Ce texte est recommandé par des éleveurs de champions ( = Winteria, qui l'a bien aimé, mais qui ne l'a pas jugé assez zonard pour passer sur le site).
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L'impossible narration de Ferdinand Chanel
Posté le 15/02/2007
par Mill
L’impossible narration de Ferdinand Chanel.
La toute récente disparition du jeune maître de la plume, Ferdinand Chanel, n’a causé que de trop vagues remous au sein du grand public. Trop vagues parce que, vu l’éclat de son oeuvre, paradoxalement méconnue, réduite, singulière, son nom méritait davantage qu’une banale épitaphe ou un article bâclé en dernière page d’une gazette sans prestige ni panache. Ceux qui ont eu la chance et le plaisir de lire son oeuvre retiendront sans doute son Horizons nouveaux comme l’un des romans les plus inventifs et controversés de notre siècle, accouplant à la perfection son style magique et enflammé à une intrigue digne des plus grands classiques.
Horizons nouveaux fut rédigé de telle sorte que le lecteur ne peut éviter de s’identifier à chacun des personnages, comme autant de facettes de sa personnalité. L’histoire, quoique largement originale, ne forme qu’un prétexte à une quête personnelle, apparemment menée par le personnage principal - lequel varie selon l’identité du lecteur - mais qui devient, au fil du roman, celle du lecteur. Celui-ci n’achève sa lecture qu’à grand-peine, tant il lui semble douloureux de s’en séparer, comme s’il s’agissait d’une part de lui-même, qu’il lui faudrait abandonner sans espoir aucun de la retrouver par la suite.
Comme il est de coutume pour les rares irruptions de génie dans le vaste domaine de la littérature, les critiques furent d’abord étrangement circonspectes vis-à-vis de ce premier roman, n’assimilant, dans un premier temps, qu’une part bien dérisoire de ce que Ferdinand Chanel entendait transmettre. En fin de compte, on pourrait supposer que les auteurs de ces critiques se sentirent submergés par l’abondance de sentiments, contrastés au possible, qui accompagnait irrévocablement la lecture des dits écrits. Il est par ailleurs remarquable que nos éminents critiques, lesquels se distinguent régulièrement par leurs opinions fanatiques, chargées d’a priori et de conventions, ne parvinrent à esquisser, au départ, qu’un avis incrédule, presque étonné, et dont on ne retenait qu’une vague notion d’incertitude et d’incompréhension habilement masquée par les formules de circonstance.*
[* Note de l'auteur : 1 On se rappellera notamment la fameuse éloge de M. Jean-Luc T..., chroniqueur littéraire au journal Le M..., lequel tentait de justifier son manque de clairvoyance et de compréhension par “(une) absence quasi-totale de repères et de références littéraires, habilement équilibrée par un esprit de la mise en scène comparable au plus grands conteurs d’histoires de ce siècle, j’ai nommé John Irving et H.G. Wells.” Il est difficile de ne pas sourire à la lumière de cette remarque si l’on se remémore celle de l’un de ses éminents collègues, M. Pierre-Henri F..., lequel vantait davantage “la culture littéraire qui transparaît volontiers entre (les) lignes (du roman), rachetant ainsi son manque de précision et sa faiblesse d’atmosphère.”]
Puis, au fil des discussions, au cours de ces réunions littéraires qu’affectionne notre sacro-sainte élite, l’on réalisa soudain qu’il n’était pas chose aisée que de définir une telle oeuvre avec la précision qui lui était due. D’autant plus que les critiques s’annulaient les unes les autres, se contredisant dans la plupart des cas, se complétant plus rarement, et bien peu s’étonnèrent du fait que des personnes ayant exprimé des vues aussi diverses, voire opposées, sur Horizons nouveaux, puissent finalement l’apprécier avec autant d’harmonie.
Ainsi les critiques favorables à ce nouveau talent ne tardèrent-elles pas à affluer, les miennes entre autres, ce qui toutefois n’empêcha pas le roman de très mal se vendre, étant donné l’impopularité du thème et de son traitement. Ferdinand Chanel n’écrivait ni pour son temps, ni pour la postérité, ni même pour lui, serait-on tenté de dire. Ceci expliquant cela, on comprend mieux l’indifférence du personnage vis-à-vis des critiques autant que du public, visiblement boudeur et peu intéressé. Son ambition, que l’on n’hésiterait pas à qualifier d’inhumaine, tant elle peut apparaître étrangère aux yeux de l’homme commun, dépassait les limites de nos pâles conceptions terrestres. Ferdinand Chanel souhaitait contenir l’homme en une page, le monde en un seul conte, l’univers en un roman.
Je rencontrai Ferdinand Chanel à deux reprises au cours de mon existence. La première se caractérisa par une certaine continuité. Nous étions en effet deux étudiants modèles, chacun à sa manière, tous deux engagés dans des études de lettres à l’avenir alléchant. Futurs scribouillards, nous n’en doutions pas, mais si j’envisageais ma future existence avec cette désinvolture propre à notre jeunesse, lui ne cachait pas son angoisse, profonde et terrible, la peur de n’être qu’une plume parmi d’autres, un poète de second ordre dans une encyclopédie. Il affichait néanmoins une sérénité tranquille et détachée, image parfaite de celui qui n’attend rien mais qui sait parfaitement qu’il l’obtiendra. Nous n’étions ni amis ni confidents, et les rares paroles qu’il nous arrivait d’échanger s’imprégnaient automatiquement de cette détestable froideur qui n’appartient qu’aux rivaux, quel que soit le statut de cette rivalité. Nous nous quittâmes sans un au revoir, sans nous quitter, en quelque sorte, et il ne serait pas mentir que d’affirmer que j’espérais ne pas entendre de ses nouvelles de sitôt. A cette époque déjà, je pressentais chez ce curieux personnage comme un inavouable talent, un véritable feeling qui me dépassait à tel point que je ne le pouvais juger autrement que comme l’expression corrompue d’un esprit diabolique. Le lecteur l’aura compris, je suppose, j’avais peur de son talent. Non pour ce qu’il pourrait impliquer par la suite, lorsque lui et moi entamerions nos carrières respectives, autant que concurrentes, mais à cause du pouvoir - quel autre mot pourrait ici convenir? - qu’il suggérait. Je dois avouer que sur ce point, je manque de vocabulaire. Lui n’aurait pas souffert de telles faiblesses.
Notre deuxième rencontre, qui fut aussi la dernière, se déroula dans mon bureau, un certain nombre d’années plus tard, la veille de son suicide. Lorsque je le vis entrer, avec sa veste en toile de jean aux coudes usés, il me sembla saisir une nuance qui flottait dans la pièce, dont l’atmosphère me parut tout à coup pervertie par sa présence. La notion d’arbitraire envahit naturellement mes pensées, sans pour autant m’éclairer sur le pourquoi d’une telle intrusion. Je n’avais qu’une certitude en cet instant: le hasard n’existait plus. Lui, l’écrivain, et moi, le critique, étions subitement réduits à un jeu littéraire que nous ne maîtrisions pas.
Notre conversation, dénuée de chaleur et de nostalgie, ne dura qu’à peine plus d’une heure. Lorsqu’il quitta les lieux, j’étais on ne peut plus conscient de sa détresse mentale, intellectuelle, et je savais, au plus profond de mon être, qu’il ne dépasserait pas la journée du lendemain. A aucun moment je ne dis ni ne fis rien pour le dissuader de son suicide imminent, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, aucun d’entre nous n’aborda cet aspect de la question durant notre entrevue, et si celle-ci traînait en filigrane dans le moindre de ses gestes, contaminant ses regards, simultanément inexpressifs et désespérés, je n’envisageais le drame que comme une éventualité, une décision qu’il serait seul à prendre et qu’aucun argument ne saurait influencer. Il eut été inutile de le placer sous surveillance pour le protéger de lui-même. Après tout, on ne peut pas forcer quelqu’un à rester en vie s’il a décidé du contraire.
Cependant, je ne fis aucune tentative en ce sens parce que celle-ci se serait avérée malheureuse. Ferdinand Chanel avait choisi de mourir avant même de pénétrer dans cette pièce, avant même, me hasarderai-je, d’avoir eu l’idée de me rendre visite. Comment puis-je me permettre de telles affirmations - remarquez que je parle d’affirmations et non de conjectures? C’est difficile à dire... Il portait, sur son visage frêle, les stigmates d’un mal irrévocable, une douleur intérieure qu’une seule et unique personne était capable de déchiffrer. Avait-il lu dans mon esprit, dans le passé? Absurde... Pourtant, quelle sorte d’inconcevable intuition l’avait-elle effleuré, lui révélant cette vieille terreur que j’avais éprouvée, des années auparavant, en devinant l’inexprimable ampleur de son talent?
Le plus sage serait de lui laisser la parole et d’écouter sa voix sèche et timide discourir sur les multiples méandres d’un tel dédale. Mais à défaut de rapport exact, je laisse à ma mémoire, si odieusement précise, le soin de dévoiler notre dernière discussion, et avec elle, les vraies causes de sa mort.
“Tu te souviens de moi.” Ce fut son entrée en matière, efficace et directe, fidèle à ses habitudes. J’économisai un acquiescement.
Il posa son corps rigide et coincé sur le fauteuil qui faisait face au mien, un noir bureau s’interposant entre nous. Il tenait sur ses genoux maigres une chemise en plastique, légère en apparence, à laquelle il ne cessa d’infliger de nerveuses caresses durant notre dialogue.
"Je n’ai que deux questions à te poser, cher Ferdinand. Comment et pourquoi."
Il ne m’entendit pas, ou feignit ne pas comprendre, et entama, fébrile, ce qui m’apparut d’abord comme un monologue dénué de tout propos.
"Il est si loin, le temps où, pauvres et simples étudiants, nous nous ignorions l’un l’autre, sans jamais admettre devant quiconque, et encore moins devant nous-mêmes, l’admiration réciproque, quoique fragile, qui nous unissait follement, au-delà de nos passions et de nos différences. Une union des plus paradoxales, je l’admets, puisque chacun de nous fuyait l’autre, et avec quelle insistance, avec quelle sagacité! Jamais rapports humains ne se sont montrés plus froids, distants, et par là même faussés par une espèce de sanglant préjugé qui voulait que, ayant tout en commun, nous nous repoussions l’un l’autre, comme les deux pôles identiques de deux aimants."
En l’écoutant ainsi divaguer au gré de ses états d’âme, je n’avais d’autre choix que de m’étonner à chaque vérité divulguée par ses deux lèvres moites. Avais-je été aussi délibérément aveugle à pareille évidence? Je m’abreuvais de ses paroles, frappé de stupeur et de consternation: son visage était imprimé de sa fin déjà toute proche, mais ses mots parlaient en amis.
“Pourtant, poursuivit-il, insatiable, nous n’avons jamais laissé de nous remémorer l’un l’autre, comme deux parasites en symbiose, en des termes souvent conflictuels, parfois grossiers, chacun prisonnier de l’autre et de ses capacités. Toi, le critique, le découvreur, l’analyste littéraire, et moi, l’écrivain, tisseur d’intrigues et fabricant d’émotions."
Je n’osais l’interrompre. J’éprouvais pour son oeuvre le plus profond respect, et pour lui-même une saisissante et fidèle inimitié que je n’avais jamais pu élucider. C’est donc dans un esprit d’inquiétante neutralité que je recevais ses réponses, des réponses à des questions qui m’avaient jalousement tourmenté depuis l’université.
“N’est-il pas sidérant, et par là même fascinant, le mystère de l’homme, qui ne parvient jamais qu’à aimer son prochain, sans toutefois l’aimer entièrement, d’une manière absolue? Certains considèrent que l’homme n’aime que lui-même, mais je serais tenté de croire que c’est justement cette part de lui-même qui le répugne et qu’il n’accepte pas chez l’autre. Tu ne m’as pas rejeté pour nos différences, critique cher à ma plume, mais pour ce qui pouvait éventuellement nous rapprocher, ce selon quoi l’on pouvait se sentir autorisé à nous comparer, et dite opération t’aurait désavantagé, selon certain point de vue. De mon côté, ce n’est pas ton insouciance et ton esprit d’auto-dérision qui m’ont rebuté, mais tes qualités d’homme de lettres, celles que je ne possède pas, celles qui t’ont mené à un certain type de succès, charmant critique, ou bien devrais-je dire, si je décidais d’adopter ce fameux soupçon d’ironie qui te va si bien, sainte parole d’évangile dans les milieux lettrés.
“Tout ceci est déplorable, condamnable à la rigueur, si, désespérément, l’on s’efforce de se situer par rapport à une éthique qui n’a plus rien d’humain, mais le résultat est là, curieusement regrettable et banal. Tu as suivi ton instinct d’être humain et j’ai eu la faiblesse de t’imiter, ou de te devancer, qui peux le dire? Moi qui vainement rêvais de m’élever vers d’autres sphères, d’autres perspectives..."
Je crois me souvenir qu’il a marqué une pause à cet instant. S’il est juste d’indiquer cette interruption au lecteur, ce n’est pas dans le cadre d’un rapport précis et objectif des paroles de Ferdinand Chanel. Ce qui m’impulse - oui, c’est bien d’impulsion qu’il s’agit ici - à noter ce détail, apparemment sans conséquence, c’est cette vague émotion que j’ai ressenti, lors de ce bref intermède, en ne remarquant dans ses yeux qu’une étrange pâleur, vibrante et translucide, un voile émaillé qui masquait l’étincelle commune aux yeux d’un être humain. Lorsque je repense toutefois à ce qui semblait une fine pellicule de gaze sur la surface de ses organes, étrangement immobiles, je ne puis échapper à un double sentiment de perte et de vertige. Perte de la consistance, de la matière de mon corps. Quant au vertige, comment l’expliquer? Je ne sais plus, au juste, si son regard s’était simplement vidé de sa vitalité ou si c’était l’insondable espace, l’univers sans orientation ni couleur, qui, on ne sait comment, s’était greffé à sa vue.*
[Note de la Rédaction : Ceci n’est évidemment que la reconstruction fictive d’un état d’esprit antérieur à ce qui constitue le dénouement de cet article. L’on peut dire sans crainte que feu M. Arthur K. a en quelque sorte “triché” avec les faits pour préserver un certain suspense à sa confession. Ceci n’est par ailleurs valable que si l’on admet pleinement la sincérité de ses propos et l’exactitude des faits relatés. ]
"Je crois deviner tes pensées - ton visage est un livre ouvert et chacune de ses rides une phrase révélatrice. J’y suis bel et bien parvenu, à cette éthique, cette impossible conception que tous devraient adopter, si le courage, bien sûr, ne leur manquait pas. Je ne puis les blâmer. Ne suis-je pas finalement devenu à la fois le plus heureux et le plus malheureux des hommes?
“Ne sois pas trop sévère à l’égard de ma condescendance, probablement déplacée, selon tes vieux critères décrépits. Je me situe bien au-delà de ta compréhension, et donc, de ta bénédiction. D’ailleurs, c’est en partie pour te faire profiter de ma découverte que je suis ici. En partie seulement. En ce qui concerne le comment, j’ai simplement expliqué à ta secrétaire que nous nous étions connus à la faculté, ce qui n’est qu’un faux mensonge, sur lequel j’ai brodé, me prétendant ton fier et inconsolable ami.
"Tu as dû t’enfermer pendant des mois, lançai-je, encore un peu étourdi par son discours, pour en arriver à de telles conclusions, lesquelles, je le reconnais, ne manquent pas d’originalité et d’à-propos.
"Je ne suis pas, je n’ai jamais été très ouvert sur le monde extérieur, préférant à la réalité des sens, bien illusoire, le monde de l’esprit. Je ne me suis donc pas plus retranché que de coutume, quand bien même la tentation de m’isoler définitivement fut parfois grande. Et cette originalité dont tu me parles, elle n’est que vaine flatterie venant de ta part. Nombreux sont ceux qui ont exprimé des idées similaires aux miennes, hormis le fait qu’elles ne m’appartiennent pas. Je ne me distingue de mes prédécesseurs que sur un point précis: je ressens ce que je dis, je le vis et le comprends. Il n’y a là rien de théorique... Non, je ne me suis pas cloîtré dans la pénombre à rêvasser en poète, ces “travaux” ne sont pas non plus le fruit logique et attendu d’une grave dépression, j’ai simplement écrit un conte."
Sans doute mon visage, déjà largement décomposé, devait montrer l’évidence d’une indécise incrédulité, car il osa un sourire fin, imperceptible, avant d’enchaîner, infatigable:
"Il n’est pas long, il tient sur une page. Je l’ai ici avec moi, dans cette pochette. Forteresse tangible et donc bien dérisoire pour son contenu lumineux, incompressible, illimité...
- Quel est son titre?
- Il n’y en a pas, mais si ce conte devait être publié, ce qui n’arrivera jamais, il y aurait de fortes chances pour qu’il s’intitule “Univers”.
- “Univers”? Pourquoi pas “L’univers”?
- Qui peut dire s’il n’existe qu’un seul univers, et si c’était le cas, comment s’assurer de son éternité?"
Ses toutes dernières observations, quoique marmonnées sans aucune sorte intonation, me parurent sarcastiques, ce qui ne me plaisait qu’à moitié. Il donnait l’impression d’être l’unique personne à même de résoudre de telles énigmes.
"Pourrais-je le lire?
- Je t’en prie, murmura-t-il, soudain mielleux. Pour ton information personnelle, sache que les deux seules autres personnes à l’avoir lu l’ont interprété de manières parfaitement distinctes et opposées...
- C’est donc le prolongement logique d’Horizons nouveaux.
- Une analyse certes plausible, mais ceci dépasse le roman, lequel, trop ambitieux pour atteindre la hauteur de ses prétentions, ne me satisfait qu’en tant qu’ébauche. Maintenant écoute-moi, écoute-moi bien. Les deux personnes à qui j’ai proposé la lecture de ce manuscrit étaient de parfaits imbéciles, trop ancrés dans leurs illusions d’existence et de réalité pour saisir le sens exact de la chose. Je confesse que c’est cet aspect peu affriolant de leur personnalité qui a motivé mon choix. Je voulais faire une expérience.
“L’un a littéralement dévoré le texte en cinq minutes, l’autre s’est vu amputer d’une demi-heure de son précieux temps, et ce sans décoller une seule fois les yeux de cette page. D’autre part, si le premier y a relativement apprécié un récit de science-fiction - distrayant, mais point trop s’en faut - l’autre m’a confié, avec son air complice faussement palpitant, qu’il avait beaucoup peiné sur les arguments de mon essai sur la linguistique des pays d’Asie du sud-est. Comprends-tu ce que cela signifie?"
J’acquiescai, mais en réalité, mon geste était purement mécanique. Ma seule certitude: je n’avais pas le choix. Ses yeux me regardaient, terribles et enfoncés dans leur vapeur sans forme. Je n’avais pas le choix. Il fallait voir ces yeux, vous dis-je...
Alors j’ai agrippé la feuille de papier, souple, svelte, inoffensive. Ma main jouait le rôle d’une serre qui n’aurait pu lâcher prise, l’eût-elle seulement désiré. J’ai ajusté mes lunettes d’un geste nerveux de l’autre main, que j’imaginais libre. Et mes yeux ont effleuré le texte, timidement, puis se sont égratignés. L’univers, ou un univers, ou le schéma d’un univers, de tout univers, la structure de tout et de n’importe quoi, de ses grandes lignes, celles qu’aucun esprit ne saurait concevoir, jusqu’au moindre détail, futile et inopportun. Autour de moi, la pièce se mouvait en tout sens, appliquant mille sortes de mouvements et déplacements que j’avais ignorées jusque là. Puis brusquement, il n’y avait plus de bureau, plus de placard, plus un seul mur, toutes frontières disparues, ou confondues, pour ne laisser place qu’au vide, seulement le vide, un néant informe et prodigieux dont je faisais partie intégrante mais que je ne comprenais pas, que je ne comprenais plus. Et puis des images, bien sûr, Dieu sait combien - mais quel Dieu? - défilèrent sous mes yeux épouvantés, aussi bien simultanément que successivement, les noyant d’anachronismes et paradoxes, si bien que ce qui subsistait de ma conscience avait oublié que le contact de mon doigt sur le papier, de mes pupilles sur les lettres tracées à l’encre noire, de mes dents blanches sur mes lèvres striées de sang, ne formaient pas qu’une fiction.
Je vis des millions de vies se dérouler devant moi, toutes au même moment, sans nul souci d’ordres logique, chronologique ou autres, pour recommencer aussitôt jusqu’à n’en plus finir. Parallèlement à ces existences chaotiques, s’étalait le spectacle, mille fois répété, mille fois reflété, d’une explosion cosmique, un accouchement planétaire - ou bien plusieurs, une infinité? J’observai également, affreusement tiraillé entre une terreur mesquine et le détachement le plus total, les abracadabrantes déambulations de personnages que j’avais crus légendaires et intouchables, et leurs comportements, tant de fois loués dans ces livres et poèmes dont j’épiais la genèse, l’écriture de chaque ligne, jugeant chaque correction et chaque page déchirée, me gavaient de tristesse et de bonheur, un mélange inconfortable et radieux qui ne me lâchait plus. Désenchantement, cynisme forcé, fatalisme indolent, autant d’attitudes qui me submergeaient tour à tour sans jamais vraiment me quitter. Ulysse tyrannisant son peuple, Homère se crevant les yeux pour ne forger qu’un mythe, Arthur, plongeant la lame chaude et cruelle d’Excalibur dans la chair de ceux qui avaient eu la malchance d’être nés ses ennemis, Dédale, construisant son labyrinthe pour y enfermer un enfant, monstrueux de naissance, Minos, emprisonnant Dédale dans son ultime chef-d’oeuvre, et puis les autres, les personnages réels, ceux dont la légende reste à prouver, Shakespeare, pratiquant le péché d’Onan sur un pauvre chérubin, Molière, négligeant sa dernière scène et mourant dans son lit, Voltaire, Hawthorne, Lovecraft et Poe, tous dénaturés, ou plus vrais que nature, et Borges, les yeux comme moi perdus dans un Aleph, où il m’aperçut sans doute, le fixant du regard. Leurs personnages d’encre et de papier évoluèrent à leur tour, sans vraiment se dissocier de leurs créateurs, puis des créateurs de leurs créateurs, et le rictus d’un Hyde amer et désoeuvré me secoua dans toute mon horreur. Je visitai les pyramides, avant qu’elles ne soient érigées, dressai leurs plans en silence et embaumai les pharaons avant leur naissance. Je parcourus les couloirs de la grande bibliothèque d’Alexandrie, ne m’attardant pas sur ses ouvrages, que j’avais vus naître et brûler plus de cent fois déjà. Les jardins de Babylone ne m’impressionnèrent pas, je me sentais repus, délirant, sur le point d’éclater.
Enfin, je me vis, moi, sous toutes mes formes, écrites ou parlées, visuelles, auditives, sous tous les angles existants, y compris ceux qui nous sont inconnus, à tous les âges de ma vie, de mon corps jeune et frétillant à la poussière de mon cadavre. Je vis chacune de mes pensées, chacune de mes émotions, certaines pourtant reléguées à un casier délabré de ma mémoire, et je vis celles de chaque homme et de chaque femme, celles de chaque être vivant, depuis la première création, dont on nous a tant parlé, et qui, hélas, n’existe pas. Je vis cela, et bien plus encore, odeurs et parfums, souvenirs encore vierges, et je crois que je serais resté ainsi indéfiniment si une main asséchée ne m’avait arraché à ce piège aux mille tournures.
La soudaineté du retour à la normale me désorienta pendant de longues minutes. Je me sentais à l’étroit, dans ce corps imparfait, limité, dans la petite boîte de mon crâne aussi bien que dans cette pièce réduite dont les murs blanc poreux et les étagères chargées de livres et d’encyclopédies ne me seraient jamais plus d’aucune utilité. Je respirai de longues bouffées d’oxygène - je jugeai l’expérience douloureuse et m’efforçai de retrouver une respiration ordinaire, moins brutale pour mes poumons trop fragiles. Ferdinand Chanel me regardait, désabusé et souriant.
"Tu as tenu quinze secondes, c’est un joli score."
Je refusais de le croire, mais je sentais qu’il avait raison. Pire encore, je savais qu’il était sincère. N’avais-je pas déjà vécu la scène, dans ce tourbillon de folie? Je réalisai que la suite de notre entrevue serait irrémédiablement plate et sans effet. Nous ne pouvions plus, l’un et l’autre, connaître ni surprise ni étonnement. Nous savions précisément ce que l’autre pensait, ce que l’autre allait dire, et le moindre au revoir perdrait toute spontanéité avant même d’être prononcé.
Nous nous fîmes néanmoins nos adieux, sans y croire, et il quitta la pièce, puis la vie le lendemain.
J’ai tenu dix jours et n’en tiendrai pas un de plus. Je connais chacune de mes pensées, mes actes ne sont ni spontanés ni réfléchis. J’ai perdu tout instinct, tout libre-arbitre, et pourtant, j’ai l’intime conviction qu’il en est mieux ainsi. Ne me demandez pas pourquoi. Vous ne comprendriez pas.
J’irai poster cette lettre tantôt, mon dernier article. La revue littéraire dont je fus le rédacteur en chef pendant plus de dix ans devrait la publier ne varietur. Il s’agit d’un scoop, après tout, et de toute façon, je sais. L’on me croira fou, puis l’on m’oubliera, et un jour lointain, l’on exhumera mes cendres et leur épitaphe, ce texte, pour chanter ma mémoire et celle de mon initiateur. Ne riez pas, je le sais, je l’ai vu.
Ce soir, j’ouvrirai les vannes de gaz de mon appartement, puis j’irai me coucher de bonne heure, un verre d’alcool à portée de main. Du whisky pur avec deux glaçons de taille inégale. J’aurai fumé ma dernière cigarette en écoutant la radio et ne me serai pas étonné d’entendre Morrison proclamer la fin, sa seule amie, encore une coïncidence ratée. Dommage... En d’autres circonstances, j’aurais trouvé cela poétique, effrayant, savoureux.
Je sais que je ne pourrai pas m’endormir tout de suite et feuilletterai quelques volumes. Je lirai, dans l’ordre, “The Raven” et “Annabel Lee” d’Edgar Poe, ainsi que le “Wakefield” de Hawthorne, “Las ruinas circulares”, “Ajedrez”, et bien sûr “El Zahir” et “El Aleph” de Borges, puis je m’endormirai, tranquille mais désolé, sombrant rapidement dans un sommeil sans rêves dont je n’émergerai pas.
Je sais tout cela, puisque je l’ai vu, et je n’y peux rien changer. Ce n’est pas une question de destin. Je vous ai dit que vous ne comprendriez pas.
Cependant, je sais aussi qu’il y avait une faille dans les explications de Ferdinand Chanel, qu’il avait volontairement omis de me signaler. Toutes ses idées avaient sonné juste à mes oreilles de non-initié, mais ne m’avait-il pas prévenu qu’il me cachait l’essentiel, qu’il n’était pas venu uniquement parce qu’il me savait digne de partager son secret, le plus fabuleux des secrets?
Lui qui s’était prétendu détaché de toute passion humaine, lui qui se voulait au-dessus, porté par son éthique supérieure et universelle, m’avait purement et simplement administré une vengeance, la plus cruelle qui soit. C’est en cela que je le dépasse dans l’application de ses propres théories, qui ne sont pourtant pas les siennes. En effet, je lui pardonne, et ça aussi, hélas, il le savait.