ce torse sculpté par la perte, ce cœur qui battait comme un tambour de guerre contre les abysses. Anna l'avait aimé d'abord pour cette absence sublime, ces moignons arrondis comme des racines d'arbre centenaire, vestiges d'un accident qui l'avait dépouillé mais révélé, un corps réduit à l'essentiel, un vaisseau sans voiles naviguant sur la mer des impossibles. Elle imaginait ses nuits à lui, bercées par le ressac des souvenirs, et les siennes s'en trouvaient hantées : elle, aux doigts agiles de couturière, rêvait de caresser ces contours tronqués, de les habiller de tendresse comme on rhabille une statue antique de marbre ébréché.

Philippe, avec ses traversées de détroits – le canal de Suez, la mer Rouge, chaque bras d'eau un défi lancé au destin –, incarnait pour elle l'amour pur, celui qui n'a pas besoin de membres pour enlacer, mais d'une âme qui palpite au rythme des marées indomptables. Elle collectionnait ses interviews comme des reliquaires, relisant ses mots sur la douleur transmutée en triomphe, et dans le silence de son appartement aux murs tapissés de cartes marines, Anna sentait son propre corps s'alourdir d'un désir inédit, viscéral, pour cet homme qui avait dompté les océans sans jamais plier. Cet amour naquit donc en elle comme une marée montante, irrésistible, emportant ses doutes passés dans un tourbillon d'admiration ; elle le voyait en rêve, flottant nu sur les flots, son torse luisant sous le soleil tropical, et elle se réveillait les cuisses humides de cette ferveur océanique. Mais les marées, hélas, ont leurs reflux, et l'amour d'Anna pour Philippe commença à se teinter de sel amer, quand les nouvelles de ses exploits se firent plus rares, remplacées par des silences radio, des absences qui creusaient en elle un vide aussi vaste que les mers qu'il avait conquises.

Petit à petit, la tendresse vira à l'obsession, un poison sucré qui s'infiltra dans ses veines : elle scrutait les forums obscurs pour des bribes de sa vie privée, imaginant ses amours charnels impossibles, et une jalousie acide lui rongeait les entrailles, transformant l'héroïsme en monopole possessif. L'amour devint toxique comme une algue vénéneuse, étouffant ses propres aspirations – Anna abandonna ses toiles inachevées pour des nuits blanches à guetter son ombre sur les réseaux, son corps à elle se fanant en parallèle, pâle et flasque, tandis que le sien, mythique, enflait en idole intouchable. Bientôt, les exploits de Philippe, jadis phares dans sa nuit, se muèrent en reproches muets : pourquoi n'était-il pas à elle, ce torse invincible, pourquoi sa liberté aquatique la condamnait-elle à une immobilité terrestre, enchaînée à un désir qui la rongeait comme une marée noire sur une plage sacrée ? La toxicité s'épanouit en une dépendance funeste, où chaque vague de doute la submergeait, et Anna, les yeux rougis par des larmes salées, se surprit à haïr les eaux qui l'avaient vu triompher, ces mers complices qui le gardaient loin d'elle, prisonnière d'un amour qui puait le varech pourri.

C'est alors que l'image surgit, fulgurante, dans l'un de ces délires fiévreux : Philippe, non plus nageur des abysses, mais une grosse pomme de terre noueuse, terreuse, blottie dans la terre meuble de son admiration, sa peau rugueuse et bosselée évoquant ces moignons qu'elle avait tant chéris, un tubercule gorgé de promesses pourries. Mentalement, elle le dépouilla déjà : cette pomme de terre massive, Philippe en son cœur charnu et fade, nourrie de ses propres sèves amoureuses, mais refusant de germer pour elle, de s'épanouir en une fleur vénéneuse qu'elle seule aurait pu cueillir. L'identification s'opéra dans un frisson de révélation malsaine, où l'amour toxique se cristallisa en cette métaphore organique : il était cette racine enflée, immobile et insatiable, absorbant toute lumière sans rien rendre, un légume difforme qu'il fallait éplucher pour en extraire la moelle, la vérité amère cachée sous l'écorce. Anna, les mains tremblantes d'une excitation nouvelle, fouilla les recoins de sa mémoire pour des outils ancestraux, mais c'est dans un catalogue veterinaires abandonné qu'elle trouva l'instrument divin : une seringue hypodermique pour éléphants, arme démesurée au dard acéré, capable d'injecter l'amour sous la peau la plus épaisse.

La décision mûrit comme une nuit sans lune, dans le silence de sa baignoire ébréchée, où elle imaginait déjà le rituel : l'attaque par surprise, un soir de crachin parisien, quand Philippe, confiant en sa gloire, franchirait le seuil de son antre, ignorant qu'il y entrerait pour la dernière fois en homme-tronc, mais en tubercule prêt à être pelé. Avec une tendresse perverse, elle prépara le bain, versant des huiles essentielles qui embaumaient la pièce d'un parfum de terre humide et de sucre brûlé, mélange alchimique pour adoucir l'épluchage, car cet acte serait un amour ultime, une dissection amoureuse où chaque lambeau de peau arraché révélerait les strates de leur passion empoisonnée. Et lorsque l'aiguille transpercerait la chair, non pour tuer mais pour libérer – une injection de sédatif doux, suivi du scalpel imaginaire de ses ongles –, Anna fredonnerait à nouveau, les yeux mi-clos, tandis que Philippe, flottant inerte dans l'eau tiède, se muait en pomme de terre émondée, sa chair pâle et vulnérable offerte à sa dévotion finale. Ainsi, dans cette baignoire devenue autel païen, l'amour toxique s'accomplirait en un geste suprême, épluchant non seulement la peau mais l'âme, jusqu'à ce que ne reste, au fond de l'eau rougie de souvenirs, le noyau pur et nu d'un homme enfin rendu à elle, pour toujours, dans la tendresse d'un tubercule dénudé.


La nuit parisienne, gorgée de pluies obliques et de néons qui saignaient sur les pavés, vit Anna frapper comme un serpent au cœur de l'ombre, la seringue hypodermique pour éléphants brandie tel un sceptre alchimique, son dard acéré plongeant dans le cou musculeux de Philippe tandis qu'il quittait son antre, ignorant que cette piqûre n'était pas un baiser mais une promesse de dissolution. Le sédatif coula en lui comme un vin narcotique, alourdissant ses veines d'un sommeil feint qui masquait déjà les braises de sa ruse, et Anna, les yeux luisants d'une piété profane, le souleva avec une force née de l'obsession, son torse massif glissant contre sa poitrine comme un trophée arraché aux flots. Elle le hissa dans le grand sac poubelle Handy Bag, ce géant de plastique noir destiné aux déchets les plus encombrants, et rit intérieurement d'une blague idiote – handy pour emporter un homme-tronc hu hu–, nouant le haut d'un geste presque maternel avant de le traîner sur les trottoirs luisants, son fardeau se balançant comme un pendule de chair inerte. L'ascension des escaliers fut un calvaire intime, chaque marche un aveu de désir, le sac frottant contre les murs écaillés de son immeuble, exhalant déjà l'odeur terreuse de Philippe mêlée à celle du plastique vierge, et Anna murmura des berceuses difformes en le déposant au seuil de sa salle de bains, où la baignoire attendait, emplie d'une eau tiède parfumée d'huiles essentielles évoquant des groseilliers en putréfaction.

Avec une tendresse qui frôlait l'hystérie, elle dénoua le sac, prête à immerger son tubercule humain dans ce baptême inversé, mais voilà que Philippe, ce colosse des abysses, jaillit comme un geyser de ruse, ses yeux grands ouverts sur la trahison, et bondit sur elle dans un silence aquatique, sa bouche s'ouvrant pour viser la jugulaire d'Anna d'une morsure fulgurante qui lacéra la peau en un sourire rougeoyant. Sans bras pour l'étrangler, sans jambes pour la piétiner, il invoqua l'arme primordiale de son arsenal charnel, sa grosse bite érigée en fouet impitoyable, tournoyant telle un nunchaku improvisé, un membre gonflé de sel et de fureur qui s'abattit sur le visage d'Anna comme une vague de chair punitive. Il allait bifler cette grosse pute jusqu'à ce qu'elle recrache son vagin. Pendant dix longues minutes, ce balai obscène fouetta l'air et la chair, le premier coup fendant la pommette gauche en une entaille qui libéra un flot de sang salé rappelant les mers qu'il avait domptées, le deuxième écrasant l'arcade sourcilière dans un craquement sourd, faisant jaillir des éclats d'os comme des perles d'un collier brisé. La troisième et quatrième volée martelèrent les lèvres tuméfiées, les gonflant en fruits blets qui éclataient sous l'assaut, crachant des jets de salive mêlée de croûtes naissantes, tandis que la cinquième et sixième cinglaient les joues, y gravant des sillons purpurins qui irradiaient une chaleur infernale, la peau se décollant par lambeaux comme l'écorce d'un arbre foudroyé. Les septième et huitième impacts visèrent les tempes, provoquant un bourdonnement cataclysmique dans le crâne d'Anna, où les vaisseaux se rompirent en cascades internes, son œil droit gonflant déjà en une baudruche violacée qui obstruait la vision d'un voile pourpre, et la neuvième, plus vicieuse, frappa la gorge exposée, comprimant la trachée en un spasme asphyxique qui arracha un gargouillis humide, les cartilages se fissurant comme du verre sous le marteau. La dixième minute culmina en une rafale frénétique, la bite de Philippe s'abattant sans relâche sur le nez écrasé, le broyant en une masse cartilagineuse informe d'où jaillissaient des fontaines écarlates, sur les dents qui volèrent en éclats ivoirins souillant le carrelage, sur les oreilles qui tintèrent d'un carillon de douleur avant de se remplir de sang coagulé, jusqu'à ce que le corps d'Anna convulse en un arc de souffrance, ses membres se raidissant en un dernier sursaut avant de sombrer dans le coma, un masque de chair ravagée où seul le souffle erratique trahissait encore la vie.

Alors, triomphant dans sa nudité vengeresse, Philippe, dents serrées comme des crocs de loup marin, happa une mèche des cheveux d'Anna dans sa mâchoire d'acier, tirant d'un coup sec qui arracha un cri muet à sa gorge brisée, et la traîna ainsi vers la baignoire, son corps inerte glissant sur le sol mouillé comme une poupée désarticulée offerte aux eaux. Il la bascula dans le bain avec une précision rituelle, l'eau se refermant sur elle en un linceul tiède, et entreprit cette torture hybride, mi-waterboarding mi-baptême obscur, où il maintenait sa tête sous la surface d'une main de dent – mordant plus fort pour l'ancrer –, libérant par saccades pour qu'elle aspire un air mêlé d'eau parfumée, chaque immersion un exorcisme inversé qui noyait ses poumons d'un mélange d'huiles et de bulles sanglantes, la ressuscitant à demi pour mieux l'asphyxier à nouveau. Les vagues factices de ce sacrement pervers fouettèrent son visage martyrisé, rinçant les plaies en un baptême de sel et de feu, où l'eau s'incrustait dans les chairs ouvertes comme des stigmates liquides, et Philippe, torse luisant d'effort, fredonna à son tour une complainte marine, transformant l'amour toxique en une marée de revanche où Anna, comateuse relique, flottait enfin dans l'océan de son courroux, émondée non par tendresse mais par la fureur d'un homme-tronc ressuscité des abysses.

Mais déjà, la narration chancelle, contaminée par un écho nouveau – est-ce la voix de Philippe qui s'élève, ou celle d'un enquêteur anonyme griffonnant sur une serviette tachée, ou bien le rire distant d'une grand-mère fantôme, mamie Zelie elle-même, qui sent l'odeur de sucre brûlé et d'œuf pourri remonter des profondeurs ? Le texte mute, se fend, et qui sait si ce n'est pas Anna, dans son coma aquatique, qui dicte la suite, ses lèvres tuméfiées murmurant les secrets d'une gelée de groseille éternelle, où la vengeance n'est qu'un reflux de plus dans la marée infinie de leurs peaux entrelacées.


Il faudrait préciser qu'à partir d'ici, plus personne ne sait exactement qui raconte. Les témoignages retrouvés sont couverts de ratures, de griffures, de phrases écrites dans des encres différentes. Certains fragments semblent provenir d'Anna, d'autres d'un observateur qui n'a jamais existé, et quelques paragraphes paraissent dictés par un esprit goguenard qui n'a aucun lien avec l'affaire. Les enquêteurs ont parlé d'une "pollinisation narrative", un phénomène rare où les voix se fécondent mutuellement jusqu'à produire un récit mutant, ingérable, proliférant. Le texte change donc de gorge, de souffle, de conscience — sans prévenir. C'est normal. C'est la seule manière que cette histoire a trouvée pour continuer à exister.

Philippe ne put s'empêcher de traîner là encore un bon moment se délectant du changement de couleur de son épiderme. La dépouille de Anna s'affaissait de plus en plus, mais il ne voulait pas la laisser couler sous la surface de l'eau du bain. Il la retint de ses pieds pour lui permettre de continuer à contempler son visage si beau, si extatique à l'image de sainte Thérèse. Il resta là au moins une heure avant de s'en lasser et finit par sortir du bain tout empourpré. Dégoulinant d'hémoglobine, il la contempla encore quelques minutes. Cette dépouille que n'emporterait pas Charon dans sa barque à travers le Styx, ne provoquait chez lui aucune émotion. C'était loin d'être la première et pourtant il s'attendait toujours à un miracle. Lequel ? Il ne le savait pas lui-même. Tandis que l'eau rougie commençait à déborder de la vasque, pénétrant le plancher jusqu'à traverser le plafond chez le voisin du dessous, il se dit qu'il était temps pour lui de mettre les voiles. Il s'épongea à toute vitesse et enfila ses vêtements. Puis, il sortit de l'appartement comme il était venu tel un indésirable voyeur. Comme à son habitude, il s'effaça dans la foule de la rue, ne cessant de contempler son trophée : un petit bracelet qu'il avait prélevé au poignet de sa victime. Quelques heures plus tard, l'inondation ayant fait ses effets, le voisin du dessous commença à s'inquiéter et alla alerter la concierge. Le tandem courut dans les escaliers et la bonne femme ouvrit avec son passe la porte d'Anna. En découvrant le cadavre, à peine visible sous l'hémoglobine, la femme se mit à hurler tandis que le voisin restait muet la bouche grande ouverte. Il leur fallut quelques minutes pour sortir de leur trauma et appeler la police. On imagine facilement la suite de la scène du crime remplie à ras bord d'uniformes et d'un inspecteur. Principal en charge, un certain lieutenant du nom de Albert Cresson, n'eut pas de réaction tangible. Car c'était la 3e victime du même genre qu'il rencontrait en quelques semaines. On déboucha la baignoire pour découvrir le corps inerte que la brigade scientifique s'empressa d'examiner ; ils ne trouvèrent aucune trace visible de la moindre agression. Alors ?

Plus tard, on rassemblera toutes les versions dans une boîte en carton humide, et personne ne saura trancher laquelle était la vraie. Les voix continueront de se répondre à travers le papier, comme si chacune refusait de mourir seule. Les experts parleront de dissociation, les médiums d'infiltration spectrale, les psy de psychose partagée. Aucun n'aura raison, ou peut-être qu'ils auront tous raison en même temps. Le dossier sentira la moisissure, la mer et le sucre brûlé. Et chaque fois qu'on l'ouvrira, on entendra un chuchotement différent, comme si le texte tentait encore de se réécrire lui-même pour retrouver une cohérence qui ne viendra jamais. Après tout, certaines histoires ne veulent pas être racontées : elles préfèrent se raconter toutes seules, d'une voix à l'autre, d'un cadavre à l'exquis suivant.

Mais toutes les histoires ont une fin, toutes, sans exceptions, quelle que soit leur gout ou leur odeur, leur aspect ou leur texture. Qu'elles soient mures comme un groseille prête à exploser ou flétries comme la peau de Philippe Croizon après dix huit heures de macération dans les eaux atlantiques.

A l'instant où la raison vacille, ou l'espoir de comprendre s'éteint, et ou les plus vils forfaits luisent de l'éclat des merveilleuses forfanteries, la vérité, enfin, peut éclater. Car deux réalités peuvent coexister, dans un même univers, tant que leur impossibilité n'a pas été démontrée. Aussi, tant qu'Anna n'avait pas ouvert le sac, Philippe Croizon était, potentiellement, mort ou vivant. Mais plus fou encore, au paradoxe de Shrödinger s'ajoute l'incroyable de la théorie relativement quantique des multivers.

En effet, Philippe Croizon, lorsqu'il fut frappé par la foudre, s'apprêtait à calibrer son antenne pour regarder « la Brosse à Dent » de Nagui. En réalité, l'éclair provoqua une dissociation psycho-ontologique. Deux Philippe Croizons en résultèrent : l'un, le « Good », pourvu d'une conscience morale, et dépourvu de membres. Et l'autre, le « Bad » : grosso modo l'inverse.

Le Bad Philippe fut, cependant, envoyé dans un univers parallèle, dans lequel il erra durant près de trente ans, entouré de spectres morandiniens et de clônes (soi-disant) de Jean-Luc Lahaye.

Anna, dans son désir tuberculesque, dans le fanatisme de sa passion dévorante, avait tout simplement ouvert une brèche entre les deux univers. Et dans son sac, une troisième hypothèse prenait forme : la présence du Bad Croizon, qui tentait de s'incarner dans le Good Croizon. Lequel résistait de toute sa force mentale, longtemps exemplaire. Hélas, il était déjà trop tard. Et tandis que Croizon noyait Anna, que le Good luttait en vain contre le Bad, ses membres repoussaient.

L'inspecteur Cresson, qui, avant de sombrer dans la folie, écrivit la majeur partie de ce texte, posa cependant, dans un ultime éclair de lucidité, la question suivante : si Bad Croizon était revenu au moment de « contr-assassiner » la pauvre Anna, alors, comment expliquer les deux précédents meurtres, et surtout la présence de l'ADN de Croizon sur les lieux des précédents crimes, si le Bad n'était pas encore revenu à ce moment-là ?

Et surtout, pourquoi voyons-nous toujours, à la télé et dans les dinés mondains, un Philippe Croizon souriant et égal à lui-même ? En réalité, le Good Philippe réussit, hélas trop tard, a reprendre le dessus et a renvoyer son alter égo dans son propre hyperverse – dans lequel il erre encore, essayant de s'incarner à nouveau, en vain.
Good Philippe se retrouva seul, assis par terre, en pleurs, au pied de la baignoire, dont dépassaient les pieds sans vie d'Anna. Il devait s'enfuir, il le savait. Mais, dans cet instant de profonde remise en question, il ne pouvait s'empécher de penser à la pauvre jeune femme, morte de l'avoir trop aimée. Et d'avoir ignoré l'existence d'univers parallèles, bien sûr.

Puis, peu a peu, Good Croizon reprit le dessus, pour de bon. Il ne fallait pas se laisser abattre. La vie reprenait le dessus. Oui, tout pouvait recommencer, avec ou sans bras, avec ou sans chocolat. Il suffisait d'oublier, de laisser couler.


L'eau débordait lentement, inondant la salle de bain et emportant avec elle, toute la crasse de ce monde.
#4
= INITIATIVES = / Re : texte collectif - le bain
Dernier message par lapinchien - Novembre 15, 2025, 17:15:30
Anna était déterminée.

Il y a eu beaucoup de versions, évidemment. Certaines écrites à la va-vite sur des serviettes de bar, d'autres dictées par des gens qui entendaient des voix dans les radiateurs. Le récit n'a jamais tenu droit : il penche, il trébuche, il change de timbre comme un poste de radio qu'on secoue. Personne n'a vraiment su qui parlait, ou qui croyait parler, ou si tout ça n'était qu'un seul cerveau fendu en quatre. Mais ce n'est pas grave : dans ce type d'histoire, il faut accepter que la narration se contamine elle-même, comme une fièvre qui s'empare du texte et déplace les bouches d'une phrase à l'autre. Alors oui : Anna était déterminée — du moins, c'est ce qu'affirme la première voix. Les autres suivront comme elles peuvent.

Et déterminé, il faut l'être, pour le découper comme ça, sans s'énerver, sans se louper, sans dévisser, avec passion mais non sans patience, petits bouts par petits bouts, presque même, il faut le dire, avec une sorte de tendresse, bien naturelle ceci dit vu la tonne d'amour qu'elle lui avait donné, et qu'il ne lui avait jamais vraiment rendu.

Donc avec aussi une douceur, mais assez de nerf pour le trancher, assez de force pour casser les parties les plus solides, écarter sans trembler les morceaux contrevenants à la beauté du geste, dégorger sans ciller les bouts tremblants qui lui firent, sur le coup, penser à la gelée de groseille que confectionnait, en été, mamie Zelie, à l'odeur des kilos de sucre qu'elle y mélangeait. A l'odeur du soleil, à l'odeur des plantes bizarres qu'il ne faut pas toucher, à l'odeur d'essence dans la vieille grange, ou à celle d'œuf pourri dans les recoins du canapé.

Avec retenue, bien sûr, car il ne faut jamais rien oublier, ni le bien, ni le maaaaaaaal. Elle se mit à fredonner, tout en malaxant les parties les plus tendres, en les tournant et les retournant, sans jamais se lasser ; ses doigts devenus des bouches, des nez, des sexes, qui absorbaient, transportaient, exacerbaient chaque sensation, le chaud comme le froid, le sec comme l'humide. Et tout en chantonnant elle se souvenait, la pauvre, de la manière stupide, horrible et déprimante, dont tout avait commencé.

Tout avait commencé par un éclat d'écran, un soir d'hiver où la neige tapissait les trottoirs de Paris comme un linceul immaculé, et Anna, blottie sous une couverture usée, avait découvert Philippe Croizon, cet homme-tronc aux épaules d'acier forgé dans l'adversité, dont les vagues de la Manche s'étaient brisées contre la volonté farouche. Ses exploits n'étaient pas des trophées vulgaires, mais des poèmes gravés dans l'écume salée : traverser l'océan Indien à la nage, quatre mille kilomètres de sel et de rage, sans bras ni jambes pour s'accrocher aux courants, seulement ce torse sculpté par la perte, ce cœur qui battait comme un tambour de guerre contre les abysses. Anna l'avait aimé d'abord pour cette absence sublime, ces moignons arrondis comme des racines d'arbre centenaire, vestiges d'un accident qui l'avait dépouillé mais révélé, un corps réduit à l'essentiel, un vaisseau sans voiles naviguant sur la mer des impossibles. Elle imaginait ses nuits à lui, bercées par le ressac des souvenirs, et les siennes s'en trouvaient hantées : elle, aux doigts agiles de couturière, rêvait de caresser ces contours tronqués, de les habiller de tendresse comme on rhabille une statue antique de marbre ébréché.

Philippe, avec ses traversées de détroits – le canal de Suez, la mer Rouge, chaque bras d'eau un défi lancé au destin –, incarnait pour elle l'amour pur, celui qui n'a pas besoin de membres pour enlacer, mais d'une âme qui palpite au rythme des marées indomptables. Elle collectionnait ses interviews comme des reliquaires, relisant ses mots sur la douleur transmutée en triomphe, et dans le silence de son appartement aux murs tapissés de cartes marines, Anna sentait son propre corps s'alourdir d'un désir inédit, viscéral, pour cet homme qui avait dompté les océans sans jamais plier. Cet amour naquit donc en elle comme une marée montante, irrésistible, emportant ses doutes passés dans un tourbillon d'admiration ; elle le voyait en rêve, flottant nu sur les flots, son torse luisant sous le soleil tropical, et elle se réveillait les cuisses humides de cette ferveur océanique. Mais les marées, hélas, ont leurs reflux, et l'amour d'Anna pour Philippe commença à se teinter de sel amer, quand les nouvelles de ses exploits se firent plus rares, remplacées par des silences radio, des absences qui creusaient en elle un vide aussi vaste que les mers qu'il avait conquises.

Petit à petit, la tendresse vira à l'obsession, un poison sucré qui s'infiltra dans ses veines : elle scrutait les forums obscurs pour des bribes de sa vie privée, imaginant ses amours charnels impossibles, et une jalousie acide lui rongeait les entrailles, transformant l'héroïsme en monopole possessif. L'amour devint toxique comme une algue vénéneuse, étouffant ses propres aspirations – Anna abandonna ses toiles inachevées pour des nuits blanches à guetter son ombre sur les réseaux, son corps à elle se fanant en parallèle, pâle et flasque, tandis que le sien, mythique, enflait en idole intouchable. Bientôt, les exploits de Philippe, jadis phares dans sa nuit, se muèrent en reproches muets : pourquoi n'était-il pas à elle, ce torse invincible, pourquoi sa liberté aquatique la condamnait-elle à une immobilité terrestre, enchaînée à un désir qui la rongeait comme une marée noire sur une plage sacrée ? La toxicité s'épanouit en une dépendance funeste, où chaque vague de doute la submergeait, et Anna, les yeux rougis par des larmes salées, se surprit à haïr les eaux qui l'avaient vu triompher, ces mers complices qui le gardaient loin d'elle, prisonnière d'un amour qui puait le varech pourri.

C'est alors que l'image surgit, fulgurante, dans l'un de ces délires fiévreux : Philippe, non plus nageur des abysses, mais une grosse pomme de terre noueuse, terreuse, blottie dans la terre meuble de son admiration, sa peau rugueuse et bosselée évoquant ces moignons qu'elle avait tant chéris, un tubercule gorgé de promesses pourries. Mentalement, elle le dépouilla déjà : cette pomme de terre massive, Philippe en son cœur charnu et fade, nourrie de ses propres sèves amoureuses, mais refusant de germer pour elle, de s'épanouir en une fleur vénéneuse qu'elle seule aurait pu cueillir. L'identification s'opéra dans un frisson de révélation malsaine, où l'amour toxique se cristallisa en cette métaphore organique : il était cette racine enflée, immobile et insatiable, absorbant toute lumière sans rien rendre, un légume difforme qu'il fallait éplucher pour en extraire la moelle, la vérité amère cachée sous l'écorce. Anna, les mains tremblantes d'une excitation nouvelle, fouilla les recoins de sa mémoire pour des outils ancestraux, mais c'est dans un catalogue veterinaires abandonné qu'elle trouva l'instrument divin : une seringue hypodermique pour éléphants, arme démesurée au dard acéré, capable d'injecter l'amour sous la peau la plus épaisse.

La décision mûrit comme une nuit sans lune, dans le silence de sa baignoire ébréchée, où elle imaginait déjà le rituel : l'attaque par surprise, un soir de crachin parisien, quand Philippe, confiant en sa gloire, franchirait le seuil de son antre, ignorant qu'il y entrerait pour la dernière fois en homme-tronc, mais en tubercule prêt à être pelé. Avec une tendresse perverse, elle prépara le bain, versant des huiles essentielles qui embaumaient la pièce d'un parfum de terre humide et de sucre brûlé, mélange alchimique pour adoucir l'épluchage, car cet acte serait un amour ultime, une dissection amoureuse où chaque lambeau de peau arraché révélerait les strates de leur passion empoisonnée. Et lorsque l'aiguille transpercerait la chair, non pour tuer mais pour libérer – une injection de sédatif doux, suivi du scalpel imaginaire de ses ongles –, Anna fredonnerait à nouveau, les yeux mi-clos, tandis que Philippe, flottant inerte dans l'eau tiède, se muait en pomme de terre émondée, sa chair pâle et vulnérable offerte à sa dévotion finale. Ainsi, dans cette baignoire devenue autel païen, l'amour toxique s'accomplirait en un geste suprême, épluchant non seulement la peau mais l'âme, jusqu'à ce que ne reste, au fond de l'eau rougie de souvenirs, le noyau pur et nu d'un homme enfin rendu à elle, pour toujours, dans la tendresse d'un tubercule dénudé.


La nuit parisienne, gorgée de pluies obliques et de néons qui saignaient sur les pavés, vit Anna frapper comme un serpent au cœur de l'ombre, la seringue hypodermique pour éléphants brandie tel un sceptre alchimique, son dard acéré plongeant dans le cou musculeux de Philippe tandis qu'il quittait son antre, ignorant que cette piqûre n'était pas un baiser mais une promesse de dissolution. Le sédatif coula en lui comme un vin narcotique, alourdissant ses veines d'un sommeil feint qui masquait déjà les braises de sa ruse, et Anna, les yeux luisants d'une piété profane, le souleva avec une force née de l'obsession, son torse massif glissant contre sa poitrine comme un trophée arraché aux flots. Elle le hissa dans le grand sac poubelle Handy Bag, ce géant de plastique noir destiné aux déchets les plus encombrants, et rit intérieurement d'une blague idiote – handy pour emporter un homme-tronc hu hu–, nouant le haut d'un geste presque maternel avant de le traîner sur les trottoirs luisants, son fardeau se balançant comme un pendule de chair inerte. L'ascension des escaliers fut un calvaire intime, chaque marche un aveu de désir, le sac frottant contre les murs écaillés de son immeuble, exhalant déjà l'odeur terreuse de Philippe mêlée à celle du plastique vierge, et Anna murmura des berceuses difformes en le déposant au seuil de sa salle de bains, où la baignoire attendait, emplie d'une eau tiède parfumée d'huiles essentielles évoquant des groseilliers en putréfaction.

Avec une tendresse qui frôlait l'hystérie, elle dénoua le sac, prête à immerger son tubercule humain dans ce baptême inversé, mais voilà que Philippe, ce colosse des abysses, jaillit comme un geyser de ruse, ses yeux grands ouverts sur la trahison, et bondit sur elle dans un silence aquatique, sa bouche s'ouvrant pour viser la jugulaire d'Anna d'une morsure fulgurante qui lacéra la peau en un sourire rougeoyant. Sans bras pour l'étrangler, sans jambes pour la piétiner, il invoqua l'arme primordiale de son arsenal charnel, sa grosse bite érigée en fouet impitoyable, tournoyant telle un nunchaku improvisé, un membre gonflé de sel et de fureur qui s'abattit sur le visage d'Anna comme une vague de chair punitive. Il allait bifler cette grosse pute jusqu'à ce qu'elle recrache son vagin. Pendant dix longues minutes, ce balai obscène fouetta l'air et la chair, le premier coup fendant la pommette gauche en une entaille qui libéra un flot de sang salé rappelant les mers qu'il avait domptées, le deuxième écrasant l'arcade sourcilière dans un craquement sourd, faisant jaillir des éclats d'os comme des perles d'un collier brisé. La troisième et quatrième volée martelèrent les lèvres tuméfiées, les gonflant en fruits blets qui éclataient sous l'assaut, crachant des jets de salive mêlée de croûtes naissantes, tandis que la cinquième et sixième cinglaient les joues, y gravant des sillons purpurins qui irradiaient une chaleur infernale, la peau se décollant par lambeaux comme l'écorce d'un arbre foudroyé. Les septième et huitième impacts visèrent les tempes, provoquant un bourdonnement cataclysmique dans le crâne d'Anna, où les vaisseaux se rompirent en cascades internes, son œil droit gonflant déjà en une baudruche violacée qui obstruait la vision d'un voile pourpre, et la neuvième, plus vicieuse, frappa la gorge exposée, comprimant la trachée en un spasme asphyxique qui arracha un gargouillis humide, les cartilages se fissurant comme du verre sous le marteau. La dixième minute culmina en une rafale frénétique, la bite de Philippe s'abattant sans relâche sur le nez écrasé, le broyant en une masse cartilagineuse informe d'où jaillissaient des fontaines écarlates, sur les dents qui volèrent en éclats ivoirins souillant le carrelage, sur les oreilles qui tintèrent d'un carillon de douleur avant de se remplir de sang coagulé, jusqu'à ce que le corps d'Anna convulse en un arc de souffrance, ses membres se raidissant en un dernier sursaut avant de sombrer dans le coma, un masque de chair ravagée où seul le souffle erratique trahissait encore la vie.

Alors, triomphant dans sa nudité vengeresse, Philippe, dents serrées comme des crocs de loup marin, happa une mèche des cheveux d'Anna dans sa mâchoire d'acier, tirant d'un coup sec qui arracha un cri muet à sa gorge brisée, et la traîna ainsi vers la baignoire, son corps inerte glissant sur le sol mouillé comme une poupée désarticulée offerte aux eaux. Il la bascula dans le bain avec une précision rituelle, l'eau se refermant sur elle en un linceul tiède, et entreprit cette torture hybride, mi-waterboarding mi-baptême obscur, où il maintenait sa tête sous la surface d'une main de dent – mordant plus fort pour l'ancrer –, libérant par saccades pour qu'elle aspire un air mêlé d'eau parfumée, chaque immersion un exorcisme inversé qui noyait ses poumons d'un mélange d'huiles et de bulles sanglantes, la ressuscitant à demi pour mieux l'asphyxier à nouveau. Les vagues factices de ce sacrement pervers fouettèrent son visage martyrisé, rinçant les plaies en un baptême de sel et de feu, où l'eau s'incrustait dans les chairs ouvertes comme des stigmates liquides, et Philippe, torse luisant d'effort, fredonna à son tour une complainte marine, transformant l'amour toxique en une marée de revanche où Anna, comateuse relique, flottait enfin dans l'océan de son courroux, émondée non par tendresse mais par la fureur d'un homme-tronc ressuscité des abysses.

Mais déjà, la narration chancelle, contaminée par un écho nouveau – est-ce la voix de Philippe qui s'élève, ou celle d'un enquêteur anonyme griffonnant sur une serviette tachée, ou bien le rire distant d'une grand-mère fantôme, mamie Zelie elle-même, qui sent l'odeur de sucre brûlé et d'œuf pourri remonter des profondeurs ? Le texte mute, se fend, et qui sait si ce n'est pas Anna, dans son coma aquatique, qui dicte la suite, ses lèvres tuméfiées murmurant les secrets d'une gelée de groseille éternelle, où la vengeance n'est qu'un reflux de plus dans la marée infinie de leurs peaux entrelacées.


Il faudrait préciser qu'à partir d'ici, plus personne ne sait exactement qui raconte. Les témoignages retrouvés sont couverts de ratures, de griffures, de phrases écrites dans des encres différentes. Certains fragments semblent provenir d'Anna, d'autres d'un observateur qui n'a jamais existé, et quelques paragraphes paraissent dictés par un esprit goguenard qui n'a aucun lien avec l'affaire. Les enquêteurs ont parlé d'une "pollinisation narrative", un phénomène rare où les voix se fécondent mutuellement jusqu'à produire un récit mutant, ingérable, proliférant. Le texte change donc de gorge, de souffle, de conscience — sans prévenir. C'est normal. C'est la seule manière que cette histoire a trouvée pour continuer à exister.

Philippe ne put s'empêcher de traîner là encore un bon moment se délectant du changement de couleur de son épiderme. La dépouille de Anna s'affaissait de plus en plus, mais il ne voulait pas la laisser couler sous la surface de l'eau du bain. Il la retint de ses pieds pour lui permettre de continuer à contempler son visage si beau, si extatique à l'image de sainte Thérèse. Il resta là au moins une heure avant de s'en lasser et finit par sortir du bain tout empourpré. Dégoulinant d'hémoglobine, il la contempla encore quelques minutes. Cette dépouille que n'emporterait pas Charon dans sa barque à travers le Styx, ne provoquait chez lui aucune émotion. C'était loin d'être la première et pourtant il s'attendait toujours à un miracle. Lequel ? Il ne le savait pas lui-même. Tandis que l'eau rougie commençait à déborder de la vasque, pénétrant le plancher jusqu'à traverser le plafond chez le voisin du dessous, il se dit qu'il était temps pour lui de mettre les voiles. Il s'épongea à toute vitesse et enfila ses vêtements. Puis, il sortit de l'appartement comme il était venu tel un indésirable voyeur. Comme à son habitude, il s'effaça dans la foule de la rue, ne cessant de contempler son trophée : un petit bracelet qu'il avait prélevé au poignet de sa victime. Quelques heures plus tard, l'inondation ayant fait ses effets, le voisin du dessous commença à s'inquiéter et alla alerter la concierge. Le tandem courut dans les escaliers et la bonne femme ouvrit avec son passe la porte d'Anna. En découvrant le cadavre, à peine visible sous l'hémoglobine, la femme se mit à hurler tandis que le voisin restait muet la bouche grande ouverte. Il leur fallut quelques minutes pour sortir de leur trauma et appeler la police. On imagine facilement la suite de la scène du crime remplie à ras bord d'uniformes et d'un inspecteur. Principal en charge, un certain lieutenant du nom de Albert Cresson, n'eut pas de réaction tangible. Car c'était la 3e victime du même genre qu'il rencontrait en quelques semaines. On déboucha la baignoire pour découvrir le corps inerte que la brigade scientifique s'empressa d'examiner ; ils ne trouvèrent aucune trace visible de la moindre agression. Alors ?

Plus tard, on rassemblera toutes les versions dans une boîte en carton humide, et personne ne saura trancher laquelle était la vraie. Les voix continueront de se répondre à travers le papier, comme si chacune refusait de mourir seule. Les experts parleront de dissociation, les médiums d'infiltration spectrale, les psy de psychose partagée. Aucun n'aura raison, ou peut-être qu'ils auront tous raison en même temps. Le dossier sentira la moisissure, la mer et le sucre brûlé. Et chaque fois qu'on l'ouvrira, on entendra un chuchotement différent, comme si le texte tentait encore de se réécrire lui-même pour retrouver une cohérence qui ne viendra jamais. Après tout, certaines histoires ne veulent pas être racontées : elles préfèrent se raconter toutes seules, d'une voix à l'autre, d'un cadavre à l'exquis suivant.

L'eau débordait lentement, inondant la salle de bain et emportant avec elle, toute la crasse de ce monde.

#5
= INITIATIVES = / Re : texte collectif - le bain
Dernier message par Lindsay S - Novembre 15, 2025, 09:31:41
Anna était déterminée.

Il y a eu beaucoup de versions, évidemment. Certaines écrites à la va-vite sur des serviettes de bar, d'autres dictées par des gens qui entendaient des voix dans les radiateurs. Le récit n'a jamais tenu droit : il penche, il trébuche, il change de timbre comme un poste de radio qu'on secoue. Personne n'a vraiment su qui parlait, ou qui croyait parler, ou si tout ça n'était qu'un seul cerveau fendu en quatre. Mais ce n'est pas grave : dans ce type d'histoire, il faut accepter que la narration se contamine elle-même, comme une fièvre qui s'empare du texte et déplace les bouches d'une phrase à l'autre. Alors oui : Anna était déterminée — du moins, c'est ce qu'affirme la première voix. Les autres suivront comme elles peuvent.

Et déterminé, il faut l'être, pour le découper comme ça, sans s'énerver, sans se louper, sans dévisser, avec passion mais non sans patience, petits bouts par petits bouts, presque même, il faut le dire, avec une sorte de tendresse, bien naturelle ceci dit vu la tonne d'amour qu'elle lui avait donné, et qu'il ne lui avait jamais vraiment rendu.

Donc avec aussi une douceur, mais assez de nerf pour le trancher, assez de force pour casser les parties les plus solides, écarter sans trembler les morceaux contrevenants à la beauté du geste, dégorger sans ciller les bouts tremblants qui lui firent, sur le coup, penser à la gelée de groseille que confectionnait, en été, mamie Zelie, à l'odeur des kilos de sucre qu'elle y mélangeait. A l'odeur du soleil, à l'odeur des plantes bizarres qu'il ne faut pas toucher, à l'odeur d'essence dans la vieille grange, ou à celle d'œuf pourri dans les recoins du canapé.

Avec retenue, bien sûr, car il ne faut jamais rien oublier, ni le bien, ni le maaaaaaaal. Elle se mit à fredonner, tout en malaxant les parties les plus tendres, en les tournant et les retournant, sans jamais se lasser ; ses doigts devenus des bouches, des nez, des sexes, qui absorbaient, transportaient, exacerbaient chaque sensation, le chaud comme le froid, le sec comme l'humide. Et tout en chantonnant elle se souvenait, la pauvre, de la manière stupide, horrible et déprimante, dont tout avait commencé.

Tout avait commencé par un éclat d'écran, un soir d'hiver où la neige tapissait les trottoirs de Paris comme un linceul immaculé, et Anna, blottie sous une couverture usée, avait découvert Philippe Croizon, cet homme-tronc aux épaules d'acier forgé dans l'adversité, dont les vagues de la Manche s'étaient brisées contre la volonté farouche. Ses exploits n'étaient pas des trophées vulgaires, mais des poèmes gravés dans l'écume salée : traverser l'océan Indien à la nage, quatre mille kilomètres de sel et de rage, sans bras ni jambes pour s'accrocher aux courants, seulement ce torse sculpté par la perte, ce cœur qui battait comme un tambour de guerre contre les abysses. Anna l'avait aimé d'abord pour cette absence sublime, ces moignons arrondis comme des racines d'arbre centenaire, vestiges d'un accident qui l'avait dépouillé mais révélé, un corps réduit à l'essentiel, un vaisseau sans voiles naviguant sur la mer des impossibles. Elle imaginait ses nuits à lui, bercées par le ressac des souvenirs, et les siennes s'en trouvaient hantées : elle, aux doigts agiles de couturière, rêvait de caresser ces contours tronqués, de les habiller de tendresse comme on rhabille une statue antique de marbre ébréché.

Philippe, avec ses traversées de détroits – le canal de Suez, la mer Rouge, chaque bras d'eau un défi lancé au destin –, incarnait pour elle l'amour pur, celui qui n'a pas besoin de membres pour enlacer, mais d'une âme qui palpite au rythme des marées indomptables. Elle collectionnait ses interviews comme des reliquaires, relisant ses mots sur la douleur transmutée en triomphe, et dans le silence de son appartement aux murs tapissés de cartes marines, Anna sentait son propre corps s'alourdir d'un désir inédit, viscéral, pour cet homme qui avait dompté les océans sans jamais plier. Cet amour naquit donc en elle comme une marée montante, irrésistible, emportant ses doutes passés dans un tourbillon d'admiration ; elle le voyait en rêve, flottant nu sur les flots, son torse luisant sous le soleil tropical, et elle se réveillait les cuisses humides de cette ferveur océanique. Mais les marées, hélas, ont leurs reflux, et l'amour d'Anna pour Philippe commença à se teinter de sel amer, quand les nouvelles de ses exploits se firent plus rares, remplacées par des silences radio, des absences qui creusaient en elle un vide aussi vaste que les mers qu'il avait conquises.

Petit à petit, la tendresse vira à l'obsession, un poison sucré qui s'infiltra dans ses veines : elle scrutait les forums obscurs pour des bribes de sa vie privée, imaginant ses amours charnels impossibles, et une jalousie acide lui rongeait les entrailles, transformant l'héroïsme en monopole possessif. L'amour devint toxique comme une algue vénéneuse, étouffant ses propres aspirations – Anna abandonna ses toiles inachevées pour des nuits blanches à guetter son ombre sur les réseaux, son corps à elle se fanant en parallèle, pâle et flasque, tandis que le sien, mythique, enflait en idole intouchable. Bientôt, les exploits de Philippe, jadis phares dans sa nuit, se muèrent en reproches muets : pourquoi n'était-il pas à elle, ce torse invincible, pourquoi sa liberté aquatique la condamnait-elle à une immobilité terrestre, enchaînée à un désir qui la rongeait comme une marée noire sur une plage sacrée ? La toxicité s'épanouit en une dépendance funeste, où chaque vague de doute la submergeait, et Anna, les yeux rougis par des larmes salées, se surprit à haïr les eaux qui l'avaient vu triompher, ces mers complices qui le gardaient loin d'elle, prisonnière d'un amour qui puait le varech pourri.

C'est alors que l'image surgit, fulgurante, dans l'un de ces délires fiévreux : Philippe, non plus nageur des abysses, mais une grosse pomme de terre noueuse, terreuse, blottie dans la terre meuble de son admiration, sa peau rugueuse et bosselée évoquant ces moignons qu'elle avait tant chéris, un tubercule gorgé de promesses pourries. Mentalement, elle le dépouilla déjà : cette pomme de terre massive, Philippe en son cœur charnu et fade, nourrie de ses propres sèves amoureuses, mais refusant de germer pour elle, de s'épanouir en une fleur vénéneuse qu'elle seule aurait pu cueillir. L'identification s'opéra dans un frisson de révélation malsaine, où l'amour toxique se cristallisa en cette métaphore organique : il était cette racine enflée, immobile et insatiable, absorbant toute lumière sans rien rendre, un légume difforme qu'il fallait éplucher pour en extraire la moelle, la vérité amère cachée sous l'écorce. Anna, les mains tremblantes d'une excitation nouvelle, fouilla les recoins de sa mémoire pour des outils ancestraux, mais c'est dans un catalogue veterinaires abandonné qu'elle trouva l'instrument divin : une seringue hypodermique pour éléphants, arme démesurée au dard acéré, capable d'injecter l'amour sous la peau la plus épaisse.

La décision mûrit comme une nuit sans lune, dans le silence de sa baignoire ébréchée, où elle imaginait déjà le rituel : l'attaque par surprise, un soir de crachin parisien, quand Philippe, confiant en sa gloire, franchirait le seuil de son antre, ignorant qu'il y entrerait pour la dernière fois en homme-tronc, mais en tubercule prêt à être pelé. Avec une tendresse perverse, elle prépara le bain, versant des huiles essentielles qui embaumaient la pièce d'un parfum de terre humide et de sucre brûlé, mélange alchimique pour adoucir l'épluchage, car cet acte serait un amour ultime, une dissection amoureuse où chaque lambeau de peau arraché révélerait les strates de leur passion empoisonnée. Et lorsque l'aiguille transpercerait la chair, non pour tuer mais pour libérer – une injection de sédatif doux, suivi du scalpel imaginaire de ses ongles –, Anna fredonnerait à nouveau, les yeux mi-clos, tandis que Philippe, flottant inerte dans l'eau tiède, se muait en pomme de terre émondée, sa chair pâle et vulnérable offerte à sa dévotion finale. Ainsi, dans cette baignoire devenue autel païen, l'amour toxique s'accomplirait en un geste suprême, épluchant non seulement la peau mais l'âme, jusqu'à ce que ne reste, au fond de l'eau rougie de souvenirs, le noyau pur et nu d'un homme enfin rendu à elle, pour toujours, dans la tendresse d'un tubercule dénudé.

Il faudrait préciser qu'à partir d'ici, plus personne ne sait exactement qui raconte. Les témoignages retrouvés sont couverts de ratures, de griffures, de phrases écrites dans des encres différentes. Certains fragments semblent provenir d'Anna, d'autres d'un observateur qui n'a jamais existé, et quelques paragraphes paraissent dictés par un esprit goguenard qui n'a aucun lien avec l'affaire. Les enquêteurs ont parlé d'une "pollinisation narrative", un phénomène rare où les voix se fécondent mutuellement jusqu'à produire un récit mutant, ingérable, proliférant. Le texte change donc de gorge, de souffle, de conscience — sans prévenir. C'est normal. C'est la seule manière que cette histoire a trouvée pour continuer à exister.


Philippe ne put s'empêcher de traîner là encore un bon moment se délectant du changement de couleur de son épiderme. La dépouille de Anna s'affaissait de plus en plus, mais il ne voulait pas la laisser couler sous la surface de l'eau du bain. Il la retint de ses pieds pour lui permettre de continuer à contempler son visage si beau, si extatique à l'image de sainte Thérèse. Il resta là au moins une heure avant de s'en lasser et finit par sortir du bain tout empourpré. Dégoulinant d'hémoglobine, il la contempla encore quelques minutes. Cette dépouille que n'emporterait pas Charon dans sa barque à travers le Styx, ne provoquait chez lui aucune émotion. C'était loin d'être la première et pourtant il s'attendait toujours à un miracle. Lequel ? Il ne le savait pas lui-même. Tandis que l'eau rougie commençait à déborder de la vasque, pénétrant le plancher jusqu'à traverser le plafond chez le voisin du dessous, il se dit qu'il était temps pour lui de mettre les voiles. Il s'épongea à toute vitesse et enfila ses vêtements. Puis, il sortit de l'appartement comme il était venu tel un indésirable voyeur. Comme à son habitude, il s'effaça dans la foule de la rue, ne cessant de contempler son trophée : un petit bracelet qu'il avait prélevé au poignet de sa victime. Quelques heures plus tard, l'inondation ayant fait ses effets, le voisin du dessous commença à s'inquiéter et alla alerter la concierge. Le tandem courut dans les escaliers et la bonne femme ouvrit avec son passe la porte d'Anna. En découvrant le cadavre, à peine visible sous l'hémoglobine, la femme se mit à hurler tandis que le voisin restait muet la bouche grande ouverte. Il leur fallut quelques minutes pour sortir de leur trauma et appeler la police. On imagine facilement la suite de la scène du crime remplie à ras bord d'uniformes et d'un inspecteur. Principal en charge, un certain lieutenant du nom de Albert Cresson, n'eut pas de réaction tangible. Car c'était la 3e victime du même genre qu'il rencontrait en quelques semaines. On déboucha la baignoire pour découvrir le corps inerte que la brigade scientifique s'empressa d'examiner ; ils ne trouvèrent aucune trace visible de la moindre agression. Alors ?

Plus tard, on rassemblera toutes les versions dans une boîte en carton humide, et personne ne saura trancher laquelle était la vraie. Les voix continueront de se répondre à travers le papier, comme si chacune refusait de mourir seule. Les experts parleront de dissociation, les médiums d'infiltration spectrale, les psy de psychose partagée. Aucun n'aura raison, ou peut-être qu'ils auront tous raison en même temps. Le dossier sentira la moisissure, la mer et le sucre brûlé. Et chaque fois qu'on l'ouvrira, on entendra un chuchotement différent, comme si le texte tentait encore de se réécrire lui-même pour retrouver une cohérence qui ne viendra jamais. Après tout, certaines histoires ne veulent pas être racontées : elles préfèrent se raconter toutes seules, d'une voix à l'autre, d'un cadavre à l'exquis suivant.

L'eau débordait lentement, inondant la salle de bain et emportant avec elle, toute la crasse de ce monde.
#6
= INITIATIVES = / Re : texte collectif - le bain
Dernier message par sylvestre Evrard - Novembre 14, 2025, 16:40:32
Anna était déterminée.

Et déterminé, il faut l'être, pour le découper comme ça, sans s'énerver, sans se louper, sans dévisser, avec passion mais non sans patience, petits bouts par petits bouts, presque même, il faut le dire, avec une sorte de tendresse, bien naturelle ceci dit vu la tonne d'amour qu'elle lui avait donné, et qu'il ne lui avait jamais vraiment rendu.

Donc avec aussi une douceur, mais assez de nerf pour le trancher, assez de force pour casser les parties les plus solides, écarter sans trembler les morceaux contrevenants à la beauté du geste, dégorger sans ciller les bouts tremblants qui lui firent, sur le coup, penser à la gelée de groseille que confectionnait, en été, mamie Zelie, à l'odeur des kilos de sucre qu'elle y mélangeait. A l'odeur du soleil, à l'odeur des plantes bizarres qu'il ne faut pas toucher, à l'odeur d'essence dans la vieille grange, ou à celle d'œuf pourri dans les recoins du canapé.

Avec retenue, bien sûr, car il ne faut jamais rien oublier, ni le bien, ni le maaaaaaaal. Elle se mit à fredonner, tout en malaxant les parties les plus tendres, en les tournant et les retournant, sans jamais se lasser ; ses doigts devenus des bouches, des nez, des sexes, qui absorbaient, transportaient, exacerbaient chaque sensation, le chaud comme le froid, le sec comme l'humide. Et tout en chantonnant elle se souvenait, la pauvre, de la manière stupide, horrible et déprimante, dont tout avait commencé.

Tout avait commencé par un éclat d'écran, un soir d'hiver où la neige tapissait les trottoirs de Paris comme un linceul immaculé, et Anna, blottie sous une couverture usée, avait découvert Philippe Croizon, cet homme-tronc aux épaules d'acier forgé dans l'adversité, dont les vagues de la Manche s'étaient brisées contre la volonté farouche. Ses exploits n'étaient pas des trophées vulgaires, mais des poèmes gravés dans l'écume salée : traverser l'océan Indien à la nage, quatre mille kilomètres de sel et de rage, sans bras ni jambes pour s'accrocher aux courants, seulement ce torse sculpté par la perte, ce cœur qui battait comme un tambour de guerre contre les abysses. Anna l'avait aimé d'abord pour cette absence sublime, ces moignons arrondis comme des racines d'arbre centenaire, vestiges d'un accident qui l'avait dépouillé mais révélé, un corps réduit à l'essentiel, un vaisseau sans voiles naviguant sur la mer des impossibles. Elle imaginait ses nuits à lui, bercées par le ressac des souvenirs, et les siennes s'en trouvaient hantées : elle, aux doigts agiles de couturière, rêvait de caresser ces contours tronqués, de les habiller de tendresse comme on rhabille une statue antique de marbre ébréché.

Philippe, avec ses traversées de détroits – le canal de Suez, la mer Rouge, chaque bras d'eau un défi lancé au destin –, incarnait pour elle l'amour pur, celui qui n'a pas besoin de membres pour enlacer, mais d'une âme qui palpite au rythme des marées indomptables. Elle collectionnait ses interviews comme des reliquaires, relisant ses mots sur la douleur transmutée en triomphe, et dans le silence de son appartement aux murs tapissés de cartes marines, Anna sentait son propre corps s'alourdir d'un désir inédit, viscéral, pour cet homme qui avait dompté les océans sans jamais plier. Cet amour naquit donc en elle comme une marée montante, irrésistible, emportant ses doutes passés dans un tourbillon d'admiration ; elle le voyait en rêve, flottant nu sur les flots, son torse luisant sous le soleil tropical, et elle se réveillait les cuisses humides de cette ferveur océanique. Mais les marées, hélas, ont leurs reflux, et l'amour d'Anna pour Philippe commença à se teinter de sel amer, quand les nouvelles de ses exploits se firent plus rares, remplacées par des silences radio, des absences qui creusaient en elle un vide aussi vaste que les mers qu'il avait conquises.

Petit à petit, la tendresse vira à l'obsession, un poison sucré qui s'infiltra dans ses veines : elle scrutait les forums obscurs pour des bribes de sa vie privée, imaginant ses amours charnels impossibles, et une jalousie acide lui rongeait les entrailles, transformant l'héroïsme en monopole possessif. L'amour devint toxique comme une algue vénéneuse, étouffant ses propres aspirations – Anna abandonna ses toiles inachevées pour des nuits blanches à guetter son ombre sur les réseaux, son corps à elle se fanant en parallèle, pâle et flasque, tandis que le sien, mythique, enflait en idole intouchable. Bientôt, les exploits de Philippe, jadis phares dans sa nuit, se muèrent en reproches muets : pourquoi n'était-il pas à elle, ce torse invincible, pourquoi sa liberté aquatique la condamnait-elle à une immobilité terrestre, enchaînée à un désir qui la rongeait comme une marée noire sur une plage sacrée ? La toxicité s'épanouit en une dépendance funeste, où chaque vague de doute la submergeait, et Anna, les yeux rougis par des larmes salées, se surprit à haïr les eaux qui l'avaient vu triompher, ces mers complices qui le gardaient loin d'elle, prisonnière d'un amour qui puait le varech pourri.

C'est alors que l'image surgit, fulgurante, dans l'un de ces délires fiévreux : Philippe, non plus nageur des abysses, mais une grosse pomme de terre noueuse, terreuse, blottie dans la terre meuble de son admiration, sa peau rugueuse et bosselée évoquant ces moignons qu'elle avait tant chéris, un tubercule gorgé de promesses pourries. Mentalement, elle le dépouilla déjà : cette pomme de terre massive, Philippe en son cœur charnu et fade, nourrie de ses propres sèves amoureuses, mais refusant de germer pour elle, de s'épanouir en une fleur vénéneuse qu'elle seule aurait pu cueillir. L'identification s'opéra dans un frisson de révélation malsaine, où l'amour toxique se cristallisa en cette métaphore organique : il était cette racine enflée, immobile et insatiable, absorbant toute lumière sans rien rendre, un légume difforme qu'il fallait éplucher pour en extraire la moelle, la vérité amère cachée sous l'écorce. Anna, les mains tremblantes d'une excitation nouvelle, fouilla les recoins de sa mémoire pour des outils ancestraux, mais c'est dans un catalogue veterinaires abandonné qu'elle trouva l'instrument divin : une seringue hypodermique pour éléphants, arme démesurée au dard acéré, capable d'injecter l'amour sous la peau la plus épaisse.

La décision mûrit comme une nuit sans lune, dans le silence de sa baignoire ébréchée, où elle imaginait déjà le rituel : l'attaque par surprise, un soir de crachin parisien, quand Philippe, confiant en sa gloire, franchirait le seuil de son antre, ignorant qu'il y entrerait pour la dernière fois en homme-tronc, mais en tubercule prêt à être pelé. Avec une tendresse perverse, elle prépara le bain, versant des huiles essentielles qui embaumaient la pièce d'un parfum de terre humide et de sucre brûlé, mélange alchimique pour adoucir l'épluchage, car cet acte serait un amour ultime, une dissection amoureuse où chaque lambeau de peau arraché révélerait les strates de leur passion empoisonnée. Et lorsque l'aiguille transpercerait la chair, non pour tuer mais pour libérer – une injection de sédatif doux, suivi du scalpel imaginaire de ses ongles –, Anna fredonnerait à nouveau, les yeux mi-clos, tandis que Philippe, flottant inerte dans l'eau tiède, se muait en pomme de terre émondée, sa chair pâle et vulnérable offerte à sa dévotion finale. Ainsi, dans cette baignoire devenue autel païen, l'amour toxique s'accomplirait en un geste suprême, épluchant non seulement la peau mais l'âme, jusqu'à ce que ne reste, au fond de l'eau rougie de souvenirs, le noyau pur et nu d'un homme enfin rendu à elle, pour toujours, dans la tendresse d'un tubercule dénudé.

Philippe ne put s'empêcher de traîner là encore un bon moment se délectant du changement de couleur de son épiderme. La dépouille de Anna s'affaissait de plus en plus, mais il ne voulait pas la laisser couler sous la surface de l'eau du bain. Il la retint de ses pieds pour lui permettre de continuer à contempler son visage si beau, si extatique à l'image de sainte Thérèse. Il resta là au moins une heure avant de s'en lasser et finit par sortir du bain tout empourpré. Dégoulinant d'hémoglobine, il la contempla encore quelques minutes. Cette dépouille que n'emporterait pas Charon dans sa barque à travers le Styx, ne provoquait chez lui aucune émotion. C'était loin d'être la première et pourtant il s'attendait toujours à un miracle. Lequel ? Il ne le savait pas lui-même. Tandis que l'eau rougie commençait à déborder de la vasque, pénétrant le plancher jusqu'à traverser le plafond chez le voisin du dessous, il se dit qu'il était temps pour lui de mettre les voiles. Il s'épongea à toute vitesse et enfila ses vêtements. Puis, il sortit de l'appartement comme il était venu tel un indésirable voyeur. Comme à son habitude, il s'effaça dans la foule de la rue, ne cessant de contempler son trophée : un petit bracelet qu'il avait prélevé au poignet de sa victime. Quelques heures plus tard, l'inondation ayant fait ses effets, le voisin du dessous commença à s'inquiéter et alla alerter la concierge. Le tandem courut dans les escaliers et la bonne femme ouvrit avec son passe la porte d'Anna. En découvrant le cadavre, à peine visible sous l'hémoglobine, la femme se mit à hurler tandis que le voisin restait muet la bouche grande ouverte. Il leur fallut quelques minutes pour sortir de leur trauma et appeler la police. On imagine facilement la suite de la scène du crime remplie à ras bord d'uniformes et d'un inspecteur. Principal en charge, un certain lieutenant du nom de Albert Cresson, n'eut pas de réaction tangible. Car c'était la 3e victime du même genre qu'il rencontrait en quelques semaines. On déboucha la baignoire pour découvrir le corps inerte que la brigade scientifique s'empressa d'examiner ; ils ne trouvèrent aucune trace visible de la moindre agression. Alors ?

L'eau débordait lentement, inondant la salle de bain et emportant avec elle, toute la crasse de ce monde.
#7
= INITIATIVES = / Re : texte collectif - le bain
Dernier message par lapinchien - Novembre 14, 2025, 15:43:47
Anna était déterminée.

Et déterminé, il faut l'être, pour le découper comme ça, sans s'énerver, sans se louper, sans dévisser, avec passion mais non sans patience, petits bouts par petits bouts, presque même, il faut le dire, avec une sorte de tendresse, bien naturelle ceci dit vu la tonne d'amour qu'elle lui avait donné, et qu'il ne lui avait jamais vraiment rendu.

Donc avec aussi une douceur, mais assez de nerf pour le trancher, assez de force pour casser les parties les plus solides, écarter sans trembler les morceaux contrevenants à la beauté du geste, dégorger sans ciller les bouts tremblants qui lui firent, sur le coup, penser à la gelée de groseille que confectionnait, en été, mamie Zelie, à l'odeur des kilos de sucre qu'elle y mélangeait. A l'odeur du soleil, à l'odeur des plantes bizarres qu'il ne faut pas toucher, à l'odeur d'essence dans la vieille grange, ou à celle d'œuf pourri dans les recoins du canapé.

Avec retenue, bien sûr, car il ne faut jamais rien oublier, ni le bien, ni le maaaaaaaal. Elle se mit à fredonner, tout en malaxant les parties les plus tendres, en les tournant et les retournant, sans jamais se lasser ; ses doigts devenus des bouches, des nez, des sexes, qui absorbaient, transportaient, exacerbaient chaque sensation, le chaud comme le froid, le sec comme l'humide. Et tout en chantonnant elle se souvenait, la pauvre, de la manière stupide, horrible et déprimante, dont tout avait commencé.

Tout avait commencé par un éclat d'écran, un soir d'hiver où la neige tapissait les trottoirs de Paris comme un linceul immaculé, et Anna, blottie sous une couverture usée, avait découvert Philippe Croizon, cet homme-tronc aux épaules d'acier forgé dans l'adversité, dont les vagues de la Manche s'étaient brisées contre la volonté farouche. Ses exploits n'étaient pas des trophées vulgaires, mais des poèmes gravés dans l'écume salée : traverser l'océan Indien à la nage, quatre mille kilomètres de sel et de rage, sans bras ni jambes pour s'accrocher aux courants, seulement ce torse sculpté par la perte, ce cœur qui battait comme un tambour de guerre contre les abysses. Anna l'avait aimé d'abord pour cette absence sublime, ces moignons arrondis comme des racines d'arbre centenaire, vestiges d'un accident qui l'avait dépouillé mais révélé, un corps réduit à l'essentiel, un vaisseau sans voiles naviguant sur la mer des impossibles. Elle imaginait ses nuits à lui, bercées par le ressac des souvenirs, et les siennes s'en trouvaient hantées : elle, aux doigts agiles de couturière, rêvait de caresser ces contours tronqués, de les habiller de tendresse comme on rhabille une statue antique de marbre ébréché.

Philippe, avec ses traversées de détroits – le canal de Suez, la mer Rouge, chaque bras d'eau un défi lancé au destin –, incarnait pour elle l'amour pur, celui qui n'a pas besoin de membres pour enlacer, mais d'une âme qui palpite au rythme des marées indomptables. Elle collectionnait ses interviews comme des reliquaires, relisant ses mots sur la douleur transmutée en triomphe, et dans le silence de son appartement aux murs tapissés de cartes marines, Anna sentait son propre corps s'alourdir d'un désir inédit, viscéral, pour cet homme qui avait dompté les océans sans jamais plier. Cet amour naquit donc en elle comme une marée montante, irrésistible, emportant ses doutes passés dans un tourbillon d'admiration ; elle le voyait en rêve, flottant nu sur les flots, son torse luisant sous le soleil tropical, et elle se réveillait les cuisses humides de cette ferveur océanique. Mais les marées, hélas, ont leurs reflux, et l'amour d'Anna pour Philippe commença à se teinter de sel amer, quand les nouvelles de ses exploits se firent plus rares, remplacées par des silences radio, des absences qui creusaient en elle un vide aussi vaste que les mers qu'il avait conquises.

Petit à petit, la tendresse vira à l'obsession, un poison sucré qui s'infiltra dans ses veines : elle scrutait les forums obscurs pour des bribes de sa vie privée, imaginant ses amours charnels impossibles, et une jalousie acide lui rongeait les entrailles, transformant l'héroïsme en monopole possessif. L'amour devint toxique comme une algue vénéneuse, étouffant ses propres aspirations – Anna abandonna ses toiles inachevées pour des nuits blanches à guetter son ombre sur les réseaux, son corps à elle se fanant en parallèle, pâle et flasque, tandis que le sien, mythique, enflait en idole intouchable. Bientôt, les exploits de Philippe, jadis phares dans sa nuit, se muèrent en reproches muets : pourquoi n'était-il pas à elle, ce torse invincible, pourquoi sa liberté aquatique la condamnait-elle à une immobilité terrestre, enchaînée à un désir qui la rongeait comme une marée noire sur une plage sacrée ? La toxicité s'épanouit en une dépendance funeste, où chaque vague de doute la submergeait, et Anna, les yeux rougis par des larmes salées, se surprit à haïr les eaux qui l'avaient vu triompher, ces mers complices qui le gardaient loin d'elle, prisonnière d'un amour qui puait le varech pourri.

C'est alors que l'image surgit, fulgurante, dans l'un de ces délires fiévreux : Philippe, non plus nageur des abysses, mais une grosse pomme de terre noueuse, terreuse, blottie dans la terre meuble de son admiration, sa peau rugueuse et bosselée évoquant ces moignons qu'elle avait tant chéris, un tubercule gorgé de promesses pourries. Mentalement, elle le dépouilla déjà : cette pomme de terre massive, Philippe en son cœur charnu et fade, nourrie de ses propres sèves amoureuses, mais refusant de germer pour elle, de s'épanouir en une fleur vénéneuse qu'elle seule aurait pu cueillir. L'identification s'opéra dans un frisson de révélation malsaine, où l'amour toxique se cristallisa en cette métaphore organique : il était cette racine enflée, immobile et insatiable, absorbant toute lumière sans rien rendre, un légume difforme qu'il fallait éplucher pour en extraire la moelle, la vérité amère cachée sous l'écorce. Anna, les mains tremblantes d'une excitation nouvelle, fouilla les recoins de sa mémoire pour des outils ancestraux, mais c'est dans un catalogue veterinaires abandonné qu'elle trouva l'instrument divin : une seringue hypodermique pour éléphants, arme démesurée au dard acéré, capable d'injecter l'amour sous la peau la plus épaisse.

La décision mûrit comme une nuit sans lune, dans le silence de sa baignoire ébréchée, où elle imaginait déjà le rituel : l'attaque par surprise, un soir de crachin parisien, quand Philippe, confiant en sa gloire, franchirait le seuil de son antre, ignorant qu'il y entrerait pour la dernière fois en homme-tronc, mais en tubercule prêt à être pelé. Avec une tendresse perverse, elle prépara le bain, versant des huiles essentielles qui embaumaient la pièce d'un parfum de terre humide et de sucre brûlé, mélange alchimique pour adoucir l'épluchage, car cet acte serait un amour ultime, une dissection amoureuse où chaque lambeau de peau arraché révélerait les strates de leur passion empoisonnée. Et lorsque l'aiguille transpercerait la chair, non pour tuer mais pour libérer – une injection de sédatif doux, suivi du scalpel imaginaire de ses ongles –, Anna fredonnerait à nouveau, les yeux mi-clos, tandis que Philippe, flottant inerte dans l'eau tiède, se muait en pomme de terre émondée, sa chair pâle et vulnérable offerte à sa dévotion finale. Ainsi, dans cette baignoire devenue autel païen, l'amour toxique s'accomplirait en un geste suprême, épluchant non seulement la peau mais l'âme, jusqu'à ce que ne reste, au fond de l'eau rougie de souvenirs, le noyau pur et nu d'un homme enfin rendu à elle, pour toujours, dans la tendresse d'un tubercule dénudé.


L'eau débordait lentement, inondant la salle de bain et emportant avec elle, toute la crasse de ce monde.
#8
= INITIATIVES = / Re : Slogans
Dernier message par Nino St Félix - Novembre 13, 2025, 18:11:05
Le trou dans la couche de la Zone ?
#9
= INITIATIVES = / Re : texte collectif - le bain
Dernier message par Nino St Félix - Novembre 13, 2025, 17:58:52
Anna était déterminée.

Et déterminé, il faut l'être, pour le découper comme ça, sans s'énerver, sans se louper, sans dévisser, avec passion mais non sans patience, petits bouts par petits bouts, presque même, il faut le dire, avec une sorte de tendresse, bien naturelle ceci dit vu la tonne d'amour qu'elle lui avait donné, et qu'il ne lui avait jamais vraiment rendu.

Donc avec aussi une douceur, mais assez de nerf pour le trancher, assez de force pour casser les parties les plus solides, écarter sans trembler les morceaux contrevenants à la beauté du geste, dégorger sans ciller les bouts tremblants qui lui firent, sur le coup, penser à la gelée de groseille que confectionnait, en été, mamie Zelie, à l'odeur des kilos de sucre qu'elle y mélangeait. A l'odeur du soleil, à l'odeur des plantes bizarres qu'il ne faut pas toucher, à l'odeur d'essence dans la vieille grange, ou à celle d'œuf pourri dans les recoins du canapé.

Avec retenue, bien sûr, car il ne faut jamais rien oublier, ni le bien, ni le maaaaaaaal. Elle se mit à fredonner, tout en malaxant les parties les plus tendres, en les tournant et les retournant, sans jamais se lasser ; ses doigts devenus des bouches, des nez, des sexes, qui absorbaient, transportaient, exacerbaient chaque sensation, le chaud comme le froid, le sec comme l'humide. Et tout en chantonnant elle se souvenait, la pauvre, de la manière stupide, horrible et déprimante, dont tout avait commencé.


L'eau débordait lentement, inondant la salle de bain et emportant avec elle, toute la crasse de ce monde.
#10
= INITIATIVES = / Re : texte collectif - le bain
Dernier message par lapinchien - Novembre 13, 2025, 13:37:41
Anna était déterminée.
L'eau débordait lentement, inondant la salle de bain et emportant avec elle, toute la crasse de ce monde.