Confession d'un blanc-bec, fumeur de haschisch
Posté le 23/03/2008
par Mill
Confession d’un blanc-bec, fumeur de haschish.
Ah oui. Thelonious Joke... Ce nom est sur toutes les lèvres depuis près de dix ans aujourd’hui. Particulièrement sur celles des voleurs à la tire ou des mafiosi sans scrupules, ceux qui ont toujours un petit quelque chose à se reprocher.
Je sais aussi que c’est un nom qui évoque, pour d’autres sinistres personnages, quoique dans un domaine différent, celui de l’ésotérisme et de la magie noire, une impureté indécente, une source de mal paradoxalement associée aux forces bénignes de la nature. Mais je ne suis pas là pour faire dans la rumeur d’opérette. Lisez plutôt Lovecraft. Dans sa spécialité, il dépasse Mozart, à ce que l’on dit.
Moi, Thelonious Joke, je l’ai rencontré dans sa jeunesse, avant sa crise d’amnésie, celle qui lui a si subitement dérobé tout souvenir de sa vie d’avant ses vingt-six ans. Un sacré mariole, à cette époque, je peux vous l’affirmer. C’est sans doute de famille, à en juger par la sémantique de son nom: Joke. Une bonne blague, ouais, ce type, c’était une plaisanterie à lui tout seul, la dérision et le sarcasme à l’état pur. Paraît que sa mère était folle du fameux pianiste de jazz, Thelonious Monk, et que c’est à cette passion qu’il doit l’extravagance de son identité. Il n’empêche qu’il n’y en avait pas deux comme lui, et si je puis me permettre, ça m’étonnerait qu’il ait beaucoup changé sur ce point-là.
Voyez-vous, je l’ai rencontré à Amsterdam, il y a de ça des siècles, me semble-t-il, au sous-sol du Grasshopper, l’un des coffee-shops à la mode pour les yeux cernés qui ont du fric et bien peu d’illusions. Le genre d’endroit plutôt brumeux, paisible, les rares conversations empâtées y font écho à des toux tièdes ou grasses, selon la qualité de l’herbe, et souvent, les seuls bruits qu’on y perçoit, mise à part le fond sonore du bar, résultent du frottement des feuilles à rouler, des boulettes qu’on effrite, malgré la sueur sur les doigts, des briquets qu’on allume, l’espace d’une aspiration, et surtout, du tintement du tiroir-caisse qui ne s’interrompt que lors des rares pauses que s’accorde le dealer en costume. Un sacré rigolo, celui-là aussi. Avec ses lunettes noires et sa veste impeccable, il se prenait pour le caïd du coin, alors qu’en vérité, il n’était rien d’autre qu’une sorte de fonctionnaire, ni plus ni moins.
Tenez, puisqu’on en est à parler de basse politique, je vais tenter de vous décrire le guichet à chichon du Grasshopper, tel qu’il est encore aujourd’hui, d’ailleurs, vu qu’il n’a pratiquement pas changé. D’abord, on descend au sous-sol par un escalier aux marches recouvertes de caoutchouc, histoire qu’un beatnick trop défoncé ne dérape pas dessus s’il a les semelles glissantes et le sens de l’équilibre en veilleuse. La maison veut éviter les frais superflus, vous comprenez? On arrive alors à une salle rectangulaire, de taille moyenne, pouvant contenir une vingtaine de personnes, la moitié debout, et dont le bar est tenu par une ravissante midinette en jupette orange et cuissardes vertes. En général, les clients les plus atteints, ceux qui savent le moins se tenir, passent l’essentiel de leur temps à reluquer sous sa jupe, pour vérifier si... Enfin, vous connaissez ce genre d’inepties.
A droite de l’escalier, on a eu l’idée, quelque peu saugrenue, mais toutefois originale, d’ériger une cabine hermétique. L’une de ses trois faces, celle qui se présente en premier à l’oeil du visiteur hagard -à moins qu’il ne soit encore à jeûn- se compose d’un panneau de verre sous lequel règne une pénombre alléchante. Un bouton, placé juste sous la vitre, permet d’illuminer la cage de verre, et, surprise, qu’est-ce qui apparaît? Le menu du Grasshopper. Skunk, népalais, pakistanais, libanais, space cake, double zéro, pollen, toutes les cultures, ne m’en voulez pas, je vous prie, pour ce jeu de mots ridicule, y sont représentées.
Un pas vers la droite, et l’on découvre le second panneau de la cabine, le plus intéressant, croyez-moi, car c’est là qu’on fait affaire. Le décor est d’ailleurs tout à fait approprié à ce genre d’expression, si vous voulez mon avis. On se croierait à un guichet de gare, ou à un bureau de poste, le type en costard nickel derrière son hublot et son hygiaphone en kit. Sauf que là, il dispose d’une balance électronique, et ce n’est certainement pas pour peser le courrier.
J’étais justement, ce soir-là, en plein conciliabule avec le commis aux affaires fumette, lorsque Thelonious est arrivé, vêtu d’un costume noir, le cou noué d’une cravate si fine qu’on en pouvait compter les mailles. Son élégance et sa prestance nous surprirent à tel point, l’employé et moi, que nous interrompîmes notre transaction pourtant sacrée, pour mieux le contempler.
Comment vous dire? Ce type avait la classe de Gérard Philippe, la courtoisie de Niven et le sourire du héros d’Orange Mécanique. En d’autres termes, c’était un parfait exemplaire d’extra-terrestre, quelqu’un d’irréfutablement supérieur à tout ce qui l’entourait. Son allure générale rappelait vaguement celle du Sick Boy de Trainspotting, ce film qui a charmé tant de junkies ces derniers temps, mais avec la discrétion et la noblesse d’âme en plus, une noblesse qui irradiait de chacun de ses traits, trompeuse et magnifique. Enfin, il avait les cheveux si noirs que je ne pouvais décider s’il s’agissait de vrais cheveux ou bien si l’on avait peint sur un crâne chauve une telle chevelure ébène, où semblaient se mêler des filaments nocturnes, surnaturels.
Je continuai de l’épier nonchalamment, tout en payant mon hasch, et je remarquai, non sans une certaine curiosité, qu’il marchait à la féline, se déhanchant avec détachement, comme si tous les muscles de son corps avaient pu jouer sous sa peau sans son autorisation préalable. Bien sûr, en vous expliquant ceci de cette manière un peu confuse, on pourrait supposer qu’il roulait des mécaniques, et que, par conséquent, il se couvrait de ridicule. Mais ce n’était pas le cas. De cet individu irréel irradiait une aura de beauté et de perfection, un dieu grec personnifié, humanisé, venu du fin-fond de la galaxie.
Vous allez probablement penser que j’ai encore trop fumé de P4, que ma cervelle tourne à l’envers, à vide et au ralenti, et je ne peux pas vous en vouloir. Je n’en ai plus la force...
Quoi qu’il en soit, il s’est installé à une table, ténébreux, solitaire, et nom de Dieu, d’une dignité à vous couper le souffle. Ai-je besoin de vous confier que la serveuse le mangeait littéralement des yeux, l’aguichant de temps en temps d’un clin d’oeil ou d’une apétissante poitrine exhibée à la va-vite? Mais lui ne s’en souciait pas. De fait, il la remarquait à peine, et quand la provocation de la dîte demoiselle devenait si évidente qu’elle en résultait insultante, il se contentait de lui adresser un sourire délicat, judicieusement teinté d’une désapprobation à la fois tendre et cynique.
La bande-son se parait justement d’un petit You can’t kill me, du groupe Gong, lorsque je me décidai à l’accoster. Un tel personnage valait sans doute un début de soirée, et si, en fin de compte, il se révélait suffisant et sans intérêt, j’avais toujours l’opportunité de rejoindre quelques potes au Highway ou au Smokey’s.
D’entrée, je l’invitai cordialement à quelques taffes sur mon joint et il me fit signe de m’asseoir.
-Salut, j’ai dit, et franchement, je ne savais pas quoi lui dire de plus.
Il semblait s’en rendre compte, car il me répondit d’un léger sourire qui se voulait engageant.
-Je m’appelle Simon, mais tout le monde me traite de “Bazooka”, parce qu’il paraît qu’à Amsterdam, y a personne qui puisse en rouler d’aussi gros.
-Fort bien, mais une loi universelle stipule, et souvent à juste titre, que “les plus gros”, pour reprendre ton expression, ne sont pas toujours les mieux tassés.
Sa remarque, que je jugeai plutôt déplacée, un brin offensive, avec ce ton narquois qu'il employait, ne me fit pas aussi mal que j’aurais cru. Il y avait en lui un je ne sais quoi qui m’interdisait toute colère à son égard.
-Ah ouais, répliquai-je, feignant une susceptibilité qui sonnait faux à mes propres oreilles? Et qu’est-ce que tu proposes, toi?
-Serait-ce un défi, un challenge, pour paraphraser nos chers amis Anglais?
Ses yeux brillaient dans la semi-pénombre, ce qui ne cadrait pas avec ses paroles, grouillant de correction et de bonne éducation. Les coups de guitare de Daevid Allen ne faisaient rien pour arranger l’état de trouble qui commençait à m’envahir. Il faut dire que je débutais gentiment une défonce on ne peut plus agressive, et j’avais le sentiment, par moments, d’affronter, non pas un être humain, mais le spectre, ou le reflet d’un esprit.
Pour toute réponse, je lui prêtai mes feuilles, des Smoking King Size, évidemment, et m’adossai à mon siège. Je sursautai lorsque je l’entendis me demander, d’une voix aussi posée que possible:
-Ca t’ennuie si j’achève le paquet?
Un paquet neuf.
* * *
Cela lui prit près d’une heure, ce qui est plutôt rapide, étant donné le résultat obtenu. Il ne s’agissait pas d’un joint immense, interminable, de trois mètres de long -bien que je sois persuadé qu’il n’aurait pas eu beaucoup de mal à m’en confectionner un- mais d’un enchevêtrement de joints qui se rejoignaient les uns les autres, se chevauchant, se croisant, puis se contournant, quelquefois se fondant l’un dans l’autre, formant ainsi une étrange figure qui me rappelait vaguement quelque symbole cabalistique que j’avais eu le loisir -et non la joie- de rencontrer durant mes études.
-Mon Dieu, sussurai-je finalement, qu’est-ce que c’est que ça?
Il plongea son regard noir étincelant tout au fond de mes pupilles, comme pour en extraire l’essence même de mon âme.
-Ceci, mon cher ami, est un signe magique, un pentacle hébraïque, pour être plus précis. Pour ma part, j’irai jusqu’à le considérer comme une porte, une serrure dont toi et moi possédons la clef.
Sur ce, il me tendit son briquet. Je le regardai luire dans l’obscurité, qui se faisait insistante, écoutant d’une oreille distraite les riffs d’angoisse de Dancing with Mr. D, des Rolling Stones, et ce fut la voix de Jagger qui m’incita à saisir le piège qu’il me tendait dans sa main droite.
-Et où je l'allume?
Je ne voyais plus ses yeux. Seules ses dents blanches et son sourire de fantôme flottaient encore dans la brume sombre et grisâtre qui m’embuait la vue. La musique continuait de résonner et gagnait en puissance.
Je pris le briquet et le pentacle, constatant alors qu’il était parfaitement bien tassé. Une véritable oeuvre d’art, croyez-moi, avec à l’intérieur assez de hasch pour faire planer pendant des siècles une véritable armée. Et c’était ce truc-là, justement, que je m’apprêtais à humer à pleins poumons!
Je tirai une première latte, au son de Fire, de Hendrix, souriant stupidement à cette analogie, puis une seconde, et lui passai le pétard. A son tour, il aspira quelques taffes, mais apparemment, ses poumons encaissaient bien mieux que les miens, car le pentacle diminua de façon bien plus notable, cette fois-ci. Il me repassa le joint, et tout en reprenant mon souffle après cette nouvelle tournée, je risquai une question.
-Dis donc, cette porte. Qu’est-ce qu’il y a derrière?
Il me répondit d’un ton sarcastique, à la limite du dégénéré. Des filets de fumée noire s’échappaient d’entre ses dents.
-La réalité, mon cher Simon, la réalité.
Nouvelle aspiration. La fumée imprégnait mes poumons, puis mon sang et mon cerveau. J’étais ailleurs, sur une autre planète, complètement défracté. Mais ce genre de réponses, j’en avais déjà entendues des tas à chaque fois qu’un pauvre couillon déglingué voulait se la jouer mystique et clairvoyant.
-Ah non -ma voix était traînante, pâteuse, les syllabes collaient à chacune de mes dents, et ma langue s’embourbait à chaque voyelle. On me la fait pas à moi.
Je crus apercevoir ses prunelles s’enflammer, mais j’ignore s’il s’agissait de colère ou d’excitation. Je pencherais plutôt pour la seconde solution car un rire difforme et sépulcral le secoua de bas en haut, lui donnant l’allure d’une marionnette dont on aurait secoué les fils jusqu’à la frénésie. En fond sonore: Helter Skelter...
-Ah oui, miaula-t-il, ignoble et insidieux? Et si ce n’est pas la réalité qui t’entoure, qui t’encercle en ce moment même, qu’est-ce donc? Ton pire cauchemar?
Son rire, cette fois, n’eut rien d’humain. Il s’écarta de la table, secoué de spasmes reptiliens, et au même instant, la pièce entière parut s’illuminer d’un rouge envoûtant, affamé, une couleur indescriptible, infâme que je ne pouvais supporter. Je tenais toujours le reste du pentacle à la main, et en jetant un coup d’oeil autour de moi, aussi fugace que possible, ma seule réaction fut de le porter à ma bouche pour en venir à bout une fois pour toutes. J’en avais besoin, vous comprenez, j’en avais besoin! La couleur hideuse et palpable continuait de s’étendre, et la scène qui s’ouvrait ainsi à mes yeux ne présentait plus qu’une faible ressemblance avec le Grasshopper que j’avais toujours connu. On se serait cru aux profondeurs de l’enfer.
La minette du bar avait pris des siècles de rides, et elle n’avait pas changé de tenue, exposant à mes yeux ébahis, horrifiés, une chair flasque et poussiéreuse, son visage à moitié dévoré par les vers. Quant aux clients attablés, ils tenaient plus du crapaud déchiqueté par le temps que du junky pacifique et désoeuvré, leurs yeux globuleux de poissons rouges me fixant d’un air qui n’avait rien d’équivoque.
Je m’enfuis en jetant loin derrière moi le filtre du pentacle, la voix hurlante et possédée de Thelonious Joke proclamant à qui voulait l’entendre que la réalité n’était plus ce qu’elle était.
Ah ouais... Un sacré bonhomme, ce Thelonious Joke, ça je peux vous le dire, oh ça ouais...