LA ZONE -

Hypocondria

Le 23/05/2002
par nihil
[illustration] J’errais dans les couloirs à la recherche de quelque chose à faire. Il y avait sûrement un endroit où on aurait besoin de moi, un bassin à changer, des draps propres à plier où un vieux qui souhaitait prendre sa toilette.
J’avais du mal à m’organiser, je n’arrivais pas à être autonome et Christiane avait trop de boulot pour me diriger en permanence. Ce n’était pas la première fois que je travaillais bien sûr, j’avais eu plusieurs petits emplois non déclarés à quinze, seize ans, pour aider Maman à s’en sortir, mais c’était toujours sous la responsabilité de quelqu’un. Au pire, on me laissait un bout de papier avec les différentes tâches que j’avais à effectuer pendant la journée. Ici, quand Christiane était occupée, on me demandait de prendre des initiatives. Des initiatives ! Avant d’être embauchée à l’hôpital, je ne savais même pas ce que ce mot signifiait. Il s’agissait en fait de passer d’une chambre à l’autre pour s’enquérir des besoins des malades, et y répondre au mieux, quitte à aller chercher une personne plus qualifiée. Mais j’avais un secteur bien déterminé : le deuxième étage aile ouest, soit un nombre limité de chambres en gérontologie, et quand j’avais fait ma tournée, je n’avais rien d’autre à faire qu’attendre la suivante. Alors j’allais à la salle de garde, je proposais mon aide aux infirmières, aux autres aides-soignantes et même aux femmes de ménage. J’avais surtout l’impression d’importuner tout le monde, parfois on me disait d’aller m'asseoir tranquille une demi-heure en pause, mais ça m’énervait de rester inactive, alors j’avançais un peu l’heure de ma tournée et les patients me voyaient huit fois par jour.
J’avais vraiment l’impression d’être en trop, tout le monde s’était un peu poussé pour me laisser des trucs à faire, mais c’était vraiment parce que Patrick avait insisté. Il ne travaillait pas dans ce service, mais un médecin avait tous pouvoirs ici, et celui-ci avait décrété que je travaillerais en géronto. Point final.
J’ai décidé d’aller voir à l’accueil. Kader, le réceptionniste de gérontologie (un petit con) m’a aiguillée sur la chambre 227. Monsieur Saunier souhaitait qu’on change son pansement. Dans cet univers de bandages herniaires, d’incontinence, de cols du fémur cassés, Monsieur Saunier était le seul qui avait réussi à s’entailler une cheville avec un coupe-fil, un de ces trucs pour couper les mauvaises herbes. C’est bien un homme actif à soixante-douze ans. La plupart des patients ici passaient leur vie à contempler les progrès de leur arthrite ou à choisir la couleur et la transparence de leur bas à varices. Tout le monde ici ne vivait que pour sa maladie. Plus rien n’a d’importance quand on a un cancer de la gorge, hormis les cellules anormales qui métastasent et envahissent votre organisme et la boite qu’on place contre le trou de trachéotomie pour remplacer vos cordes vocales.
Plus rien n’a d’importance quand des troubles neurologiques s’attaquent à vous et dévorent vos souvenirs, vous secouent de spasmes ou vous renvoient direct en enfance.
Leur vieux corps était au centre du monde, la vie, la famille, la maison, tout ça c’était fini, foutu, englouti.
Quand je flottais le long des coursives blanches, que je passais devant des portes ouvertes, je ne surprenais que des conversations sur le dernier antalgique qui venait de sortir, la tumeur qui avait emporté l’ancienne occupante de la chambre, les os qui partaient en miettes.
Les vieux, ils avaient rien à foutre de l’âme, ils se focalisaient sur la viande ou plutôt sur ce qu’il en restait, la peau flétrie, les artères bouchées, les dents qui se déchaussent et le coeur qui se barre en couille.
J’ai débouché dans la chambre de Monsieur Saunier et lui ai décoché un grand sourire (les vieux c’est comme les enfants, pour les amadouer il suffit de leur sourire de toutes ses dents). Il était en train de gratter frénétiquement son pansement à la cheville.
- Hé ben, Monsieur Saunier, du calme ! qu’est-ce qui se passe ?
- Ca me brûle c’est infernal. Vous pouvez me le changer ?
Le pansement avait l’air propre, mais bon. Avec des ciseaux je l’ai coupé et ensuite je l’ai déroulé. Une puanteur horrible est montée de la blessure. C’était complètement infecté, y avait des trucs qui débordaient. Je me suis tournée brutalement, je sentais le sang se retirer de mon visage. Je détestais ça. Je dé-tes-tais ça. Ca ne me dérangeait pas de manipuler des bassins, de nettoyer des pyjamas souillés, mais ça, je ne pouvais pas.
J’ai marmonné une excuse et je me suis précipitée vers l’accueil pour réclamer l’aide d’une infirmière.

La deuxième cause de mortalité en France, après les maladies cardio-vasculaires, c’était les infections nosocomiales.
Les maladies qu’on attrape à l’hôpital. On rentre avec une foulure et on ressort avec une septicémie, enfin vous connaissez la blague.
Monsieur Saunier était mort hier.
Y avait toute une armada de bactéries, de champignons qui colonisaient la climatisation, les tuyauteries, les radiateurs, l’eau des douches était un vivier, l’air irrespirable, il aurait fallu se balader avec une combinaison de protection avec masque à gaz intégré pour être patient ici. Ca n’était pas vraiment pire qu’ailleurs, c’est simplement que la population d’un hôpital est particulièrement sensible. On a une blessure à la cheville, on revient d’une opération encore à moitié anesthésié, on est immunodéprimé (SIDA, chimiothérapie) et on meurt.
Il n’y avait pas que les microbes, en fait. Les acariens pullulaient dans les draps et dans la poussière dans les coins des chambres ou sous les meubles, des poux dans les taies d’oreillers, divers parasites. On avait même retrouvé des oeufs de cestodes (des vers, genre ténias) dans les prélèvements. Mais le pire c’était les moucherons, y en avait partout.
C’était une horreur, c’était dégueulasse, tout partait en miettes, le papier peint se décollait de partout, des trucs suintaient du plafond, les canalisations fuyaient, c’était pire qu’une prison.
La poussière est en grande partie composée de cheveux et de débris organiques, cellules mortes et autres.
Il y avait des tâches jaunes qui s’étalaient le long des murs, les pieds de télé rouillaient, les panneaux de table en bois pourrissaient et grinçaient dès qu’on posait quelque chose dessus.
Maintenant je me suis habituée, mais la puanteur est infecte. Si on utilise ces produits à odeur d’éther dans les hôpitaux, c’est plus pour masquer les relents de sueur, de moisissure et de suintements divers. Et je ne vous parle pas des rats dans les caves.
Mais loin de moi l’idée de vous dégoûter.
Tout ça, toute cette horreur, cette saleté invivable, ne se voyait pas à l’oeil nu. On avait l’impression d’entrer dans un monde de blancheur et de pureté, ambiance éthérée, de la lumière à flots, d’immenses baies vitrées au terme de couloirs larges et immaculés. Et pourtant c’était l’enfer, le plus dégueulasse des taudis, il fallait beaucoup d'attention, de minutie presque pour discerner les particules dans le soleil, les traces sur les vitres et l’humidité dans les joints de carrelage immaculé des couloirs.
Comme quoi on ne ressemble pas forcément à ce qu’on est.

C’est le même principe pour le bruit. Parfois, lors de ces moments de calme qui surgissent parfois sans qu’on comprenne pourquoi, on avait l’impression d’être entouré de silence, le silence le plus pur et le plus reposant. Et puis l’oreille s’habituait et commençait à percevoir les gémissements, le babillage des séniles, les sanglots. Et puis les respirations chargées, les quintes de toux, les articulations qui craquent.
Piégé dans un monde organique en plein dysfonctionnement.

La stérilité c’est de la connerie. Les opérations chirurgicales avec des blouses, des gants sous emballage individuel, les seringues à usage unique, c’est du tape-à-l’oeil. De la flambe. De la publicité. Ca aide à rassurer les familles et à calmer les enquêteurs du service d’hygiène.
Mais on se remet très bien de n’importe quelle opération. Va dans un laboratoire d’expérimentation animale. Les mecs opèrent des rats ou des chiens à mains nues, clope au bec, sans raser la peau, sans désinfecter quoi que soit. Et les animaux se réveillent comme si de rien n’était. L’organisme n’est pas une machinerie fine et fragile qui réclame une attention et un soin d’horloger, ce n’est qu’un assemblage de tuyaux et de poches connectées qu’on peut bricoler à la va-vite, avec un sécateur en place de ciseaux courbes, des clés à laine pleines de graisse comme écarteurs, des pinces d’établi pour dilacérer. En plus sur l’homme c’est cinq fois plus gros que sur un chien.
J’ai posé la question à un étudiant en médecine et il a confirmé, en ajoutant que la stérilité pouvait être utile pour éviter quelques menues infections, ou dans certains cas d’immunosuppression.
Mais bon, des champs bleus ou verts, des instruments de chirurgie flambants neufs qu’on a chauffé à 120°C pour éliminer toutes les bactéries, de l’alcool, des sutures qu’on tire d’emballages stériles avec des pinces à griffes, ça en jette quand même beaucoup plus.
La vérité, c’est que rien n’est stérile, les emballages sont refermés après usage, les champs sont lavés avec les draps et amusez-vous à regarder de plus près les jointures des instruments prétendument propres.

Ils ne sont même plus humains.
Tout ça n’est qu’une déformation, non : une difformité, l’humain n’est pas fait pour vivre aussi longtemps, ça n’a rien de naturel. On a voulu améliorer artificiellement ce qui nous a été donné, choisir par nous-mêmes de vivre le plus longtemps possible, et on a pas tenu compte des lois. On se gave de médicaments, on répare les membres brisés tordus disjoints avec des broches en métal, du fil en polyéthylène, on se colle des pompes en plastique à la place du coeur, tout ça pour vivre vivre vivre.
Tout a été remplacé chez nos patients, plus une pièce d’origine depuis qu’on a trouvé le moyen de faire cohabiter des morceaux de tous horizons. Y a des trucs qu’on fabrique en métal ou en plastique, d’autres qu’on récupère sur des morts (des vrais), d’autres encore qu’on fait pousser dans des bocaux comme Maman les carottes au jardin.
Mais on est mort, intérieurement ; même si l’organisme continue de faire son office. Les fonctions vitales comme un engrenage qui commence à rouler sur la jante. Et on est mort. La chair qui part en lambeaux, les os en esquilles. Et on est mort. Le cerveau qui déconne à pleins tubes, tout qui s’en va, conscience y compris. Et on est mort.
On commence à pourrir alors que ça tourne encore, mais la vérité c’est qu’on est mort même si la poitrine se soulève encore, même si le coeur continue de battre. On a dépassé la date limite, point.
On en arrive même à garder des cadavres sous respirateur, électroencéphalogramme plat, en prétendant à la famille que tout va bien se passer. C’est tout juste si ils ne vont pas en récupérer à la morgue pour les décongeler, histoire de faire baisser le taux de mortalité de l’hôpital, de toute façons, aujourd’hui, mort, vivant, on ne sait plus bien la différence. Un coeur qui s’arrête on peut le relancer voire le remplacer. La respiration qui cesse, on s’en fout, les machines font ça très bien à votre place. Le cerveau sans activité, ce n’est plus irrémédiable, après tout toute fonction organique est échange biochimique, on peut la simuler indépendamment des autres, en éprouvette, avec des tissus qu’on aura fait croître artificiellement et quelques produits en flacons. C’est presque de l’artisanat à ce niveau. Du bricolage. La pensée vient de neurones interconnectés, donc on doit pouvoir les reconnecter en cas de problème.
Je suis sûre que les chercheurs tapis au fond de leurs labos à accès protégé sont en train d’établir la formule chimique de l’âme.
Et dire que les gens pensent que les zombies n’existent que dans les films d’horreur. Des cadavres sans volonté propre mais qui marchent et geignent, moi j’en voit tous les jours.

La mort, ça n’a rien de fascinant. Quand comme moi, on bosse dans les hôpitaux, on sait que la mort n’est pas mystique, ni même mystérieuse. Ce n’est qu’un dysfonctionnement organique.
Quand, comme moi, on a retrouvé des gens morts dans leur lit, au petit matin, figés dans la position où ils se sont endormis.
Quand on a senti au bout de ses doigts le froid de la peau, sa rigidité insoutenable.
Quand on a vu, comme j’ai vu, la pâleur d’un corps ou des yeux vitreux, on ne peut plus croire au paradis ou à l’enfer, mais seulement au néant, à l’extinction. La conscience n’est qu’un état chimique appelé à s’enrayer et le jour de sa fin n’est plus qu’une date de péremption.

Je ne suis pas habituée, j’ai vécu dans un univers où c’est Dieu qui contrôle tout, vie et mort inclus, alors...
___

Tous les médicaments sont des poisons, tous les poisons sont des médicaments, ce n’est qu’une question de dosage. On peut s’injecter du cyanure, du plomb, des tas de trucs marrants sans problème, à condition que ce soit à toutes petites doses. En médecine on utilise de la morphine, dérivé de l’héroïne pour calmer la douleur, la digitaline tirée de ces fleurs empoisonnées booste le coeur, et le curare est utilisé en anesthésiologie. Par contre on peut se faire une belle overdose d’aspirine, à condition d’en prendre suffisamment. On peut faire des trucs très amusants aussi en mélangeant les produits.
Les notices des médicaments ne sont pas toujours exactes ou complètes. Il existe un concept, la phase quatre, qui fait qu’un produit mis sur le marché est encore en test. On ne connaît pas toutes les interactions médicamenteuses, et ce n’est qu’avec l‘expérience qu’on en sait plus, des essais à grande échelle en quelque sorte, avec le consommateur comme support.
Mais on ne retire les médicaments de la vente que lorsqu’ils ont tué plusieurs dizaines de personnes.

J’ai parlé à Patrick de mon envie de changer de service, et il m’a proposé d’assister à une opération chirurgicale aujourd’hui, pour voir ce que les aides-soignantes avaient à faire. Peut-être que ça pourrait me plaire, ou peut-être pas.
L’anesthésiste et un interne intubent le patient : ils passent la lame d’un laryngoscope dans sa gorge, et y glissent un tube en caoutchouc. Ils gonflent un ballonnet au bout du tuyau pour que ça colle bien aux parois de la trachée. Ensuite seulement ils rebranchent le respirateur à cette canule. Pendant tout ce temps le patient était en train de revenir vers la conscience.
On peut retravailler entièrement le fonctionnement d’une articulation uniquement en rajoutant des pseudo-tendons en acier à des endroits stratégiques.
Je regarde l’anesthésiste contrôler le taux d’isoflurane du respirateur, pendant que l’interne nettoie la peau avec de la bétadine et dispose un champ stérile sur le ventre du patient endormi. Dans la pièce d’à-coté, le chirurgien se lave les mains et une aide-soignante l’aide à passer une blouse stérile, un masque et des gants qu’elle sort d’un emballage en papier. Peut-être mon futur boulot.
Les propos d’Alexandre, concernant la stérilité, et la chirurgie en général me reviennent en mémoire.
On peut brancher ensemble une artère et une veine sans dommages autres qu’une légère insuffisance cardiaque, tout dépend du calibre des vaisseaux choisis, et de l’endroit. Il suffit de clamper les deux tuyaux choisis, de trouer leur paroi et de coudre ensemble les bords des orifices. Le sang artériel, dont la pression est beaucoup plus forte, se rue dans les deux chemins qu’on lui propose, dès qu’on déclampe. Ca saigne un peu au début, parce que la suture n’est jamais étanche à cent pour cent, mais la coagulation referme les petits trous sans bloquer le branchement. On peut essayer tout un tas de trucs marrants à partir de là.
Les infirmières sélectionnent les instruments que réclame le chirurgien sur un plateau recouvert de pinces et de ciseaux, et les lui tendent. Il incise la peau sur une bonne longueur avec un scalpel à usage unique, puis s’attaque aux muscles abdominaux.
On vit très bien avec un rein en moins, mais que ce passe-t-il quand on replace le rein ailleurs dans l’organisme, alimenté par une dérivation artérielle ? Ca s’appelle une autogreffe, et dans ce cas précis, ça ne fonctionne absolument pas, le rein se contente de pourrir. Mais bon, fallait essayer.
Le chirurgien et son assistant opèrent pendant qu’une infirmière aspire le liquide qui suinte sur la zone sensible avec un petit tuyau branché sur pompe. Je ne comprends rien à ce qu’ils font.
On peut se servir d’une de ces sondes destinées à déboucher les artères encrassées pour arrêter temporairement la circulation du sang : placé dans l’oreillette, ce ballonnet de latex qu’on peut gonfler à distance empêche le sang de passer. La pression artérielle tombe, la pression veineuse monte, les deux se rejoignent à trente millimètres de mercure, mais ce n’est pas létal. On peut laisser la circulation arrêtée plusieurs minutes, sans la moindre conséquence.
L’anesthésiste lit son journal assis sur une chaise dans un coin. Tout ce passe très très bien.
La veine cave est la plus grosse veine du corps humain, mais on peut la ligaturer entièrement sans le moindre dommage : le sang reflue, et trouve un autre chemin, il se sert d’autres veines, qui se dilatent pour supporter l’afflux de sang, et le tour est joué.
Je sors de la salle avant la fin, je n’en peux plus. L’assistant est en train de suturer l’incision avec du fil en polyéthylène tressé stérile, ciseaux-clamp courbes et pinces. Les infirmières préparent déjà le pansement et le désinfectant. L’anesthésiste a coupé les gaz et envoie de l’oxygène à fond la caisse pour accélérer le réveil.
Opération de routine.
Si on peut greffer un organe ou de la peau, pourquoi ne pourrait-on pas rajouter un membre à quelqu’un ?

Imaginez-vous une seconde avec le sang de quelqu’un d’autre qui court dans vos veines.

On peut modifier toute la conformation d’un organisme, changer son fonctionnement macroscopique sans le moindre pépin et sans que le patient ne subisse d’effets secondaires. Combien il y en a, de ces mecs modifiés ? Ces gens, que je croise tous les jours dans la rue, est-ce qu’ils y ont eu droit aussi ? Peut-être que là-dedans, derrière ce sourire admirable, ce ventre un peu mou, ces seins parfaits, tout marche à l’envers.
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On m’avait opérée de l’appendicite, quand j’avais dans les treize ans.
Mais qu’est-ce qu’on m’avait réellement fait, en plus de ça ?
Je suis assise dans le bac de douche. L’eau qui tombe de là-haut me cingle le visage et je me palpe le ventre. Je suis du doigt le contour de la petite cicatrice blanche, au coté. Par ce trou minuscule combien de modifications peut-on faire ? Pas mal sûrement. Est-ce quelque chose en moi marche de travers ? Un tiers des gens ont le coeur à droite, mais combien ont un foie hypertrophié par injection d’air, la veine cave ligaturée ou les ovaires remplacées par des roulements à bille stériles ? Est-ce qu’on m’avait refilé des organes de quelqu’un d’autre ?
J’ai peur, brusquement, de ce qu’on avait pu me faire des années plus tôt.
J’ai l’impression d’avoir mal, mais est-ce que c’est ma position recroquevillée que je tient depuis trop longtemps ? Je me sens bizarre, je sens des trucs qui remuent de partout, j’essaie de respirer fort pour chasser l’angoisse.

Il arrive tout le temps que des patients se réveillent en cours d’opération, qu’ils bougent, sursautent ou crient. Sans arrêt. Mauvais dosage du taux de gaz, mauvaise estimation du temps de réveil. Mais personne ne s’en souvient jamais après, alors quelle importance ?
___

J’ai commencé à intervertir les étiquettes des flacons semblables, dans la réserve de médicaments de l’hôpital. L’alcool à soixante-dix degrés devenait du sérum physiologique, inoffensif produit qu’on pouvait perfuser par litres aux malades. Les amphétamines devenaient antalgiques ou anti-inflammatoires. Je tirais des dizaines de gellules de leur emballage blister, je les ouvrais et mélangeait leur contenu au lait en poudre stérilisé pour les nouveaux-nés. Je mettais de la lidocaïne dans les sprays de ventoline, et la ventoline dans le sirop pour la toux. Le principe actif de la ventoline, c’est l’adrénaline.
Après j’ouvrais de minuscules entailles au scalpel dans les emballages stériles, ou injectais des petites quantités de débouche-évier dans les poches à perfusion.
Et tous ces trucs passaient le contrôle-qualité haut-la-main.

Un jour, alors que je travaillais à l’hôpital de Patrick depuis huit mois, je me suis aperçue que j’avais arrêté de saigner. Mon cycle s’était arrêté. Littéralement. J’ai tout recompté, et j’aurais du saigner déjà deux fois au cours des derniers mois. Et il ne s’était rien passé.
Mon Dieu.
J’avais mal au ventre et envie de vomir. Y avait un truc qui remuait en moi.
Ils avaient bien touché quelque chose, la seule et unique fois où j’avais été opérée, et ça ne se déclenchait que maintenant. Je me suis mise à hurler, jusqu’à en avoir la trachée brûlante et douloureuse, et j’ai pleuré, et j’ai cogné ma tête contre le carrelage trempé de la cabine de douche.

Un bouillonnement tentaculaire s’engouffrait en moi, indécelable, et cette vie surnuméraire m’arrachait la mienne. J’étais en train de tomber malade.
Finalement, toute mon existence était chargée de flou, d’impressions, de pulsions vagues. La maladie était nette, éclatante et comparé à elle, tout disparaissait dans le lointain. Elle était bien plus réelle que tout ce que j’avais jamais connu, bien plus réelle que moi-même. L’abattoir, les jouets, Gabrielle, tout ça n’existait pas.
La maladie s’imposait aujourd’hui avec une force sans égale, sans appel. Il n’y avait plus qu’elle sur Terre.



= commentaires =

barbi-turik
tout    le 14/09/2003 à 11:15:39
ouai salut c la premiere foiske je viens sur ce site psychotique et litteraire et je letrouve plutot bien mais cest peut etre parceque je suis un ado de seize ans et qu a seize ans on adore tout ce qui parle de l alienation mentale.jai choisi de commenter cette nouvelle car persoone nela fait et ke c la plus ancienne. je la trouve tres exageree mais c tout l interet du site
Cry
tout ?    le 19/08/2008 à 15:01:11
Bah t'aurais mieux fait de t'abstenir...

Sinon moi j'ai trouvé l'évolution un poil trop brusque, je sais pas trop comment l'expliquer mais j'ai juste l'impression que quelque chose manque, j'aurais aimé une transition moins brutale, entre le paragraphe où elle évoque son opération et celui d'après. Même si c'est c'est un très bon texte, j'ai quand même eu beaucoup plus de plaisir à lire Arch-nemesis, stylistiquement parlant; c'est pas la même époque non plus donc bon...

Mais comme je suis inconnu ici, tout le monde s'en branle me trompe-je ?
    le 19/08/2008 à 15:09:34
Ah mais putain, toi, tu tournes paranoïaque avant même qu'on ait eu le temps de parler.
nihil

Pute : 1
void
    le 19/08/2008 à 19:28:00
On s'en branle pas, ça tient largement debout comme commentaire, pas de raison de t'attaquer, et je suis assez d'accord avec toi. Depuis j'ai remanié ce texte ici : http://zone.apinc.org/articles/1449.html
Parce que j'étais d'accord que ça méritait des retouches sérieuses.

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