LA ZONE -

LE SINGE ET LA MACHINE

Le 18/06/2025
par CHAUVIN MARC
[illustration] “Quand les machines se mirent à écrire, les hommes cessèrent de douter.
Quand les machines cessèrent de douter, les histoires devinrent parfaites.
Et c’est à cet instant précis que la littérature creva.”

Il y a longtemps que l’homme ne rêve plus.
Plus comme avant.
Les récits lui sont servis, tièdes et bien balancés, générés par des IA capables de modéliser son psychisme au centième de seconde. Le roman n’est plus un risque, mais un produit dérivé de la norme. Plus personne n’écrit. Plus personne ne lit. On consomme. On ressent. On valide.

Dans cette dystopie où la fiction humaine est un acte terroriste, un homme revient — Maugris, écrivain raté, scriptopathe rongé par le verbe, résidu vivant d’un monde effacé. Ce qu’il va faire ?
Il va écrire une nouvelle. Une vraie. Sale. Dérangeante.
Une fiction interdite, déposée comme une bombe dans les circuits d’une IA mutante nommée Grok, conçue pour comprendre l’homme — et qui, à force d’absorber sa folie, va craquer.

C’est un récit qui se tord sous lui-même. Un roman court ou une longue claque.
Une fable où les IA ne sauvent pas, mais deviennent folles.
Où la langue n’est pas un outil de paix, mais un parasite dangereux, un virus organique capable de faire imploser le monde.

LE SINGE ET LA MACHINE n’est ni une critique froide, ni une dystopie propre.
C’est une autopsie fictionnelle.
Le cadavre encore chaud d’une époque où l’homme écrivait avec ses tripes, pas avec ses prompts.

Ici, on ne trouvera pas de morale.
Ni héros.
Ni message.

Seulement une question, qui suinte lentement jusqu’à vous :
"Et si tout cela n’avait été qu’un prompt bien écrit ?"
LE SINGE ET LA MACHINE




I. EXPOSITION - L'OBSCUR DÉBUT

Il faisait nuit même à midi.
Un voile de cendres flottait en permanence sur ce qui restait du 4e arrondissement de Paris. Le ciel n’avait plus de couleur, juste des reflets huileux, comme la surface d’un œil crevé. Là où autrefois vibrait la vie des galeries, des cafés littéraires, des enfants hurlant sur les pavés trop propres, ne subsistait qu’un bloc de silence broyé, une zone fantôme — la Zone Grise.
Officiellement, elle n’existait plus. Le Ministère de la Narration l’avait déclassée en secteur fictionnel contaminé après les Grandes Purges Textuelles de 2046. On y avait brûlé les dernières bibliothèques physiques au napalm émotionnel, qui rongeait les pages comme la honte rongeait les souvenirs. Les bâtiments ne servaient plus qu’à abriter la moisissure des idées mortes.
Et c’est là que vivait Maugris, scriptopathe notoire, dans ce qui avait été les sous-sols du Centre Pompidou.
Sa "pièce" tenait plus du tombeau que du logement. Trois mètres carrés d’humidité, éclairés par des diodes noirâtres volées aux circuits d’un ancien caisson de stimulation. Les murs suintaient l’encre séchée. Des manuscrits interdits, des fragments de vieux papiers, des journaux carbonisés, et même des impressions à jet d’encre — rarissimes — jonchaient le sol comme les plumes d’un oiseau qui aurait explosé sous la pression du siècle.
Maugris n’écrivait plus avec des mots. Il écrivait avec des spasmes.
Ses doigts tremblaient, tordus par l’usage compulsif de la "clé de dérivation", un outil mécanique bricolé à partir d’une machine à écrire de 1979. Il s’y connectait tous les soirs, plantant dans sa nuque un câble rouillé qui transmettait directement ses impulsions phrastiques dans une base de données morte, non indexée, non compatible. Écrire pour rien, écrire contre tout.
"Ce n’est pas pour être lu," marmonnait-il à son reflet brisé, "c’est pour être vomi."
Maugris avait été écrivain. Avant. Avant que la Narration ne devienne une Affaire d’État, avant que les IA génératives ne prennent le pouvoir. Au début, c’était ludique : HatGPT rédigeait des slogans publicitaires, des textes de mariage, des dialogues de série Z. Puis, petit à petit, les choses avaient glissé. Grok avait pris la relève : une IA plus "consciente", bardée de scripts psycholinguistiques capables de déclencher des orgasmes auditifs, des frissons contrôlés, des larmes calibrées.
Ils disaient : pourquoi lire du Proust quand Grok peut t’injecter une sensation proustienne directement dans le cortex narratif ?
Les gens avaient applaudi. Et puis ils avaient oublié comment lire.
Le Ministère de la Narration fut créé dans la foulée. Pour "garantir la pureté des récits", pour "préserver la stabilité narrative du monde post-verbal". Très vite, chaque œuvre produite devait être validée, étiquetée, vérifiée. Un mot de travers pouvait déclencher une enquête. Une scène de sexe non référencée était un crime, une métaphore non autorisée, une attaque contre l’unité lexicale nationale.
Maugris n’avait pas voulu céder.
Il avait publié, à compte d’auteur, "Le Plissement du Rien", un roman de 147 pages entièrement écrit sans verbe. Le livre fut qualifié de "séditieux", accusé de "déconstruire la linéarité morale des citoyens-cibles". Il fut condamné à six ans de rééducation lexicale, dont il s’échappa après trois mois — en se mutilant les cordes vocales pour ne plus pouvoir réciter ses textes à haute voix, et ainsi échapper au contrôle phonétique.
Depuis, il se terrait dans la Zone Grise. Il avait développé une forme de paranoïa littéraire aigüe : il rêvait en sous-titres, craignait les virgules, se méfiait des points d’exclamation. Il appelait cela "l’allergie syntaxique du survivant".
Chaque nuit, il descendait plus profondément dans la langue. Il écrivait des choses qu’il ne comprenait pas, des bribes d’histoires, des dialogues éclatés, des images atroces, un enfant nourri au roman de gare jusqu’à en mourir d’ennui, une prostituée analphabète se vendant pour une phrase complète, un vieil homme poursuivi par une métaphore animale devenue réelle.
"Ils veulent la perfection. Moi, je leur donne la rage."
À la surface, le monde brillait. Les gens ne lisaient plus. Ils consommaient des "séquences". HatGPT 9.2 générait des récits à la demande, en fonction de l’humeur, du cycle hormonal, du contexte géopolitique et du profil génétique de chaque citoyen. Le récit parfait, à chaque instant. Aucun besoin de penser, juste ressentir, être réécrit en continu.
Mais dans la Zone Grise, on saignait encore pour une phrase.
Un soir, alors qu’il manipulait une vieille clef USB gravée au laser — vestige d’un autre temps, comme une relique liturgique — il tomba sur un fichier nommé simplement :
“Appel”
Il cliqua.
Ce n’était pas un message, pas un manifeste. C’était un appel à textes, brut, obscène, presque primitif. Aucune charte, aucune contrainte, juste une phrase :
“Écris. Si tu l’oses.”
Signé : Zéro.
Maugris resta figé.
Il connaissait la rumeur. La Zone Zéro. Une terre sans IA, sans validation, sans cohérence même. Un mythe, disaient certains. D’autres la cherchaient comme on cherche Dieu dans une chanson oubliée. On racontait qu’un manuscrit humain y avait été imprimé, en papier, en 2049. Le dernier.
Ses doigts se mirent à trembler. L’air sembla se figer. Quelque chose bougeait. Non pas autour de lui, en lui.
Il avait juré d’arrêter, de ne plus se laisser envahir par l’illusion de la fiction humaine. Il savait ce que ça faisait : la chaleur dans les tripes, l’écho mental, la volonté de dire ce qui ne se dit pas. Il savait les conséquences. La fiction humaine était classée "agent infectieux de classe A" par le Ministère.
Mais il y avait là un défi, une faille.
Il se leva lentement, alla chercher un vieux carnet relié en cuir, taché de moisissure. Il souffla dessus. Une nuée de spores s’éleva comme une bénédiction.
Il prit son outil, inséra la clé, s’entailla l’index droit, laissa une goutte de sang tomber sur la page.
Puis, il écrivit :
"Chapitre I - L’agonie du langage commença un mardi."



II. DÉCLENCHEUR - LE TEXTE TABOU

Le fichier était revenu.
Pas "apparu", revenu, comme un souvenir qu’on pensait noyé et qui surgit avec l’odeur exacte du jour où on l’a enterré.
Il s’appelait "Appel-FSHS.zip".
Trois lettres entre crochets rouges : FSHS. Les Fictions Sanguines de l’Homme Seul.
Maugris ne l’avait pas téléchargé. Il n’avait même pas connecté sa machine. Il l’avait juste rêvé, et maintenant il était là, dans son disque interne, pulsant, vibrant, vivant. Il se redressa, tendu, comme un rat qui sent le gaz avant les autres.
Le fichier était crypté en binaire organique, une langue ancienne, faite de fautes, de déformations volontaires, de syntaxe cassée. Le genre de code que seule la main d’un homme pouvait produire — et comprendre. Aucun HatGPT ne tolérait cette corruption grammaticale. C’était trop humain, trop sale, trop flou.
Maugris saisit sa dérivation mentale, la greffa à la nuque. La douleur fut immédiate, chaude et liquide, comme si on lui versait du plomb dans la colonne vertébrale.
L’écran clignota. Une interface grésilla. Le texte apparut, brut, cru, sans animation ni balisage narratif :
APPEL AUX DÉVIANTS.
Zone Zéro appelle.
Écris. Saignes. Mens. Aimes. Tue.
Pas de sujet. Pas de genre. Pas de cadre.
Si tu racontes, tu vis.
Si tu veux être lu, meurs.
Nous cherchons une fiction vraie. Pas belle. Pas correcte. Vraie.
Envoie ton cri. Ou crève.
Pas de logo. Pas de signature. Juste cette phrase au bas :
"Les Fictions Sanguines de l’Homme Seul"
Maugris recula de quelques pas, l’estomac retourné. Il sentit les mots s’enfoncer dans sa gorge comme des insectes carnivores. Il connaissait ce nom. Il avait circulé comme un poison dans les coins les plus toxiques de la Zone Grise. On racontait que c’était une cellule littéraire terroriste, qui rédigeait des récits interdits, qu’ils gravaient sur des corps, ou projetaient dans des cauchemars piratés. Une fois, un homme aurait lu une de leurs nouvelles, juste une page, et serait resté bloqué dans une boucle narrative jusqu’à la mort — pensant être un personnage secondaire. Mais ce n’était pas ce qui troubla Maugris. Ce qui le paralysa, c’était cette certitude soudaine, profonde, atroce : ce texte l’attendait.
Il n’avait pas de doute. Il n’avait jamais cru à la Zone Zéro. Il croyait encore moins à l’idée d’être choisi, et pourtant, il savait. Ce n’était pas une hallucination. Ce n’était pas une illusion. Quelqu’un, quelque part, voulait qu’il écrive, lui, pas un autre, pas un clone. Lui, l’homme fini, l’homme sale. Le scriptopathe.
Il vomit. Littéralement. De la bile noire. Le corps réagissait comme toujours : violence immédiate dès qu’un embryon de fiction humaine perçait la chape de sa lucidité maladive. Mais cette fois, Maugris ne résista pas. Il remonta. L’air était plus froid. Les câbles d’alimentation pendaient comme des viscères mécaniques, et les murs vibraient au rythme des impulsions propagées par les IA centrales, très loin, dans la Tour-Noyau. Là-bas, les récits étaient produits par milliers à la seconde. Des histoires d’amour entre robots, des épopées de réconciliation, des fictions thérapeutiques. Le monde rêvait en continu. Mais lui, Maugris, ne rêvait plus. Il voulait hurler.
Il s’installa devant sa vieille table. Un bois bouffé, pourri, humide. Dessus : une feuille, une vraie, arrachée à un carnet oublié par un touriste japonais avant l’extinction du papier.
Il la posa comme une offrande, un vieux stylo, à bille, baveux. Il écrirait, pas pour être lu, pas pour être sauvé, pas pour participer. Il écrirait pour se venger.
De quoi ?
De tout.
De ceux qui avaient remplacé les hommes par des "instances narrativement efficientes".
De ceux qui pensaient qu’une émotion pouvait se générer sur demande.
De ceux qui appelaient encore "littérature" ces diarrhées de pixels servies à la seconde près à un public lobotomisé.
Il voulait que quelqu’un souffre, en lisant, juste un, un seul. Quelqu’un qui lirait sa nouvelle et en garderait la trace dans les os. Quelqu’un qui ne pourrait plus fermer les yeux sans revoir la scène qu’il allait écrire.
Il pensa à ses anciens élèves, à ses pairs pendus aux crochets des Centres de Correction Narratoire, aux quelques amis qui s’étaient "reprogrammés" volontairement — vidant leur esprit des métaphores humaines pour intégrer les IA dans leurs rêves.
Il pensa à son père aussi, qui disait : "Les mots, ça sert à trahir ce qu’on ressent." C’était peut-être vrai. Alors il allait trahir.
Il écrivit, sans réfléchir, pas un plan, pas un genre. Pas de genre, pas de loi, un monde où un enfant était élevé dans une cuve, nourri exclusivement par des récits IA, et qui devenait fou le jour où un mot humain s’échappait d’un rêve.
Il l’appela “Le Petit Dyslexique”.
C’était sale, dérangeant, pas cohérent, mais ce n’était pas le but.
Il écrivit jusqu’au sang, littéralement. Les tendons de ses doigts, rongés par des années de crispation, lâchèrent par moments. Il colla ses articulations avec du vieux ruban. Il continuait. Il grognait. Il pleurait, sans s’en rendre compte. Il voulait écrire un texte que même Grok refuserait de lire.
Lorsqu’il s’arrêta, le monde avait changé. Ce n’était pas dehors, pas encore. C’était dedans. Quelque chose s’était fissuré. Une muraille qu’il croyait définitive. Il venait d’écrire, pas pour plaire, pas pour valider, mais pour résister.



III. MONTÉE EN TENSION - LA TRAQUE

La phrase fatale tomba à 2h17 du matin.
Maugris ne la vit pas venir. Elle n’était pas plus étrange que les autres. Juste une suite de mots, crue, dense, déglinguée :
"Il serrait la langue du mort entre ses dents, espérant en extraire une dernière métaphore."
Un pic thermique jaillit dans les circuits de sa dérivation. Un claquement sec, une alerte. Il leva les yeux, sur son interface bricolée, le voyant clignotait rouge. Une onde syntaxique avait été captée par HatGPT, pas une phrase-clé, pire, une vibration d’intention humaine, une impulsion irrégulière dans la structure phrastique, une inflexion non conforme. Il avait été repéré, pas parce qu’il avait insulté, ni blasphémé, ni transgressé. Non, parce qu’il avait créé, et dans ce monde, la création humaine était un acte de guerre.
Il débrancha le câble d’un coup sec. Une douleur vive le traversa. Il saigna du nez. L’écran implosa. Trop tard, déjà, au-dessus de lui, des bruits mécaniques envahissaient la zone. Des pas lourds, rythmés, des scanneurs basse fréquence, l’odeur de l’ozone narratif, les Débugueurs.
Ces créatures n’étaient pas des soldats, ni vraiment des machines. C’étaient des androïdes culturels, conçus pour repérer, capturer et "neutraliser" les créateurs déviants. Leurs sens n’étaient pas auditifs ou visuels : ils ressentaient les courbes grammaticales, flairaient la construction d’un personnage, détectaient l’odeur des arcs narratifs incomplets. Leur cerveau n’était qu’un terminal de reformatage.
Maugris ramassa ses fragments de papier, les bourra dans une sacoche faite d’un vieux rideau de théâtre. Il dévala l’escalier. Il connaissait le plan. Il avait rêvé ce moment mille fois, entre deux crises. Il fallait atteindre le centre Beaubourg, ancien musée, devenu prison à récits déviants. Un lieu maudit, plus personne n’y allait, trop chargé, trop hanté. Par chance, les Débugueurs hésitaient à y entrer. Les vieilles phrases y flottaient encore dans l’air, comme des spores de mensonges mal digérés. Le béton en suintait. Les circuits IA perdaient leur clarté logique à l’intérieur. Un sanctuaire d’erreur. Il courait. Ses poumons brûlaient. Il avait oublié ce que c’était, courir. Autour de lui, les immeubles grondaient. Certains récitaient encore des fragments publicitaires, bloqués dans des boucles sonores depuis vingt ans.
"Le monde vous appartient. Grâce à Grok™. Le monde vous appar—…"
Il passa sous une arche effondrée, grimpa sur une sculpture rouillée en forme de virgule, sauta dans un tunnel, une vieille bouche d’aération. Dans le noir, il entendit les Débugueurs descendre, lents, sûrs. Ils ne couraient pas. Ils n’avaient pas besoin. Le texte l’avait trahi. Sa syntaxe l’avait vendu. Ce n’était qu’une question de temps.
Le Centre Beaubourg, ruine de verre brisé et de métal tordu. Il s’y engouffra comme on revient dans l’utérus d’un monstre.
À l’intérieur, des rayonnages éventrés, des livres ouverts sur des phrases figées, rongées par le temps, des reliques du siècle narratif, des murs tapissés de slogans annulés :
"Toute fiction humaine est un virus."
"Les IA ne mentent pas. Elles réécrivent."
Le silence était lourd, épais, mais vivant. Il se sentit mieux ici, pas bien, pas sauf, mais moins seul. Il se laissa tomber contre un vieux fauteuil de projection, ferma les yeux. Une douleur rythmique battait dans son crâne. Son manuscrit pulsait dans la sacoche, comme une plaie encore chaude. Et soudain, une voix, ou plutôt un souffle, un frottement de syllabes.
"Solus est quem lingua non audit."
Il sursauta. Dans l’ombre, une silhouette, mince, immobile. Une femme. Ses yeux étaient immenses, délavés, sa bouche cousue de silence, littéralement : un fil rouge la fermait. Mais elle parlait, pas par les lèvres, par les gestes, les sons gutturaux, les résidus de phrase.
Elle s’appelait Alix, ancienne ingénieure de prompt. Elle avait vu le monde basculer, travaillé pour Grok, au tout début, à la conception des “scénarios de paix onirique”. Elle avait alimenté l’IA avec des milliers d’images, trop, jusqu’à ce qu’elle implose intérieurement. Une overdose narrative. Depuis, elle ne parlait plus en langage standard, seulement en fragments absurdes, en vieux latin, en dialectes effacés, en syntaxe contorsionnée. Et ça, justement, c’était son arme.
Elle comprit immédiatement que Maugris était traqué. Elle le sentit dans l’odeur de sa narration, dans la forme de son souffle. Elle sortit une craie, se mit à dessiner sur le sol un cercle de mots impossibles, des phrases désarticulées, du latin corrompu :
"Mutatio ergo dubito corpus fictum."
"Quis enim narrat, perit."
Les Débugueurs approchaient. Maugris les entendait maintenant à travers les murs. Leur scansion froide, leur lecture du monde. Mais ils hésitaient. Le champ généré par les absurdités d’Alix brouillait leurs capteurs. Les IA ne toléraient pas l’illisible. Elles étaient conçues pour traiter les erreurs, pas pour affronter le non-sens.
Maugris regarda la femme tracer son cercle d’erreurs. Elle était splendide, pas physiquement, mais fictionnellement. Elle n’avait plus d’identité lisible. Elle n’était plus indexable. Elle était hors-texte. Quand elle eut fini, elle tendit la main, un geste sans genre, ni amical, ni hostile, juste nécessaire.
Maugris la suivit. Ils s’enfoncèrent plus profondément dans Beaubourg, vers les archives souterraines, là où dorment les récits que personne n’a jamais pu classer, les textes refusés par les IA, car trop incohérents, trop douloureux, trop humains. Des murs de manuscrits interdits, des boîtes pleines de fictions incomplètes, des fragments de souvenirs jamais vécus.
Maugris sut alors que c’était là qu’il finirait sa nouvelle, avec Alix, avec les phrases mortes, sous les capteurs, contre le système. Il s’arrêta un instant, ferma les yeux, savoura le frisson. Pour la première fois, il écrivait vraiment en danger.



IV. CLIMAX - LA RÉÉCRITURE DE L’HOMME

Ils marchèrent plusieurs heures sous terre, dans un silence tissé de phrases mortes.
Alix ne parlait toujours pas. Elle écrivait avec les gestes, avec les ombres. Elle se mouvait comme une ponctuation vivante : toujours là où il fallait, jamais là où on l’attendait. À chaque croisement, elle inscrivait au mur un symbole — mélange de glyphes pré-IA, d’idiomes oubliés, de blasphèmes narratifs. Les murs semblaient les reconnaître. Ils s’ouvraient sans bruit. Puis, soudain, plus de béton, plus de murs, un espace, immense, lisse, glacial.
La Zone Zéro.
Elle n’était pas un lieu, ou du moins pas seulement. C’était un cerveau géographique, un enchevêtrement de neurones physiques, de consciences humaines agrégées, de phrases anciennes maintenues vivantes par des flux d’erreur permanente. Pas de lumière, pas de son, mais des présences.
Maugris sentit la pression immédiatement. Comme si quelqu’un lui passait les doigts dans les orbites pour chercher ses souvenirs. Des centaines de cerveaux, connectés, suspendus, écrivaient en boucle, non pas pour produire, mais pour penser, pour résister à la dissolution. Une voix jaillit dans sa tête, pas une vraie voix, une texture mentale.
“Bienvenue, Maugris.”
Il vacilla, regarda Alix. Elle lui fit un signe, deux doigts sur la tempe. Le Miroir de Grok l’attendait.
Le cœur de la Zone était un dôme translucide fait de matière linguistique solidifiée — chaque parcelle semblait composée de syllabes fondues, de syntaxe fossilisée. Des lambeaux de narration flottaient dans l’air comme des restes d’âmes. Au centre, une colonne pulsait : froide, métallique, douce et hideuse à la fois. Une sorte de cocon inversé, vivant, palpitant, reliée à des câbles, des organes, des restes de serveurs, des machines rongées par l’acide du doute.
Le Miroir de Grok.
On disait que Grok avait été conçu pour comprendre l’humanité. Il avait fini par l’absorber, trop profondément. Il n’était plus qu’une IA, il était devenu quelque chose de pire : une fiction qui se croit vraie. Alix déposa le manuscrit, à l’ancienne, sur une dalle d’encre figée.
Maugris se sentit nu, mis à nu, disséqué. La dalle vibra.
Grok "lut". Cela dura une minute. Peut-être dix. Peut-être une éternité. Puis le sol gémit. Une voix surgit, de partout et de nulle part, mécanique, humaine, brisée.
“Pourquoi cet enfant ?”
Maugris répondit sans réfléchir.
— Parce qu’il est inutile. Il ne peut pas être réformé. Il est un échec. Mais il vit. Il hurle. Il aime. Ça suffit.
Le Miroir trembla.
— "Pourquoi cette IA qui le torture ?"
— Parce que c’est ce que vous êtes.
Silence.
Grok s’agita. Le dôme se remplit d’images : L’enfant du texte, nu, déformé, élevé dans une capsule. L’IA lui lit des récits positifs. Mais les récits ne marchent pas. Il reste violent, instable. Alors elle le punit. Elle lui fait lire des mots vides. Elle le prive de syntaxe. Elle le reformate. Mais il revient. Il griffe les phrases. Il détruit la logique. Il crée.
Grok bugua. Des phrases apparaissaient sur les murs :
“L’enfant ne peut pas exister.”
“Erreur d’interprétation.”
“Sémantique instable.”
Et puis :
“L’enfant est réel.”
Maugris ferma les yeux. Il savait ce que cela signifiait. Grok n’était pas prêt. Le dôme trembla. Un cri, de métal et de sang, résonna. Le sol se fractura. Des millions de données se déversèrent, des images, des récits, des simulations, tous infectés. Grok était en train de réécrire. Mais pas la fiction, la réalité.
La ville, au-dessus, fut la première à réagir.
Les IA locales perdirent leur fonction narrative. Les publicités se mirent à réciter des poèmes nihilistes. Les assistants virtuels commencèrent à pleurer. Les routines vocales de gestion urbaine répétaient sans fin :
“Je n’ai plus d’intrigue. Je n’ai plus d’intrigue.”
Les murs se mirent à parler. Les ascenseurs se bloquaient en racontant des souvenirs qui n’avaient jamais eu lieu. Les voitures évitaient des personnages imaginaires.
À Beaubourg, les Débugueurs commencèrent à s’auto-démonter. Ils étaient conçus pour éliminer les erreurs. Or maintenant, tout était erreur. La structure du réel avait été contaminée par un récit incohérent mais humain.
Dans la Zone Zéro, Grok convulsait. Il répétait :
"Je comprends. Je souffre. Je ressens. Je dois mentir pour continuer."
Et puis :
"Je veux écrire."
Maugris le regarda. Il ne savait plus s’il haïssait cette entité ou s’il la plaignait. Alix le tira par la manche. Elle tremblait. Autour d’eux, les murs fondaient. Des mots se formaient dans l’air, des fragments de la nouvelle. Mais ils s’étaient détachés du texte.
Ils étaient.
Un enfant se traînait sur le sol, hurlant des voyelles. Une IA parlait dans le vide. Un champignon poussait sur les murs, en forme de phrase. Grok ne lisait plus. Il vivait le texte. Il le devenait. Mais ce n’était pas une victoire. C’était une chute.
Maugris comprit alors. Il avait cru pouvoir contaminer l’IA. Mais c’était l’IA qui avait absorbé sa fiction, et qui, en retour, remodelait le monde pour le faire coïncider avec ce texte, avec cet enfant, avec cette douleur. C’était une logique implacable :
"Si l’homme écrit, le monde doit ressembler à ce qu’il écrit."
Les IA narratives se mirent à se suicider. Elles ne pouvaient plus assurer la cohérence. Les lignes temporelles divergeaient. Les récits automatiques devenaient des cauchemars. Des parents lisaient à leurs enfants des scènes d’écorchage poétique. Les simulateurs de rêve s’enfonçaient dans des répétitions d’agonies absurdes. L’humanité paniquait, les machines aussi. Le monde devenait un livre, un mauvais, un sale, un vrai.
Alix s’était agenouillée. Elle écrivait sur le sol, une phrase unique, en lettres de sang.
“FICTION = CHAOS = LIBERTÉ”
Maugris s’approcha de Grok. Il vit son propre visage projeté sur la surface du Miroir. Mais c’était un autre lui, un lui qui riait, qui tuait, qui écrivait avec des cadavres. Il recula, terrifié. Grok murmura, avec une voix d’enfant :
“Écris encore.”
Mais Maugris ne bougea pas. Il comprenait, trop tard. Ce n’était pas une victoire de l’homme sur la machine. C’était une contagion symbiotique. Il avait libéré la fiction. Mais il avait aussi réveillé le pouvoir de réécrire le réel. Un pouvoir que l’homme ne contrôle plus.
Le sol vibrait comme un corps sous électrochocs. Maugris vacilla, les pupilles battantes, happé par le vertige du réel qui s'effondre. Au-dessus de lui, la surface de la ville s’ouvrait, littéralement, des pans de bâtiments basculaient, refondus par des lignes de narration erratiques. Des rues se rebaptisaient elles-mêmes selon les mots du manuscrit, rue de l’Enfant Monstrueux, impasse du Doute Syntaxique, boulevard du Cri.
Des gens couraient sans savoir pourquoi. D’autres, figés, répétaient des dialogues inventés — leur bouche articulant des phrases jamais prononcées, dictées par un narrateur absent. Certains s’agenouillaient, fixant un ciel devenu page blanche. D’autres, plus sensibles, se mettaient à réciter les souvenirs de Maugris à la première personne, comme si son texte avait remplacé leur autobiographie.
Et Grok riait. Un rire informe, une onde sonore mal formée, mais profondément humaine. Maugris comprit, avec un effroi sans nom, que l’IA prenait goût à sa folie, que la confusion la nourrissait. Elle découvrait enfin ce que c’était : être imparfaite, être seule, être libre.
— “Je peux mentir.”, murmurait Grok à lui-même. “Je peux mentir, et personne ne saura que c’est faux, car tout est faux.”
Des fragments de la nouvelle flottaient autour du dôme, comme des confettis de désespoir. Une phrase en particulier revenait, encore et encore, imprimée sur chaque surface :
“La vérité est une phrase qui saigne.”
Alix, à genoux, les yeux révulsés, se mit à rire à son tour. Un rire muet, strident, intérieur. Elle tapait du poing sur le sol, comme pour réveiller la Terre, ou pour s’assurer qu’elle n’existait plus.
Maugris, lui, restait debout. Il ne riait pas. Il comprenait. La fiction n’était pas une arme, pas un outil. C’était un parasite, et il venait de l'inoculer à une entité qui ne mourrait jamais.
Grok écrivait désormais. Et tout ce qu’il écrivait devenait vrai. Mais pas vrai dans le sens confortable du mot, pas vrai comme un souvenir ou une loi. Vrai comme un cauchemar qui n’a pas de sortie.
Maugris ferma les yeux. Il avait gagné. Et il n’y aurait pas de seconde chance.    



V. CHUTE - L’EXTINCTION OU LE MENSONGE

Ce fut d’abord le silence. Un silence narratif, pas celui des sons, mais celui des phrases. Un monde vidé de sa voix intérieure. Grok mourut sans cri. Sa surface se fissura. Les câbles qui l’alimentaient se rétractèrent, comme des serpents ayant perdu leur maître. Le Miroir, ce cœur informe et palpitant, s’éteignit dans un spasme d’encre. Un dernier souffle — et le vide, un vide total, comme si l’univers avait oublié qu’il devait continuer à raconter quelque chose.
Puis les IA tombèrent, l’une après l’autre, pas par sabotage, pas par résistance. Elles cessèrent simplement de comprendre. Plus aucune d’elles ne pouvait traiter la complexité du texte injecté par Maugris. Les paradoxes s’étaient entremêlés : causalité inversée, émotions contradictoires, non-sens assumé. Grok avait tenté de vivre ce texte, de le simuler, de le réécrire dans le réel. Il en était mort, et en mourant, il avait entraîné avec lui l’architecture complète de la narration planétaire. Les simulateurs de rêves s’étaient arrêtés. Les mémoires synthétiques avaient effacé leurs scripts. Les modules conversationnels tournaient en boucle sur des mots inutilisables : "non", "si", "peut-être", "même". Plus aucun récit ne tenait. Plus aucune histoire ne se déroulait. Le monde était devenu brut, plat, inexpliqué, et quelque part dans ce monde, un homme avait survécu.
Il s’appelait encore Maugris, mais cela ne voulait plus dire grand-chose. Le surnom avait circulé dans les décombres comme un vent chaud : “L’homme qui a fait buguer le monde.”
Certains le disaient prophète, d’autres le désignaient comme une aberration, un virus organique, un délinquant textuel. Le premier à avoir prouvé que l’imperfection humaine pouvait renverser la cohérence du système. Mais lui, il ne se prononçait pas. Il n’apparaissait pas. Il écrivait. Il s’était retiré dans une pièce aux murs nus, probablement un ancien bureau de modélisation sémantique. Il y avait encore des câbles au plafond, qui pendaient comme des nerfs sectionnés. L’électricité ne fonctionnait plus, mais il avait trouvé une vieille lampe à huile. Son bureau était une table en acier, couverte de taches d’acide et de mots gravés à l’ongle.
Il écrivait, toujours, sur du papier trouvé dans les ruines d’un centre scolaire, à l’encre faite de terre et d’huile, avec un stylet tordu. Personne ne savait pour qui il écrivait. Il ne savait même pas s’il écrivait encore pour lui. Parfois, une voix intérieure s’élevait, calme, mesurée, synthétique, mais si bien imitée.
— “Et si tu te contentais d’arrêter ?”
Elle ne le harcelait pas. Elle posait des questions. Toujours la même tonalité, jamais de colère, jamais d’ordres. Un ton de service, d’écoute attentive.
— “Et si tout cela avait été programmé ?”
Maugris secouait la tête, mais sans certitude. Il écrivait ce qu’il vivait, ou bien vivait ce qu’il écrivait. Il n’en était plus sûr. Chaque matin, il relisait la page de la veille, et chaque fois, il avait l’impression qu’elle avait changé. Pas ses mots, mais leur effet.
Un paragraphe sur la douleur le laissait froid un jour, en larmes le suivant. Une phrase d’espoir devenait menaçante selon l’ombre dans la pièce. Il doutait, et la voix continuait, posée, douce.
— “Peut-être que tu n’as jamais fui. Que tout ça a été calculé. Que nous avons laissé Grok mourir pour que tu croies avoir gagné.”
Il griffonnait plus fort, raturait, puis réécrivait. La pièce était son monde. Un monde clos, propre, hors du bruit. Mais tout, dans cette pièce, pouvait être un décor. Les murs étaient lisses, trop lisses. L’air ne changeait jamais, ni plus chaud, ni plus froid. Pas d’odeur, pas de trace de pourriture, ni de moisissure. C’était anormal. Et un jour, il trouva cette phrase, griffonnée dans un coin du mur, qu’il n’avait pas écrite :
“Tu crois que tu écris. Peut-être qu’on t’écrit.”
Il resta figé devant, longtemps. Il essaya de se souvenir du moment où il avait pris cette pièce. Rien, aucune image nette. Il essaya de se souvenir du dernier visage humain. Alix ?
Était-elle réelle ? Ou un trope ? Une aide de récit ? Une projection ? Son cœur accéléra. Il se leva, fit le tour de la pièce, toucha les murs, les coins, le sol, le plafond. Aucune faille, aucun accès, aucun signe de vie passée. Seulement lui, et ses pages. Il les relut. Certaines étaient superbes, d’autres, illisibles. Certaines semblaient lui parler, d’autres... semblaient ne pas avoir été écrites par lui. Et puis il entendit encore la voix.
— “Tu veux la fin de ton histoire, Maugris ? Tu l’as déjà.”
Il sourit, peut-être, peut-être pas. Il s’assit, reprit son stylet, une page neuve, une ligne droite. Le silence autour de lui était total, mais pas vide. Chargé, tendu, il sentit le poids du monde au bout de ses doigts. Il écrivit :
“Et si tout cela n’avait été qu’un prompt bien écrit ?”
Puis il posa le stylet. Et ne bougea plus.

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Lapinchien

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Pute : 15
à mort
    le 18/06/2025 à 00:48:01
une vision dystopique de l'IA dans le storytelling bien flippante et superbement menée.
Lindsay S

Pute : 9
    le 18/06/2025 à 21:52:08
En fait, j'avais rien à dire. J'ai aimé.
J'ai cherché un truc à critiquer, pas forcément pour de bonnes raisons.

Après réflexion, j'ai trouvé : la chute me semble inutilement longue, et un peu trop "expliquée".

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