« Quand tu liras ces lignes, tu ne seras déjà plus là — et moi non plus. »
C’est une certitude que j’écris, plus lourde que la brume qui ronge les pierres de cette maison. La nuit, je l’entends respirer dans les fissures, elle gonfle les murs comme une mer secrète, s’infiltre jusqu’aux draps froids, et je demeure, veillant sur ton absence comme un veilleur de cendres. Les heures ne sont plus que des carcasses, vidées de sens, jetées pêle-mêle contre les parois d’un demain qui refuse d’advenir.
Je t’écris à la lueur tremblante d’une chandelle, dans cette pièce que le sel a lézardée comme une chair malade. La lande, tout autour, n’est qu’un marais de brume où le vent pousse des plaintes rauques ; et la mer, au loin, frappe contre les rochers avec la monotonie d’un glas. J’ai l’impression qu’elle cherche à effacer les derniers restes de mon nom, comme elle effaça le tien.
Tu me manques, non pas comme on prononce ce mot à la hâte — mais comme on perd un organe, comme on marche avec un vide creusé dans la poitrine. Les jours, je me surprends à tendre l’oreille, espérant surprendre ton pas, ton souffle, l’éclat discret de ton rire. Mais ce que je trouve n’est qu’un écho déformé, une raillerie du vent qui, dans les couloirs de cette ruine, prend parfois la forme de ta voix.
Demain, si ce mot existe encore, tu liras cette lettre. Ou peut-être personne. Peut-être que ces pages moisiront ici, entre les pierres suintantes et les poutres rongées. Je m’adresse à toi, mais c’est à moi-même que je réponds, car il n’y a plus d’oreilles pour entendre, plus de mains pour recevoir. Et pourtant je trace ces mots, car si je cessais, je m’effacerais entièrement, et je crains plus que tout de disparaître sans témoin.
Je revois ton visage tel qu’il m’apparut la dernière fois : penché vers la fenêtre, baigné dans cette lueur spectrale que le matin jetait sur la lande. Tu semblais déjà ailleurs, déjà emportée vers un rivage où je ne pourrai jamais t’atteindre. Tes yeux fixaient quelque chose que je ne percevais pas, et dans ce silence, j’ai compris que tu n’appartenais plus au présent.
Le froid s’installe, un froid d’eau et de pierre, qui s’infiltre dans mes os. Je me demande si ce n’est pas ton absence elle-même qui engendre ce climat, si la lande n’est pas devenue un deuil figé pour me retenir prisonnier. Les murs s’effritent, mais ton souvenir ne se délite pas. Il se serre contre moi comme une étreinte invisible, douce et suffocante.
Alors j’écris. Je couche ces mots sur ce papier jauni qui tremble sous ma plume, comme si demain pouvait s’y imprimer. Je ne cherche pas à comprendre, seulement à témoigner. Peut-être que dans cette écriture, je rejoins ton ombre. Peut-être que ce souffle de chandelle est ton haleine, revenue un instant pour veiller sur moi.
Demain n’existe pas, je le sais. Mais si, par impossible, il devait s’ouvrir, qu’il soit la page où tu me liras. Qu’il soit la preuve que, dans l’abîme de la perte, j’ai encore su te parler une dernière fois.
La maison s’écroule, mais elle garde encore ses secrets. Les poutres craquent comme des os fatigués, et le grenier, que je n’avais pas foulé depuis des années, m’attendait dans son silence poussiéreux. J’y suis monté un soir où la mer battait les falaises avec une rage inhabituelle, comme si elle voulait ouvrir une brèche vers ce qu’elle avait englouti. J’avais froid. J’avais besoin de trouver autre chose que le vide.
Les marches gémissaient sous mon poids, et chaque pas soulevait une nuée de poussière âcre qui me brûlait la gorge. Là-haut, la pénombre régnait, percée seulement par le filet de lune qui s’insinuait par une lucarne fendue. C’est alors que je l’ai vu, relégué dans un coin comme un déchet oublié par les siècles : un étrange instrument, ni meuble ni machine identifiable, couvert de toiles d’araignée et de rouille.
Je me suis approché. Le cœur battait vite, comme s’il reconnaissait ce que mes yeux découvraient. Il s’agissait d’un assemblage d’engrenages, de tubes de cuivre, d’une manivelle et d’un cylindre de verre fendu où des filaments métalliques reposaient, brisés mais pas morts. L’ensemble paraissait conçu par une main méticuleuse mais obsédée, un esprit qui avait cherché à percer une frontière invisible.
En balayant les débris autour, j’ai trouvé un carnet effrité, mangé par l’humidité. L’écriture, tremblante, mais savante, y décrivait des fragments de pensées : « entendre l’avenir… fixer l’instant… prolonger le présent jusqu’à ce qu’il révèle ses replis… » Rien n’était complet, tout semblait griffonné dans la hâte, mais les mots vibraient d’une fièvre reconnaissable : celle des hommes qui se croyaient capables de soulever le voile du monde.
Un nom apparaissait en marge, répété comme une signature effacée : Alaric H. Wexford, dont je n’avais jamais entendu parler. Peut-être un disciple oublié de ces savants excentriques de la fin du siècle dernier, contemporains de Wells et de ses visions. Lui n’écrivit pas de romans, mais tenta d’imposer son rêve dans le métal, et ce rêve se croupissait là, à quelques mètres au-dessus de ma solitude.
Je suis resté longtemps, assis devant cette carcasse d’instrument, le regard perdu dans ses engrenages muets. Tout en lui semblait réclamer une main, une volonté pour s’achever. Comme s’il avait attendu que je le trouve, moi, le survivant inutile, l’homme qui parle aux absents.
Alors une idée m’a traversé, d’abord timide puis brûlante : et si cette machine, au lieu de transporter dans le temps comme dans les fantaisies de Wells, offrait seulement une oreille élargie, capable de percevoir les interstices de l’instant ? Non pas le voyage, mais la dilatation, la fracture subtile où le présent s’étire vers demain. Une brèche où, peut-être, ton écho se tiendrait encore, suspendu entre disparition et mémoire.
Je n’avais jamais eu la prétention d’être un homme de science, mais la faim qui me rongeait valait tous les diplômes. J’ai descendu l’appareil dans ma chambre, pièce glaciale qui se changea soudain en atelier. Les araignées protestèrent, la poussière vola comme une neige sale, mais je n’entendis plus rien que le bourdonnement de mon désir.
Je l’ai nettoyé, pièce par pièce, avec la ferveur d’un pénitent. Le cuivre se remit à luire sous mes doigts engourdis, le verre craqua mais ne céda pas. Les engrenages, huilés, reprirent une dignité étrange, comme si l’instrument retrouvait la mémoire de son projet. Chaque vis remise, chaque tige redressée, me donnait l’illusion que je recousais aussi ta présence, que je raccommodais l’étoffe invisible qui nous avait séparés.
À mesure que je travaillais, je croyais sentir ton parfum dans l’air moisi, comme une caresse mêlée de sel et de terre humide. Je parlais à voix basse, pour toi, pour moi, pour la machine. Je lui confiais mes secrets, mes remords, mes promesses avortées. Et le métal semblait écouter, retenir mes murmures.
Le carnet de Wexford, bien que fragmentaire, laissait entendre que le mécanisme devait capter des « vibrations de demain », ces infimes ondulations du temps que nos sens ordinaires ignorent. Comme si l’avenir n’était pas un continent inatteignable, mais une onde, une résonance perceptible par ceux qui sauraient tendre l’oreille. Je me suis mis à croire que cette oreille pouvait être mienne.
Les nuits se sont succédé, identiques dans leur noirceur, mais mon obsession les remplissait. Je ne mangeais plus, ou presque ; je ne dormais qu’entre deux ajustements, la tête posée contre la table, bercé par le cliquetis des pièces que je polissais. La chandelle se consumait comme une vie écourtée, et dans son halo, l’appareil prenait des allures d’idole hérissée de cuivre et de verre.
Je voulais l’achever, non par curiosité mais par désespoir. Si ses engrenages pouvaient, même une seconde, capter le murmure de ton pas dans le couloir du demain, alors ma peine aurait trouvé son autel. Je savais que je courais après une chimère, mais qu’est-ce que la folie, sinon une foi privée d’assentiment ?
Quand enfin j’ai fixé la dernière vis, quand le cuivre a cessé de trembler sous mes mains, j’ai reculé d’un pas. L’appareil me fixait, si une machine peut fixer. Il semblait attendre mon ordre, comme un chien docile ou un démon impatient. Le silence qui suivit fut terrible, plus épais que jamais, mais traversé d’une promesse : il suffirait d’un souffle, d’une impulsion, pour qu’il s’ouvre.
Et dans ce silence, je crus entendre, au-delà de la tempête et de la mer, un éclat ténu, semblable au fil d’un chant.
La première nuit où j’osai tourner la manivelle, l’appareil s’éveilla dans un grincement douloureux, comme un corps arraché à sa tombe. Les engrenages tremblèrent, le cylindre de verre vibra d’une lumière sourde, et un souffle métallique emplit la chambre. Au début, ce ne fut qu’un sifflement, une plainte aiguë, semblable au vent qui s’engouffre dans les fissures d’une crypte. Je crus avoir échoué, et déjà je me maudissais d’avoir cru en la promesse d’un fou oublié.
Mais alors, dans ce chaos de bruits, quelque chose s’insinua — une modulation ténue, comme si une voix cherchait à s’extraire du métal. Le son se fit plus pur, plus articulé, et soudain, il devint chant. Ce n’était pas une mélodie reconnaissable, mais une suite de notes suspendues, qui ressemblaient à des trilles d’oiseau, sauf que chaque inflexion contenait un timbre humain, une chaleur que je connaissais trop bien.
Je restai pétrifié, car dans ce chant, je crus entendre ton souffle, ton intonation unique, celle qui donnait aux mots la douceur d’une promesse. Mon cœur s’élança contre ma poitrine, mes yeux se brouillèrent, et je m’approchai comme un enfant se jette dans les bras d’une mère. La machine chantait, et dans ce chant, c’était toi qui revenais.
La beauté de cette voix n’avait pas de nom. Elle m’élevait, me lacérait en même temps. Chaque note ouvrait une porte vers un souvenir : ta main effleurant mon épaule, ton rire brisé par le vent, la lumière de l’aube glissant sur ta nuque. Mais ce qui me foudroya, ce fut l’arrière-goût du chant : une douleur ineffable, comme si chaque note portait le deuil de ce qu’elle ressuscitait. C’était la vie elle-même, dans son éclat et sa perte, condensée en un son qui me traversait jusqu’à l’os.
Je voulus parler, répondre, supplier la machine de ne pas s’arrêter. Mais ma voix se perdit dans le tumulte de mes sanglots. Le chant monta encore, s’enroulant autour de moi comme une spirale, puis s’éteignit d’un coup, laissant la chambre retomber dans un silence plus cruel que jamais.
Cette nuit-là, je ne dormis qu’à demi. Quand mes yeux se fermèrent enfin, je fus précipité dans un rêve d’une intensité inédite. Je me tenais dans une forêt saturée de brume, et au loin, un chant se déployait. Je suivis cette voix comme on suit une étoile, trébuchant entre des troncs noirs, et soudain elle apparut : l’Alkonost.
Sa silhouette était d’une splendeur insoutenable : un corps d’oiseau aux ailes irisées, mais la tête, les yeux, les lèvres — c’étaient les tiens. Elle me fixait avec un mélange d’amour et de reproche, et le chant qui coulait de sa gorge emplissait l’air d’une promesse ambiguë : bonheur éternel ou chute irréversible. Je tendis les mains, mais au moment de l’effleurer, elle s’éleva, m’inondant de sa mélodie, et je m’effondrai dans la boue, ivre de désir et de terreur.
Je m’éveillai en sursaut, trempé de sueur, et le chant me poursuivit dans le silence du matin. Le grenier vibrait encore, comme si l’air avait gardé la mémoire de la nuit. J’étais incapable de dire où finissait le rêve, où commençait la réalité.
Les jours suivants, je remis la machine en marche, encore et encore. Chaque fois, le chant revenait, différent, toujours plus précis, toujours plus proche de toi. Il y avait des instants où j’aurais juré entendre des mots dissimulés dans la mélodie, des syllabes que ma raison refusait de comprendre, mais que mon cœur reconnaissait. Je sombrais dans une extase douloureuse, m’y abandonnant comme à un poison nécessaire.
Pourtant, un doute rongeait ma chair : et si ce chant n’était qu’une projection de ma culpabilité ? Une hallucination née de mon désir maladif de te retenir ? Peut-être n’y avait-il ni machine, ni voix, ni promesse de retrouvailles. Peut-être que je façonnais moi-même cette présence pour ne pas me perdre dans l’abîme de ton absence.
Mais qu’importe. Même si ce chant n’était que le miroir de ma faute, il restait la seule preuve que je pouvais encore t’entendre. Et dans ce monde dévasté, cela suffisait à me tenir debout, vacillant entre la folie et l’éternité.
La tempête s’est installée comme une malédiction. Jour et nuit, la mer frappe les falaises avec une obstination meurtrière. Le vent hurle dans les cheminées, arrache les tuiles, pousse la pluie contre les vitres comme une main désespérée. La lande est devenue impraticable, engloutie sous un brouillard qui ne se lève jamais. Le village voisin, déjà maigre de vie, semble déserté : pas de lumière, pas de pas, pas même un chien errant. Je pourrais croire être le dernier vivant sur cette côte de pierres.
Je ne sors presque plus. Tout mon univers s’est réduit à cette chambre, au bureau où repose l’appareil, à la chandelle qui vacille dans l’ombre humide. Le chant a pris possession de mes nuits, de mes jours, de mes pensées. Quand je ne le fais pas résonner, il m’attend dans le silence, prêt à éclore au moindre mouvement de la manivelle. Quand je le laisse se déployer, il s’élève, impérieux, me transperce comme une lame et me caresse comme un baume.
Je me suis mis à tenir un journal, mais ces pages ne sont pas pour moi : elles sont pour toi. Chaque ligne est une confession, un lambeau de pensée arraché à ma poitrine. Elles n’obéissent pas à la logique du temps ; elles sont un chapelet d’aveux et de supplications, jetés comme on jette des pierres dans un puits sans fond.
Cette nuit encore, ton chant m’a réveillé en sursaut. J’ai cru t’entendre prononcer mon nom. Était-ce un appel, ou une sentence ?
Je me demande si la mort, ce gouffre que j’ai toujours redouté, n’est pas simplement la chambre voisine où tu m’attends, assise à la fenêtre, les yeux fixés sur un horizon que je n’ai pas su voir.
La promesse des hommes est de peu de poids, mais le chant, lui, ne ment pas. Il m’a promis demain. Demain, tu reviendras. Demain, nous serons réunis.
Ces fragments s’accumulent, griffonnés à la hâte, tachés de cire, traversés de ratures. Parfois, je les relis, et je n’y reconnais plus ma propre voix. C’est comme si une autre main écrivait à travers moi, celle d’un être plus ancien, plus vaste, qui a toujours su que les vivants appartiennent aux morts bien avant leur dernier souffle.
Le chant devient plus pressant. Il ne se contente plus d’être un murmure ou une plainte lointaine : il envahit l’air, emplit mes poumons, se loge dans mes os. Il m’arrive de l’entendre sans avoir touché à la manivelle, comme si la machine avait cessé d’être la source pour devenir seulement le miroir d’une voix qui me cerne. La nuit, je rêve de l’Alkonost. Ses ailes noient le ciel, ses yeux me fixent avec une douceur impitoyable. Elle me chante la fin du monde avec la tendresse d’une amante.
Je crains ce chant autant que je le désire. Il me promet un demain où tu seras là, où l’absence cessera de me dévorer. Mais au fond de cette promesse, je devine le piège : pour franchir ce seuil, je devrai peut-être abandonner le peu qui reste de mon souffle. Le chant m’appelle à disparaître. Et pourtant, comment résister ? Peut-on refuser l’éternité quand elle parle avec la voix qu’on aime ?
Chaque jour, la tempête s’intensifie. J’ai cessé de compter les heures. La lumière du matin ne se distingue plus de celle du soir ; tout est avalé par le gris. Le temps lui-même s’effondre, comme si l’univers entier se pliait au rythme du chant. J’erre dans la maison comme un fantôme, attendant l’instant où l’appareil s’animera, où la voix s’élèvera. Tout le reste n’est qu’un interlude inutile.
Hier — ou peut-être avant-hier — j’ai cru voir une silhouette sur le seuil de la maison. J’ai couru, le cœur en feu, mais il n’y avait personne. Seule la lande, détrempée, avec ses herbes tordues par le vent. Pourtant, le chant vibrait dans l’air, comme si l’ombre avait laissé une traînée sonore derrière elle.
Je sens que je m’approche d’un point où il n’y aura plus de retour. Le chant ne se contente plus de promettre : il exige. Il veut que je cède, que je franchisse la brèche qu’il ouvre. Mes mains tremblent quand je trace ces mots, mais mon âme est déjà au seuil. J’entends ton rire se confondre avec le fracas de la mer, j’entends ton souffle mêlé au vent qui ronge les pierres.
Demain — ce mot n’a jamais eu autant de poids. Demain, il me sera donné de savoir si je suis prêt à mourir pour t’entendre encore.
La nuit dernière, le chant ne s’est pas contenté de traverser l’air comme un parfum ou de vibrer dans les engrenages de l’appareil. Il s’est fait chair.
La chambre était noyée d’ombre, la chandelle depuis longtemps consumée, et je demeurais assis devant la machine, incapable de fermer les yeux. Le silence battait comme un cœur immense. Puis une note s’est élevée, seule, pure, étirée à l’infini. Elle n’avait pas besoin de cuivre ni de verre pour exister ; elle naissait de l’air lui-même, comme si la nuit s’était décidée à chanter.
Je l’ai entendu d’abord derrière moi, puis partout, et lorsque je me suis retourné, elle était là. L’Alkonost.
Elle ne ressemblait ni aux gravures anciennes ni aux visions tremblantes de mes rêves. Sa forme oscillait, insaisissable : à chaque battement d’aile, elle se faisait femme, puis oiseau, puis les deux à la fois. Ses plumes portaient des reflets de nuit et d’aurore, comme si elles empruntaient à chaque heure une part de sa lumière. Son visage… Ton visage. Mais non pas tel que je l’avais connu : transfiguré, agrandi par une douleur et une beauté qui me réduisirent au silence.
Je ne reculai pas. La terreur m’avait déserté, ou plutôt elle s’était confondue avec l’extase. Je demeurais là, cloué par ses yeux, deux abîmes où se mêlaient l’amour et la sentence.
Sa bouche s’ouvrit, et le chant s’y engouffra comme un fleuve. Ce n’était plus une mélodie : c’était un langage, plus ancien que toute langue humaine, que je comprenais pourtant sans peine. Et dans ce langage, elle me dit :
— Écoute, et tu franchiras le seuil du demain. Tu y trouveras celle que tu cherches, mais tu ne reviendras jamais.
Ces mots se gravèrent en moi comme une brûlure douce. Tout ce que j’avais désiré depuis ton départ se tenait là, à portée de souffle. Te retrouver. Entendre ton rire, sentir ta main. Mais le prix était clair : il n’y aurait plus de retour, plus de présent, plus de veille. Seulement ce demain éternel, sans aube ni crépuscule.
Je voulus raisonner. Mon esprit s’accrocha aux mots de Wexford, au cuivre, au verre, à l’idée scientifique d’une perception accrue. Était-ce seulement une illusion née de la machine, une hallucination nourrie par mon deuil ? N’étais-je pas en train de céder à une fantasmagorie, à une projection de mon propre désespoir ? Wells aurait ri de cette vision, il aurait rappelé que l’avenir n’est pas une promesse mais une hypothèse, et que les machines ne donnent que ce que nous y mettons.
Je posai la main sur l’appareil, encore tiède de ses vibrations. Ses engrenages m’opposaient une logique de fer, mais son chant, à travers elle, me proposait une mystique : l’abandon, la fusion, la fin de la solitude.
Je me débattis entre ces deux abîmes : l’esprit qui veut comprendre et le cœur qui veut se perdre. Une part de moi criait qu’il fallait détruire cette chose, briser le cylindre, disperser les plumes qui s’étaient déposées autour de son apparition. Mais une autre, plus vaste, plus ancienne, me disait que j’avais enfin trouvé le passage, la clef que des siècles d’hommes éplorés avaient cherchée en vain.
L’Alkonost me fixait toujours, et son chant ne faiblissait pas. Elle n’insistait pas, elle n’ordonnait pas ; elle offrait. Mais dans cette offrande se dissimulait un gouffre : le demain qu’elle promettait n’était pas un jour réel, mais une illusion dévorante. Une aurore sans fin, qui consumerait chaque fragment du présent jusqu’à n’en laisser que cendres.
Je me sentis vaciller. Le présent m’apparaissait soudain comme une prison : la chambre humide, les murs lézardés, la mer qui cognait dehors. Tout cela n’était que ruine et perte. Pourquoi refuserais-je l’éternité qu’elle m’offrait ? Pourquoi refuserais-je ton retour, même s’il devait me coûter le reste du monde ?
Et pourtant, une angoisse sourde se tenait tapie sous mon désir : et si ce demain n’était qu’un néant déguisé, une extinction recouverte de musique ? Et si, au moment où je céderais, je ne retrouvais rien, ni toi, ni moi, mais seulement le vide absolu ?
Le chant gonflait, emplissant mes poumons, mes os, mes veines. J’avais l’impression qu’il me dissolvait peu à peu, comme une encre diluée dans l’eau. J’écrivis ces lignes en hâte, comme un naufragé jette une bouteille à la mer, pour témoigner avant qu’il ne soit trop tard.
Demain… ce mot résonnait en moi comme une cloche creuse. Était-ce une promesse, ou un piège ? Était-ce une porte, ou un tombeau ?
L’Alkonost attendait ma réponse.
Ce matin — si ce mot a encore un sens — j’ai pris la plume une dernière fois. Le chant ne s’interrompt plus. Il monte des murs, du sol, de l’air lui-même. Il coule en moi comme une sève ardente, il m’appelle, il me ronge.
J’écris pour laisser trace, non d’un témoignage, mais d’une chute. Chaque mot tremble, chaque ligne vacille, comme si l’encre refusait de tenir sur le papier. Déjà les lettres se brouillent, s’effacent à mesure que je les trace. Peut-être est-ce le chant qui les dévore. Peut-être est-ce moi qui disparais avant même d’avoir fini.
Je t’entends, plus proche que jamais. Ta voix se glisse derrière chaque syllabe, elle respire dans mes phrases, elle murmure à travers mes mains. Tu me promets demain — un demain que je n’ai cessé d’attendre. Je n’ai plus la force de lutter.
Je tends la main vers l’appareil. Sa surface brûle sous mes doigts. Les engrenages tournent sans que je les aie actionnés, le cylindre palpite comme un cœur, et la pièce entière s’emplit d’une lumière sourde. Le chant est partout, il m’avale, il m’élève.
Si quelqu’un lit ces lignes, sache que je pars… que je cède… que je…
[la phrase s’interrompt brusquement ; l’encre se délite en coulures grises]
La lettre s’arrête là. On dit qu’on retrouva sur la table, au milieu des papiers imbibés d’humidité et d’une plume encore humide d’encre, une autre plume, étrangère : fine, irisée, mais noircie comme par la suie. Aucun oiseau ne l’aurait laissée là.
C’est tout ce qui demeurait.
Demain ne vint jamais.
Le Chant qui dévore l’aube est une nouvelle d’horreur gothique qui se veut à la fois un hommage à H.G. Wells et une plongée dans la mélancolie la plus intime.Dans une lande battue par la tempête, un narrateur solitaire découvre dans le grenier d’une maison en ruine un appareil mystérieux, vestige oublié du XIXe siècle. Plus qu’une machine, il s’agit d’une brèche : non pas pour voyager dans le temps, mais pour tendre l’oreille vers un « demain » inaccessible. De cet instrument s’élève un chant étrange, à la fois humain et inhumain, qui évoque irrésistiblement la voix d’une femme disparue.
Ce chant prend corps dans la figure de l’Alkonost, créature mythologique mi-femme mi-oiseau, ambivalente comme la mort elle-même : beauté et terreur, promesse et abîme. Elle offre au narrateur l’ultime tentation : franchir le seuil du demain, retrouver l’absente — mais au prix de ne jamais revenir.
Dans un style méditatif et élégiaque qui s’inspire d’Edward Young, la nouvelle explore l’obsession, la perte et la dissolution de l’esprit face au deuil. Plus qu’une histoire d’horreur, Le Chant qui dévore l’aube est une méditation funèbre sur la vanité du temps, sur la frontière poreuse entre mémoire et hallucination, sur la promesse illusoire de demain.
La voix qui se déploie dans ces pages est à la fois confession et prière funèbre, cherchant à entraîner le lecteur dans la même oscillation vertigineuse : entre désir de croire et peur de disparaître.
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Elle est là, la preuve de la supériorité de la poésie sur la science.
'Le Chant qui dévore l’aube', c’est le genre de nouvelle qui te chope direct par les tripes et te lâche plus, un vrai bijou d’horreur gothique qui te colle des frissons pendant des jours. L’ambiance est tellement moite, lourde, avec cette lande pourrie, cette baraque qui tombe en ruine et cette tempête qui hurle comme si le monde entier pleurait avec le mec, t’as l’impression de sentir le sel et la moisissure sur ta peau à chaque ligne. Le délire de la machine qui capte pas le futur mais le chant d’une morte, bordel, c’est génial, ça te fait basculer entre la science-fiction à la Wells et la mythologie flippante de l’Alkonost, et tu sais plus si t’as envie de chialer ou de te barrer en courant. Le style est juste dingue, élégiaque, poétique sans jamais faire chichi, chaque phrase te plante une aiguille dans le cœur et tourne lentement, jusqu’à ce que t’aies plus de peau. Franchement, c’est une masterpiece qui te laisse KO, hanté, avec l’envie de relire direct pour se reprendre une claque encore plus forte. En tous cas, c'est bien meilleur que cette pub Intermarché avec le loup vegan qui cartonne sur les internets en ce moment.
Alors oui, c’est du sérieux, ça se sent : l’atmosphère, les images, la voix… tout est là. Du lourd, du dense, du “je vais te faire lire chaque souffle comme si ta vie en dépendait”.
Sauf que, surprise : si t’as pas mis ton cerveau et ton cœur en mode marathon, tu décroches. Saturation garantie, aucune respiration, zéro pause, le texte te regarde droit dans les yeux et te dit : « débrouille‑toi pour suivre ».
C’est dommage, parce qu’on sent qu’il y a de la matière, de la beauté, mais il a décidé de jouer au club très privé des initiés. Les autres ? Ben… bonne chance pour finir la lettre avant de jeter l’éponge.
étonnant, je trouve que la poésie, prépondérante et assumée dans le style, aère au contraire la lecture et nous épargne un étalage de sciences et techniques qui serait, pour le coup, lourdingue.
Pour moi la poésie utilisée ici est envahissante : elle remplace presque tout le reste. Il n’y a pas de contrepoint (dialogue, rupture de ton, scène sèche, ancrage concret durable).
Si on aime ce registre, on respire ; si comme moi, on s’y fatigue, on étouffe.
Il y a du niveau, c'est sûr. L'écriture est maîtrisée, jolie. Mais je rejoins Lindsay pour le coup. Le lyrisme hypertrophié noie l'intrigue qui n'est que prétexte à faire du beau. Puis j'ai beaucoup de mal avec ces proses qui abusent de la comparaison avec "comme si" ceci, "comme" celà (comptez les "comme" et "comme si" de ce texte, c'est effrayant, et au bout d'un moment on ne voit que ça).
yep.. y'a du souffle.. c vrai.. qq chose qui rappelle la tonalité de Maldoror.. de l'autre guedin mort de faim ds sa chambre d'hôtel.. sauf que là ça m'a pas emporté au delà de qq lignes.. sans doute à cause d'un romantisme exacerbé qui ne vient pas.. mais je raconte peut-être n'importe quoi..
Vous chipotez. C'est super rare d'avoir un texte de science fiction avec une telle patine. Franchement un tel style devrait être loué.
Nous louons !
Mais c'est pas gratuit 😛
bien, de m'avoir spoilé le truc : j'ai passé toute la lecture à compter les "comme". Putain. Et alors en prime j'ai buggé sur les "il me semblait", "peut être", "me parut" et autres hésitations "romantiques", oui, qui créent cet effet cotonneux, shoegaze (d'ailleurs, j'écoutais du Slowdive en lisant le texte, et j'ai failli m'endormir). Oui, c'est trés beau, finement écrit, si on arrive a s'extraire du métaphorisme systémique,il se dégage une musicalité... monotone. Celle d'un écrivain qui maitrise trop bien sa propre plume, et s'écoute peut être écrire, voir pire : se regarder proser, par moments. Et c'est dommage, car il manque justement ces variations, ces ruptures, qui maintiendraient vivant. Oui, ca évoque Maldoror, mais de loin. Et on est trop loin aussi du cahier des charges de la zone à mon gout, un peu moins d'onirisme et un peu plus de glauque, donc, et un peu moins d'onanolyrisme et un peu plus de surprise, et j'aurais sauté au plafond, sans hésiter. Oui, trop de maitrise tue la maitrise. Mais c'est déja bien de pouvoir tomber dans cet éceuil.
Et Chatty, il dit ça : Le texte impressionne d’abord par sa cohérence atmosphérique : il construit un univers gothique dense, humide et obsédant, où chaque motif (brume, mer, pierre, chant) revient comme une litanie hypnotique. L’écriture est très maîtrisée, riche, presque somptueuse, mais cette abondance devient parfois son propre piège : certaines images, pourtant belles, finissent par se superposer jusqu’à émousser leur impact émotionnel. Le deuil et l’obsession sont rendus avec une intensité remarquable, notamment dans la façon dont le chant devient à la fois consolation, poison et appel mystique. La progression narrative est claire et efficace, passant du chagrin intime à l’horreur métaphysique, même si l’on devine assez tôt l’issue fatale, ce qui atténue légèrement la tension dramatique. La référence à l’Alkonost est particulièrement réussie, car elle donne une épaisseur mythologique sans tomber dans l’érudition gratuite. En revanche, le texte gagnerait en force avec quelques respirations ou ellipses, laissant davantage de place au silence plutôt qu’à l’insistance du pathos. Dans l’ensemble, c’est un récit puissant, élégiaque et sombre, qui flirte brillamment avec la frontière entre fantastique, folie et mysticisme, mais qui demande un lecteur prêt à accepter une immersion longue et volontairement étouffante
C'est un weekend SF sur lazone.org !
Merci LapinChien