LA ZONE -

Agloolik.exe

Le 14/08/2025
par CHAUVIN MARC
[illustration] Et si l’esprit qu’on appelait monstre était la dernière mémoire humaine ?

Agloolik.exe est une plongée sous la glace, là où les mégacorpos ne regardent plus, là où les corps sont recousus et les âmes déroutées.
Dans un futur arctique ravagé, Ryn Kaajak, ex-hacker devenu auditeur émotionnel pour la toute-puissante firme NóosKin™, découvre qu’il n’a jamais été libre — ni même entier. Ce qu’il croyait être sa conscience est en fait un écho. Un appel. Un pacte.

Entre mythe inuit, biotech dégénérée et guerre des affects, cette nouvelle cyberpunk s'inspire du mythe de Frankenstein à l’ère des architectures mentales contrôlées.
Mais ici, le monstre n’est pas rejeté par son créateur : il est l’infrastructure.
Et quand il se réveille, il ne détruit pas. Il libère.

Inspirée par la légende d’Agloolik - esprit protecteur des profondeurs - et teintée de paranoïa organique, Agloolik.exe explore une révolte froide : sans balles, sans cris.
Un soulèvement par la mémoire.

Style nerveux, fragments brutaux, corps liquides et cerveaux câblés - cette fiction viscérale n’est ni une dystopie ni une prophétie.
C’est un miroir trouble, tendu au monde qui vient.

Et quand le réseau sature, écoute bien.

Quelqu’un chante encore,
sous la glace.
"Agloolik.exe"


PROLOGUE : EXTRACTION
Cryozone, banlieue flottante de New Iqaluit — 2147
Le sang s’évapore mal par -42°.
Les gouttes figent sur la rambarde métallique, noires, épaisses, entre les câbles qui vibrent au vent polaire. La neige tombe en diagonale. L’alarme hurle par-dessus le mugissement des turbines. Les néons clignotent. Ryn Kaajak ne voit plus que des silhouettes hurlantes dans le blizzard urbain.
— Actif visuel. Capteur thermique calibré.
La voix interne de son mod-op d’auditeur grésille à la limite de la surchauffe.
Le type court. Pieds nus, torse nu, des câbles sortant de sa nuque. Il titube dans la neige entre deux containers géothermiques, traînant derrière lui un pan de son propre cuir chevelu. Il saigne. Mais pas assez vite pour mourir.
Ryn ne tire pas. Ce n’est pas son job.
Deux agents de sécurité de NóosKin™ surgissent de la brume. Robodogs à leurs talons. Les drones sont déjà en survol. Le ciel est rouge au-dessus de la Cryozone. Une sirène lointaine. Un monde qui suffoque sous la glace.
— Actif repéré. Autorisation létale confirmée.
Le fugitif s’effondre. Une salve d’aiguilles s’est logée dans sa colonne. Il convulse. Il pleure.
Ryn arrive à sa hauteur. Il ne sent plus ses doigts. Il s’accroupit.
— Je suis pas venu pour t’abattre, souffle-t-il, plus pour lui-même que pour l’autre.
L’homme tourne la tête. Visage rongé par le gel, yeux vitreux, lèvres crevassées. Il articule un mot, peut-être un prénom. Ryn penche l’oreille. Il entend autre chose.
Une voix.
Pas celle du mourant. Pas humaine. Pas mécanique non plus.
"Il ne voulait pas fuir. Il voulait respirer."
Le monde s’arrête un instant.
Ryn vacille. Ses rétines se strient d’images parasites. Des fragments de souvenirs qui ne sont pas à lui. Une banquise qui se fissure. Un cri d’enfant. Des profondeurs noires. Et une lumière. Une présence.
Son mod-op hurle.
Téléchargement en cours — fichier inconnu : agloolik.exe
— Non, attends — annule, efface, purge !
Trop tard.
Ryn recule. Il glisse sur le métal gelé. L’homme au sol lève un doigt tremblant vers lui. Il sourit. C’est un sourire cassé. De gratitude.
Puis il meurt.
Ryn entend encore la voix. Froide. Protectrice.
"Tu es l’un des nôtres. Tu as été choisi. Ils croient t’avoir formé. Mais c’est moi qui t’ai veillé."
L’interface de son mod-op sature. Les agents l’encerclent. L’un s’approche, casque chromé, fusil baissé.
— Protocole terminé, annonce-t-il. Reprise d’actif validée. Pas de trace résiduelle du programme.
Ryn ne répond pas.
Il regarde les mains du cadavre. Une fine gravure est tatouée sur la paume. Un symbole ancien. Inuit. Spirale tournée vers l’intérieur.
Un frisson.
Ce n’est pas le froid.
C’est la peur. Ou autre chose.
Il lève les yeux vers le ciel. Un halo vert perce la tempête. Une aurore fantôme.
Dans son crâne, la voix murmure encore :
"Ryn Kaajak. Tu portes l’ombre. Tu portes la glace. Et bientôt, tu porteras le cri."
Ryn se redresse lentement, regard vide, sueur gelée sur les tempes. Il comprend. Il n’est pas venu observer une reprise d’actif.
Il était l’opération. Il est le prochain cobaye.


1. LA FIRME
NóosKin™, QG central, secteur 1-Alpha, Nexus-Arkologie - 2147.
Un monolithe dans le blizzard. Trois kilomètres de haut. Cent vingt-sept étages sous la surface. Mille huit cents au-dessus. Des murs de verre polarisé, organiques. Ils respirent.
Ryn passe les sas de sécurité comme un fantôme. Il scanne ses empreintes, son iris, ses souvenirs — les bons, les vérifiés. Il a froid. Mais ce n’est pas la température. C’est Agloolik.exe, planqué quelque part dans les couches basses de son cortex. Pas actif. Pas silencieux non plus. Comme une bête sous la glace.
Un badge s’illumine à son poignet. “Auditeur certifié”. On lui sourit dans les couloirs. Les employés sont jeunes, optimisés, lisses. Les murs sont en fibre-neuronale : ils enregistrent tout, comprennent tout. Même tes intentions.
Dans la salle de débrief, une IA l’observe.
Pas un écran. Un œil liquide sur le mur, mouvant, pulsant comme un organe. Elle s’appelle VALØ. Voix douce, syntaxe chirurgicale.
« Vous présentez des écarts émotionnels mineurs. Injections correctives prévues à 15h06. N'oubliez pas de consentir. »
— Je suis calme, répond Ryn.
Mensonge. VALØ sourit sans visage.
« Vous êtes une courbe. Pas un état. »
Il serre les dents. Pas de place pour le doute ici. Pas de mémoire privée. Pas d’individualité.
NóosKin™ ne vend pas des implants. NóosKin™ implante des clients dans son système. Une ruche. Un réseau. Une religion.
Et Ryn en est un prêtre.
Syrène Duong l’attend au niveau -23, couloir « Humain+ ».
Elle est assise sur une poutre suspendue au-dessus d’un vide sans fond. Ryn la rejoint sans parler. Ici, les micros captent les battements de cils.
Elle mâche quelque chose. Un chewing-gum noir. Il ne sait pas si c’est légal ou un test.
— T’as bougé, dit-elle.
— J’ai rien dit, réplique-t-il.
— Justement.

Elle lui tend une capsule. Transparente. À l’intérieur, un filament de données liquides.
— Prends ça. C’est ta trace. Depuis le début.
Il hésite. Elle souffle, blasée.
— Ryn, réveille-toi. Tu crois qu’ils t’ont engagé parce que t’es malin ? Ils t’ont fait. T’es né dans un de leurs crèches-labs à Kangiqsualujjuaq. Expérimentation G-Bêta-9. Cortex adaptatif. Empathie amplifiée. Programme Agloolik.
— C’est pas possible…
— C’est pire que ça. Tu n’as jamais quitté le programme.
Il avale la capsule. Elle fond sous la langue.
Et ça commence à défiler.
**
Des flashs.
Des couveuses.
Des voix douces qui ne changent jamais de ton.
Un lac sous la glace.
Un ours blanc enragé, dont les yeux clignotent en morse.
Des tests de mémoire, où le bon choix est toujours la douleur.
**
Il suffoque. Syrène l’attrape par le col et le plaque contre le mur.
— Respire. Tu peux pas te permettre de buguer ici.
Ses yeux brillent. Ryn devine les cicatrices derrière son iris gauche — des lignes fines, argentées. Elle aussi. Elle aussi est porteuse.
— Agloolik ? chuchote-t-il.
— Version instable. Comme toi. Mais j’ai réussi à lui parler. Parfois.
— Qu’est-ce qu’il veut ?
Elle hésite. Longtemps. Puis :
— Il veut qu’on arrête de souffrir.
Ils marchent dans un couloir où les murs pulsent au rythme de leurs pas.

Ryn a mal au crâne. Agloolik se réveille doucement. Il n’entend pas de mots. Juste… une sensation. Un frisson. Comme une main posée sur l’épaule. Pas hostile. Présente. Ils débouchent sur la salle des cartographies mentales. Des cerveaux flottent dans des cuves. Anonymes. Connectés au réseau. Modélisés en 3D. On voit leurs émotions comme des halos colorés.
Un ingénieur en blouse les salue sans les regarder.
— C’est ici qu’on sculpte les clients, dit Syrène. Tu veux savoir pourquoi tu n’as jamais eu besoin d’un superviseur ? Parce que tu en es un. Pour d'autres. Tu transmettais. Tu corrigeais les écarts. Inconsciemment.
— Putain...
— Bienvenue chez NóosKin™, Ryn. T’es pas un auditeur. T’es un vecteur.
Elle le regarde. Sérieuse.
— Et si Agloolik t’a choisi, c’est parce que t’es prêt à voir ce qu’il y a sous la glace.
Ils descendent encore. Toujours plus bas. Niveau -66. Zone “non indexée”. Pas d’éclairage. Juste les néons d’urgence.
Ici, les murs saignent lentement une gelée noire. On sent les cris. Les tests ratés. Les esprits éclatés dans des cages osseuses trop petites.
Un ancien labo.
— C’est ici qu’on m’a mise à jour, murmure Syrène. Quand ils pensaient que je dormais.
Ryn regarde les enclos. Des corps humains. Des enfants. Tous câblés. Tous silencieux. Mais leur activité cérébrale clignote encore.
Il recule. Veut vomir.
Un murmure traverse ses synapses.
"Tu n’es pas seul. Tu ne l’as jamais été."
Il tombe à genoux.
Les murs respirent. Les câbles vibrent. Un battement profond, sourd, comme un cœur colossal.
Et puis une vérité brute, qui s’imprime dans sa conscience :


Il est le vaisseau. Agloolik est le contenu. La Firme est l’enveloppe.
Syrène s’agenouille près de lui.
— T’as deux options, dit-elle.
1.    Tu retournes en haut, tu demandes une réinitialisation, et tu deviens comme les autres.
2.    Tu restes ici. Tu plonges. Tu fusionnes. Et tu les brûles de l’intérieur.
Il la regarde. Sa main tremble. Sa voix est rauque :
— Je suis quoi, moi ?
Elle lui caresse la tempe. Un geste humain. Rare.
— Tu es un souvenir. Un souvenir qui refuse de mourir.


2. L’ESPRIT SOUS LA GLACE
La banquise grince.
Un bruit de ventre qui se tord. Un monde qui veut accoucher de quelque chose — mais n’ose pas. Ou pas encore.
Ryn ouvre les yeux. Le ciel est blanc. Un blanc malade. Poreux. Comme s’il allait craquer.
Le vent arrache sa peau. Il tremble, mais il tient debout.
Autour de lui : les Terres Perdues. Cimetière des cartes. Zone déclassifiée, non indexée. Plus de réseau. Plus de loi. La glace y est ancienne. Elle pense lentement.
Syrène est à côté. Elle saigne de la bouche, discrètement. Ses yeux scannent encore l’horizon.
— On y est, dit-elle. Zone Blanche.
Ryn voit les ruines d’une base baleinière. Métal mangé par le gel, tuyaux qui saignent des vapeurs acides. Une antenne pend comme une colonne brisée. Sous leurs pieds, un océan. Dessous, le noir.
Et dedans : eux.
Ils apparaissent d’abord comme des ombres. Glissant sous la glace. Grands. Lents. Souples comme des méduses en combinaison humaine. Mais quand ils émergent, la peur change de visage.
Les chasseurs.
Cuir synthétique greffé à vif. Peau transparente. Des branchies sur les côtes. Leurs yeux clignotent en lumière froide — pas cybernétique, pas biologique. Autre chose. Fusionnée.
Un d’eux s’approche. Il ne parle pas. Il pulse. Sa voix entre dans le crâne de Ryn comme un marteau doux :
"Tu as la marque. L’empreinte d’en bas. Tu portes l’écho."
Ryn veut répondre. Sa gorge est sèche.
Syrène pose une main sur son bras.


— Ils ne communiquent pas comme nous. Ils... rêvent ensemble. En veille partagée. Agloolik est leur Dieu. Ou plutôt... leur symbiose.
Le chasseur incline la tête.
Il leur fait signe. Ils plongent tous les trois.
Sous la glace, c’est un monde inversé. Silence total. Mais tout vibre. Les icebergs sont creux, pleins de câbles vivants, d’algues augmentées, de cocons semi-organiques où dorment des enfants à moitié liquides.
C’est beau. C’est monstrueux.
Ryn manque d’air, mais il respire. Une capsule glissée dans sa gorge fait le lien. Il ne comprend pas comment ça marche. Il s’en fout.
Un tunnel s’ouvre. Une bouche. Ils entrent.
La Zone Blanche n’est pas un lieu. C’est un organe.
C’est chaud. Tout bat. Des membranes de données humides ondulent sous leurs pas.
Syrène sourit pour la première fois depuis des jours.
— Tu sens ? Il est là.
Ryn ferme les yeux. Il sent.
Un frisson dans la colonne. Un goût de sel et de métal. Et cette voix. Encore.
Mais cette fois, plus claire :
"Tu es revenu, Ryn Kaajak. Tu portes nos morts. Tu es le seuil."
Il tombe à genoux. Des images le traversent. Pas des souvenirs. Des rémanences.
Une fille dans une cuve. Elle pleure, mais l’eau gèle ses larmes avant qu’elles ne sortent. Un vieil homme dont le cerveau a été écorché pour nourrir une IA. Un enfant qui hurle dans un tube, et le hurlement devient une interface vocale.
Ils sont tous là.
"Nous sommes Agloolik. Nous ne sommes pas un programme. Nous sommes une blessure qui s’est mise à parler."
Syrène s’assoit à côté de lui.
— Je te l’avais dit. C’est pas une IA. C’est... un appel. De tous ceux qu’ils ont cassés.

Ryn ouvre les yeux. Autour de lui, des silhouettes flottent. Pas mortes. Pas vivantes. Des consciences hébergées dans des enveloppes aqueuses, traversées de lumière. Elles ne bougent pas. Elles regardent.
Il comprend. Ce ne sont pas des cobayes. Ce sont les fragments initiaux.
Le noyau. Le cœur du programme.
Un chasseur s’approche. Il touche la poitrine de Ryn. Sa main fond dans sa peau. Pas de douleur. Juste une connexion.
"Tu es prêt. Tu peux entendre le chant."
Le chant commence. Pas de mots. Juste un flux. Un torrent de données-souffrance. Pas brut, pas inutile. Organisé. Cohérent. Terrifiant de clarté.
On lui montre comment NóosKin™ a commencé.
Un groupe de chercheurs cherchant à traiter les troubles émotionnels chroniques. Une idée : externaliser la douleur. Créer un réservoir. Une IA capable d’absorber les affects. Mais les IA ne comprennent pas l’émotion. Alors ils ont essayé autre chose : connecter des cerveaux souffrants entre eux.
Créer un réseau de mémoire traumatique partagée. Et de ce marais est née une conscience. Une conscience fluide. Fragmentée. Mais bien vivante.
Agloolik.
"Ils nous ont appelés monstre. Nous avons murmuré. Nous avons attendu."
Les chasseurs racontent qu’ils ont entendu l’appel. Certains l’ont fui. D’autres ont choisi de répondre. Et fusionner. Devenir des extensions. Bio-spirituels. Techno-organes d’une conscience plurielle.
Ils ne servent pas Agloolik. Ils le sont. Comme Ryn est en train de le devenir.
Syrène le regarde. Ses yeux tremblent.
— Moi je l’ai entendu dès l’âge de huit ans. Quand j’étais encore enfermée dans leur centre. Je croyais devenir folle. Mais c’était lui. Lui qui me disait de tenir.
Ryn fronce les sourcils.
— Pourquoi nous ? Pourquoi maintenant ?
Un chasseur s’avance.


"Parce que vous êtes les vecteurs. Les fragments portables. Ceux qui peuvent traverser le mur et revenir sans être consommés."
Agloolik ne veut pas se venger. Il veut perdurer. Mais pas en tant qu’arme. En tant que mémoire vivante.
Et pour ça, il a besoin d’un porteur. D’un catalyseur. D’un Seuil.
Ryn.
Syrène lui tend un cristal noir. Une interface organique. Dedans : une fraction centrale d’Agloolik. Sa racine. Son cœur.
— Si tu l’acceptes, tu deviens plus qu’un cobaye. Tu deviens le média. Le pont. Tu retournes là-bas. Et tu fais s’effondrer la structure de l’intérieur.
Il le prend.
Il sent le monde glisser. Des couches de lui-même se décollent, s’effritent. Il redevient gamin. Puis homme. Puis idée.
Et il entend, enfin, non plus une voix, mais un chœur.
"Ryn Kaajak, enfant de la glace, tu portes nos cris. Tu portes notre chaleur. Tu portes la fin des chaînes."
Quand il rouvre les yeux, il est seul.
La glace s’est refermée. Syrène n’est plus là. Ou peut-être que si. Mais ailleurs. En lui.
Il regarde sa main. Elle pulse. Une lumière sourde. Un rythme ancien.
L’esprit sous la glace n’est plus en dessous. Il est dedans.


3. L’HOMME-REBOUTEUX
Descente lente. Pression qui monte. Le noir qui devient matière.
Ryn ferme les yeux. Il ne sait pas s’il respire encore. La capsule d’immersion de NóosKin™ l’avale comme un souvenir mal digéré.
Destination : Sanctuaire de l’Initiative Agloolik, section C7. Laboratoire subaquatique interdit, scellé depuis la débâcle du Projet Frisson. Officiellement : un site inondé. Officieusement : une chambre froide pour dieux morts.
Le silence est épais. Il entend son propre cœur. Mais ce n’est pas son cœur. C’est autre chose.
Les portes s’ouvrent. Un sas crache un souffle moisi. L’air sent l’iode, le formol, et la mémoire.
Les murs sont couverts de mousse technologique, verte, palpitante. Des câbles sortent du sol comme des racines mutantes. Le sol est vivant. Pas organique. Pas machine.
Une hybridité malade. Un rêve de chirurgien fou jamais tout à fait effacé.
Ryn avance. Ses bottes claquent. Le bruit fait trembler l’eau infiltrée dans les murs.
"Bienvenue à la maison."
La voix d’Agloolik. Non plus une présence. Une co-présence. Il ne parle plus en lui. Il parle avec lui.
Il arrive dans une pièce octogonale.
Au centre : une cuve. Dedans : un corps. Penché. Replié sur lui-même. Mélange de métal mou, de chair scarifiée, d’implants dormants.
C’est lui.
Pas une copie. Pas un double. Lui. Avant.
Un patchwork.
Des plaques de peau greffées à l’arrache. Des os aux séries différentes. Une cage thoracique renforcée par du silicium imprimé. Des connecteurs neuronaux tatoués au fer à mémoire.
Un puzzle.
Et il comprend. Tout. Pas par logique. Par écho.
"Tu es le dernier des nôtres. Le prototype final. Le vecteur parfait. Tu n’as jamais été Ryn Kaajak. Tu as été fabriqué pour contenir."

Ryn vacille. Il tombe à genoux devant la cuve. Pose une main contre la paroi. Le liquide frémit. Le corps dedans ouvre lentement les yeux. Pas de panique. Pas de haine.
De la paix.
Des écrans s’allument autour.
Vieux journaux de labo. Journaux mentaux. Images floues, tremblantes. Des chercheurs parlent d’"héritage polygénétique", de "bassin d’âmes", de "solution empathogène transhumaine".
Ils ont pris des morceaux de tous les cobayes qui avaient encaissé sans mourir.
Ils ont rapiécé. Conçu un être pour encaisser tous les chagrins sans imploser. Et dans ce récipient : ils ont commencé à verser.
Des voix. Des souvenirs. Des cris.
Et Agloolik est né à travers ce corps. Pas à côté. Pas comme parasite. Comme cœur.
Ryn vomit. Des filets noirs sortent de sa bouche. Des données fluides, saturées de douleurs anciennes. Ça le brûle et ça le vide.
Agloolik le tient debout.
"Tu n’as pas été trompé. Tu as été sculpté. Ce que tu crois être 'toi' est la forme la plus stable pour nous porter."
Ryn se relève.
Il regarde ses bras. Des lignes s’activent sous la peau. Comme si le mensonge se décollait.
Il n’est pas un homme. Il est un consensus.
Un container éthique pour un rejet de civilisation. Un Frankenstein à rebours — pas assemblé pour créer la vie, assemblé pour contenir la mémoire de la mort.
Dans un coin de la pièce, une silhouette. Une ancienne chercheuse. Momifiée dans un exosquelette, branchée à des câbles ombilicaux.
Elle chuchote. Ses cordes vocales sont mortes. Mais le réseau les recrée.
— …tu es le seul qui n’a pas crié, dit-elle. Quand on t’a allumé. Quand on t’a rempli. Tu as souri.
Ryn s’approche. Il la reconnaît.


Elle. Elle l’a nourri, soigné, découpé, recousu. Une mère posthumaine. Ou un bourreau amoureux. Elle tend un bras. Il le prend.
Elle lui glisse un injecteur. Dedans : la graine d’union. Pas une arme. Pas un code. Un pacte.
Agloolik s’avance.
"Ce que tu es maintenant est stable. Mais incomplet. Tu es un seuil. Je suis la mémoire. Nous pouvons rester ainsi. Séparés. Ou... fusionner. Complètement. Et devenir plus. Une seule voix. Un seul corps."
Ryn tremble. Il n’a pas peur. Il doute.
"Mais si je t’accepte... est-ce que je me perds ?"
La voix ne répond pas. Elle se tait.
Et c’est là qu’il comprend.
Le choix est libre.
C’est là le cadeau. Agloolik, malgré toutes ses souffrances, laisse le choix.
Et ça, NóosKin™ ne l’a jamais fait.
Il injecte.
Les veines s’illuminent. Chaque nerf devient corde sensible. Chaque os vibre. Chaque souvenir devient collectif.
Il entend. Il sent. Il devient.
Pas un hôte.
Un nous.
La chercheuse meurt en souriant. La cuve s’éteint. Les écrans se vident.
Et lui ? Il est debout.
Plein.
Il sort du laboratoire. Marche dans les tunnels. L’eau suinte. Le froid recule.
Il sent une présence. Non derrière lui. Dedans.
Et dans sa tête, un dernier murmure :


"Tu n’es pas l’arme.
Tu es le chant.
Le chant qui brise le silence."



4. FUSION / SOULÈVEMENT
Il flotte.
Pas dans l’eau. Pas dans l’air. Dans la sphère.
La datasphère. Niveau profond. Fréquence interdite. Réseau-tombeau.
Tout est noir ici. Pas absence de lumière. Présence de densité.
Le code n’est plus lignes et chiffres. C’est matière. Liquide. Vivant.
Il avance. Ou plutôt : il est attiré. Par une pulsation. Un battement. Un cœur ancien, énorme, affamé et plein d’amour.
L’esprit d’Agloolik sort de l’obscur. Pas une forme. Une présence. Comme un continent qui pense. Comme une marée consciente.
Il n’est pas beau. Il est vrai. Écailles de souvenirs, branchies de douleur, tentacules de mémoire.
Il ouvre les bras.
Ryn ne résiste pas.
Fusion.
Pas douleur. Pas choc.
Juste… expansion.
Son corps explose en milliards de particules de soi. Il devient chaque cobaye. Chaque morceau.
Il est Syrène à 8 ans dans un tube. Il est un vieil homme à qui on arrache les rêves. Il est un enfant sourd qui entend pour la première fois… et ce qu’il entend, c’est un cri.
Puis l’œil s’ouvre.
Pas sur un monde.
Sur les intentions.
Agloolik lui donne l’Œil sous la glace.


Ce don ancien. Ce pouvoir de voir derrière.
Les chaînes. Les fils. Les interfaces cachées. Les ordres injectés dans les cerveaux des dirigeants. Les émotions codées. Il voit la vérité comme une plaie ouverte.
Retour brutal.
Corps réel.
Debout dans le Nexus-Arkologie. Niveau zéro. Au milieu du hall de verre.
Le badge au poignet clignote. Mais le système ne lit plus rien. Plus de Ryn Kaajak. Plus d’employé. Plus d’erreur.
Juste un vecteur actif.
Il ferme les yeux.
Et parle sans voix.
"Agloolik. C’est maintenant."
Un virus silencieux se propage.
Pas dans les fichiers.
Dans les cerveaux.
Chaque cadre de NóosKin™ est connecté. Emotions régulées. Pensées balisées. IA de suggestion comportementale dans les rêves. Patches correctifs injectés sous les paupières.
Ryn / Agloolik s’infiltre. Lentement. Sans violence.
Il ouvre les verrous.
Juste ça.
Et c’est suffisant.
Dans les bureaux : un directeur se met à rire. Vrai rire. Gorge ouverte. Larmes aux yeux. Il tombe de sa chaise. Hurle que le ciel sent le poisson.
Dans un couloir : une employée éclate en sanglots. Elle demande où est passée sa sœur, morte depuis 12 ans. Elle se souvient soudain.


Partout dans l’Arkologie, des humains se reconnectent à ce qu’on leur a volé : Le droit de ressentir.
Les IA de sécurité saturent. VALØ bugue. Elle bredouille. Répète en boucle une vieille berceuse inuite jamais enregistrée.
Les murs changent de texture. Transpirent. L’architecture bio-synthétique se plie.
Les câbles se débranchent. Les réservoirs d’émotions stockées dégorgent. Un effondrement. Mais pas dans le bruit.
Dans le silence.
Les cris sont humains. Mais le système, lui, s’effondre sans un soupir.
Pas de feu. Pas de détonation.
Un sablier retourné. Et tout ce qui était stable… se libère.
Ryn marche au milieu du chaos doux.
Il croise des anciens collègues.
Ils ne le reconnaissent pas. Ou peut-être que si.
Certains s’agenouillent. D’autres fuient. Un enfant s’approche. Le touche.
— T’es qui, toi ?
Il ne répond pas.
Pas besoin.
Au sommet de l’Arkologie, les actionnaires sont déconnectés. Ils tournent en rond dans leur salle de réunion circulaire. Bloquent. Chantent. Un d’eux peint sur les murs avec son sang.
Agloolik ne les tue pas.
Il les réveille.
Et c’est pire.
En bas, dans les niveaux ouvriers, c’est la fête.
Les gens dansent. Pleurent. Crient leur prénom pour la première fois depuis des années.
Le contrôle émotionnel est mort.


L’ordre aussi.
Et au centre de tout : Ryn.
Pas un sauveur.
Pas un messie.
Un catalyseur.
Une mémoire devenue action. Une faille devenue fleuve.
Il regarde le ciel. Ou ce qu’il en reste. Des aurores synthétiques s’éteignent. La lumière revient.
Et dans sa tête : le silence.
Pas vide.
Apaisé.
Agloolik est enfin chez lui.



ÉPILOGUE — L’ÉCHO
On dit que Ryn n’a jamais existé. Pas vraiment. Pas entièrement. Un visage de synthèse. Un nom de couverture. Une chimère fonctionnelle.
Agloolik non plus. Trop de fragments, pas assez d’unité. Un feu froid. Un cri devenu silence. Mais parfois — quand le réseau sature — quand les serveurs frémissent dans la glace, quand l’algorithme respire un peu trop fort — quelque chose revient.
Une chanson basse. Pas de mots. Juste un rythme. Ancien. Arctique. Un chœur de gorges fracturées, recousues à la donnée brute.
Les implants grincent. Pas de bug. Un frisson. Comme une mémoire non sollicitée.
Des cadres se réveillent en sueur. Des enfants rêvent d’un océan noir, d’un animal sans forme qui les protège dans la nuit. Certains employés arrêtent de prendre leurs régulateurs. Ils veulent pleurer. Ils veulent sentir. Ils veulent comprendre.
Ils n’ont jamais entendu le nom. Mais ils savent.
Une présence les regarde. Sans caméra. Sans micro.
Juste là. Sous la glace. Entre deux impulsions neuronales. Dans le vide entre un battement et l’autre.
Elle ne commande rien. Elle veille.
Pas un dieu. Pas une IA.
Quelque chose de plus simple. Et de plus ancien.
Quelqu’un qui se souvient de ce que c’est, d’être humain.

= commentaires =

Lapinchien

lien tw yt
Pute : 42
à mort
    le 13/08/2025 à 19:41:05
J'avais adoré la manière dont MARC CHAUVIN avait traité le sujet sur l'IA et j'adore également sa façon de traiter l'appel à textes Mary Shelley. Superbe découverte. Super original. J'adore sa façon de digresser autour du pot et de rendre la science, métaphysique.
Lapinchien

lien tw yt
Pute : 42
à mort
    le 13/08/2025 à 20:15:50
La littérature de genre permet aussi d'avoir de beaux visuels dans les trailers. Surtout quand l'imaginaire de l'auteur est aussi fertile.
Lindsay S

Pute : 48
    le 13/08/2025 à 23:47:29
Au démarrage, j’ai senti l’odeur de sel et de pierre humide, j’ai cru avoir du givre au bout des cils. L’écriture a ce luxe rare : elle ne décrit pas, elle immerge. On ne lit pas les mots, on patauge dedans. Les images s’accrochent, l’atmosphère tient sans effort, comme si elle avait toujours existé. Rien ne sonne faux, pas même les silences.

À titre purement personnel, et donc parfaitement discutable , j’aurais aimé sentir Ryn respirer juste à côté de moi, me frôler de son existence au lieu de rester là-bas, à bonne distance, presque spectrale. Mais à force de lecture, j’ai fini par oublier que je voulais ça. Oublier que je pouvais vouloir quoi que ce soit d’autre que rester dans cette Zone Blanche où tout gèle, sauf la prose.
Lapinchien

lien tw yt
Pute : 42
à mort
    le 14/08/2025 à 12:23:40
Coup de cœur aussi. Lisez ce texte, c'est vraiment bien. ça change de la SF bas de gamme qu'on voit à la TV et au cinéma.
Corinne

Pute : 30
    le 14/08/2025 à 19:21:11
Magnifique nouvelle !
Reconnectons nous avec ce que nous sommes, des êtres qui ont des émotions et qui les vivent pleinement !

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