En 2017, l’hôpital Laennec de Quimper fut choisi pour une expérience qui allait transformer l’humanité. Cet établissement fut pilote du Programme national de rationalisation hospitalière.
L’objectif déclaré consistait à vérifier si la substitution partielle du personnel médical par un dispositif d’auto-diagnostic collaboratif pouvait générer des économies substantielles sans altérer la qualité du soin.
Le protocole, validé par le Comité d’éthique régional, prévoyait la constitution de groupes homogènes de dix à douze patients, appelés GEMA (Google-Experts Médicalement Autonomes). Chaque groupe disposait d’une connexion Internet sécurisée, de postes informatiques reliés à une base documentaire ouverte, et de quarante-cinq minutes pour confronter leurs symptômes, effectuer des recherches et formuler un diagnostic consensuel.
Les résultats étaient consignés dans des fiches standardisées, comparées ensuite aux diagnostics établis par des praticiens externes. Cette confrontation, répétée semaine après semaine, prit vite la forme d’un duel symbolique entre deux visions de la médecine : l’une hiérarchique, l’autre coopérative.
Premiers résultats
Les premières observations furent jugées encourageantes. Dans plus de 72 % des cas recensés au cours des six premiers mois, les diagnostics des GEMA concordaient suffisamment avec ceux des praticiens pour être considérés fiables.
Pour les patients, il ne s’agissait pas seulement d’obtenir une consultation plus rapide : c’était une revanche.
* Mme Le Guen, 68 ans, racontait qu’« on l’avait toujours renvoyée à ses douleurs fantômes » ; mais au sein de son groupe, sa voix tremblée s’était imposée comme une donnée objective, validée par les pairs.
* Un adolescent asthmatique, méprisé jadis par son médecin scolaire, retrouvait une dignité en devenant « l’expert respiratoire » de son collectif.
Le diagnostic n’était plus une sentence tombée d’en haut, mais un savoir partagé, auquel chacun avait contribué. Cette reconnaissance nouvelle, plus encore que la réduction du temps d’attente, engendra une fidélité passionnée au dispositif.
Cette ferveur, visible dans les salles communes comme sur les réseaux sociaux, marqua un tournant : les patients cessaient peu à peu d’être des usagers passifs pour devenir des acteurs visibles de la santé publique.
Réactions et bascule
Le corps médical accueillit d’abord la mesure avec ironie, dénonçant une dégradation irréversible de la pratique clinique.
Dans tribunes et rapports syndicaux, les praticiens soulignèrent que l’éviction du médecin constituait une perte pour la santé des patients et pour l’avenir de « l’homme sain » - ce modèle de citoyen fondé sur un savoir médical universitaire.
Certains allèrent jusqu’à comparer l’expérience à une régression médiévale, où la communauté recourait à des recettes hasardeuses et des interprétations des humeurs corporelles.
Mais peu à peu, l’opinion bascula.
Des plateaux télé aux réseaux sociaux, le contraste entre la morgue médicale et l’enthousiasme des patients fit mouche. On vit défiler des talk-shows où d’anciens cancéreux racontaient qu’ils avaient trouvé plus d’écoute en quarante-cinq minutes de GEMA qu’en dix ans de consultations spécialisées.
Des hashtags comme #PlusJamaisSeul et #JeSuisMonPropreDocteur firent florès, relayés par des influenceurs de santé alternative. Les premières “Marches des Patients-Experts” rassemblèrent des foules inattendues devant les CHU, brandissant des pancartes : « Nos corps, nos savoirs » ou « Le diagnostic est un droit civique ».
L’opinion publique se retournait : le prestige social des médecins s’effritait à mesure que les patients découvraient la douceur de s’autodiagnostiquer entre pairs.
Mais cet équilibre fragile ne dura pas. Ce qui n’était encore qu’une expérience locale allait se transformer en norme sous la pression des catastrophes.
Extrait du rapport d’expédition Chronos-2847 — Témoignage rapporté
Le narrateur retranscrit fidèlement le témoignage d’un ancien médecin, malade depuis de longues années, ayant participé aux GEMA et ayant survécu à la transformation sociale de 2022 :
« Depuis presque dix ans, je vivais dans l’ombre de la médecine. J’étais malade, et aucun diagnostic, aucun examen, aucune expertise ne parvenait à identifier ce qui me rongeait. Les collègues m’avaient écarté, les patients m’ignoraient, et moi, ancien praticien, je n’étais plus qu’un patient sans nom, sans traitement, sans espoir.
Quand le programme GEMA arriva, je m’y inscrivis presque par hasard, curieux de voir comment un groupe de patients pourrait se débrouiller seul. Je ne m’attendais à rien, et je n’avais plus de fierté à perdre.
Mais ce que je vécus dépassa toute attente. Dans la discussion collective, dans la confrontation des symptômes et des recherches, les membres du GEMA parvinrent enfin à identifier ma maladie. Les connaissances, l’attention et la logique du groupe révélèrent ce que moi-même, malgré des décennies d’expérience, je n’avais jamais pu comprendre. Pour la première fois depuis des années, j’eus un nom pour ce qui m’affligeait, et un plan pour agir.
Ce fut une révélation bouleversante : je découvris la valeur de la médecine collective, la puissance d’un savoir partagé. Ma voix, désormais reconnue, participait à l’équilibre du groupe, et je me sentais utile à nouveau, non pas comme médecin de profession, mais comme patient-expert contribuant au diagnostic de tous. Je compris alors que nous formions une ruche fragile, vibrante de savoirs humains et d’erreurs, où chaque voix comptait pour que la structure tienne.
Puis vinrent les dispositifs IA. Leur précision surpassait la nôtre. Les patients s’inclinèrent devant la machine, fascinés, aveuglés par sa rigueur. La ruche que nous avions bâtie, pleine de chaleur et d’hésitations, se transforma en une ruche mécanique, froide et parfaite. Ce que nous avions bâti de main, de doute et de patience devint un réseau rigide et impitoyable. Pour moi, cette perfection signifiait la fin de ce que j’avais retrouvé : le lien humain, le geste réfléchi, l’intuition que seule l’expérience incertaine permet. Je me retirai, emportant carnets, instruments et souvenirs de cette première victoire collective.
Aujourd’hui, le monde s’est éloigné de moi. Les hôpitaux ont fermé leurs portes aux mains humaines. Les diagnostics sont devenus des verdicts statistiques. Le GEMA m’a sauvé, oui — mais il m’a aussi condamné à comprendre trop tard ce que nous avions perdu : le doute, la lenteur, la main. »
Ce témoignage, retrouvé parmi les archives du premier cycle GEMA, est considéré comme le dernier écrit connu d’un praticien non fusionné.
Crises sanitaires et généralisation
La bascule fut précipitée par une succession de crises sanitaires mondiales : pénurie de personnel hospitalier, flambée de dépenses publiques, puis pandémie récurrente en 2022.
Dans l’urgence, l’État décréta la généralisation du protocole GEMA, avant d’introduire une seconde phase : les actes médicaux furent confiés à des dispositifs mécaniques de dernière génération, opérés par des intelligences artificielles couplées aux bases de données de recherche.
Les rapports ministériels documentaient que les IA dépassaient les humains de 18 à 23 % en exactitude diagnostique, avec des taux de guérison inédits.
Mais surtout, les GEMA avaient changé intérieurement : beaucoup se sentaient désormais moins « patients » que « cogestionnaires de leur propre santé ». Certains refusaient d’admettre un échec thérapeutique, comme si la maladie devait être surmontée par l’effort collectif, la confiance dans le protocole et l’harmonie du groupe.
En moins de trois ans, les pratiques s’étaient inversées : ce qui relevait autrefois de l’exception devint la règle, et l’ancienne figure du médecin glissa dans les livres d’histoire.
À l’aube de 2025 — émergence des résistants
Les hôpitaux pilotes avaient transformé le paysage médical et social. Médecins et infirmiers avaient disparu, les écoles de médecine avaient fermé, et la gestion des soins reposait entièrement sur les IA et les GEMA.
Pour les plus enthousiastes, cette évolution signifiait la fin de la solitude humaine : nul n’était plus jamais isolé dans la douleur, chaque symptôme était partagé, interprété, intégré dans une conscience commune.
Pour d’autres, au contraire, c’était une dépossession de l’intimité la plus profonde, une dissolution de l’individu dans la masse.
Ainsi naquirent les **résistants**. Issus d’anciens praticiens, de patients sceptiques et d’idéologues farouchement attachés à la liberté individuelle, ils formèrent une société souterraine de marginaux.
Leur combat n’était pas seulement technique : il était existentiel. Là où les GEMA voyaient dans le groupe la promesse d’une guérison universelle, eux voyaient un effacement, une perte de mémoire.
Ils conservaient, parfois au prix de leur vie, des archives manuscrites de pathologies, des instruments médicaux désuets, et enseignaient à leurs enfants les gestes que plus personne ne pratiquait.
Mais leurs rangs n’étaient pas homogènes :
* certains rêvaient de restaurer la médecine universitaire,
* d’autres d’inventer une nouvelle science libérée des algorithmes,
* certains prônaient la violence ouverte contre les ruches,
* d’autres la patience clandestine.
Leur obsession commune n’était pas tant de soigner que de se souvenir : transmettre l’idée qu’un homme, autrefois, pouvait tenir seul un stéthoscope et comprendre le battement du cœur d’un autre.
Leur refus de se dissoudre dans la masse les condamna bientôt à l’isolement. Face à l’adhésion croissante aux ruches, leur survie passa par la fuite.
Retrait sous terre
Progressivement, face à l’extension inexorable des ruches humaines et à la disparition des fonctions biologiques et sociales individuelles, les résistants furent contraints de se retirer sous terre.
Ils occupèrent d’anciennes installations industrielles et des tunnels oubliés, transformant ces espaces en centres d’entraînement, d’expérimentation et de survie.
Leur physiologie, façonnée par la vie en conditions hostiles et le stress constant de la clandestinité, commença à diverger de celle des humains-abeilles.
Cette mise à l’écart volontaire permit à leur culture, leur mémoire et leur savoir-faire de se perpétuer, tout en les isolant progressivement de la surface désormais dominée par la perfection collective des ruches.
Extrait du rapport d’expédition temporelle — Mission Chronos-2847
Lorsque notre expédition scientifique atteignit ce futur lointain, le spectacle dépassa toute imagination.
À la surface évoluaient les descendants des humains-abeilles, que nous nommâmes Éloïs. Peau lumineuse, coordination parfaite, gestes et pensées entièrement synchronisés : ils ne dormaient plus, ne mangeaient plus, ne connaissaient plus le travail.
Sous terre, dans les ruines des anciennes cités médicales, vivaient les descendants des résistants, que nous nommâmes Morlocks. Leur physiologie avait été façonnée par des siècles de lutte : sens aiguisés, membres puissants, adaptés à l’obscurité et aux conditions extrêmes.
Ils conservaient jalousement les derniers instruments médicaux, les dernières archives de l’art de guérir individuel - mais bien peu savaient encore les utiliser.
Ainsi l’expérience GEMA, conçue pour optimiser l’humanité, avait-elle produit sa division définitive :
*D’un côté, la perfection collective mais dépendante.
*De l’autre, la résilience solitaire mais brutale.
Deux faces d’une même médaille : l’éternelle tension entre l’harmonie du groupe et la liberté de l’individu.
Notre rapport conclut que l’humanité n’avait pas évolué vers un futur unifié. Elle avait simplement donné corps à une fracture ancienne, en la poussant à son terme logique : ceux qui veulent se fondre, et ceux qui refusent de disparaître.
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= commentaires =
Le style si singulier de Lindsay S avec sa mise en forme singulière et phrases courtes qui frappent dans le bide est éclipsé dans ce texte pour une approche plus conventionnelle mais ça fait mouche quand même.
J'aime bien l'histoire qui s'inspire parfaitement de "la machine à explorer le temps" de H.G.Wells par contre je me pose certaines questions :
Est-ce que les GEMA qui démarrent en 2017 ont réellement existé et existent toujours ?
Comment avant l'arrivée des IA, les patients peuvent-ils faire des diagnostiques alors qu'il faut 7 ans ou plus d'études en médecine pour y parvenir et parfois même avec de gros ratages ?
Comment les GEMA remplacent-ils les chirurgiens qui au delà du diagnostique doivent faire preuve d'une dextérité manuelle singulière acquise en une dizaine d'années d'études et de pratique ? Peut-être en utilisant des robots opératoire guidés par l'IA mais avant l'arrivée de l'IA comment font-ils ?
J'ai relu hg wells et j'ai écouté un audiobook,du coup j'avais du mal à écrire un hommage sans copier un peu son style.
Quand je lis mon texte, je me trouve assez proche de ce que j'ai lu/entendu. Éloigné de mon style habituel mais ça "chantait" bien dans ma tête.
Gema est un acronyme-blague de mon adolescence.
Ça veut dire "google est mon ami"
C'était une façon de dire à qqun "démerde toi"
Donc non, les gema décrits ici ne doivent pas exister.
Pour le fond, je n'ai pas réfléchi en le datant (mea-culpa).
Imaginons un monde parallèle avec 50 ans d'avance ?
Pour ce que j'ai lu sur l'IA, aujourd'hui ses résultats sont meilleurs que ceux des médecins seuls et même que ceux du couple médecins/ia.
Et il existe des robots avec ia intégré capables de procéder à des chirurgies pointues de façon précise et sûre. Parfois plus qu'une main humaine.
Très bon texte ça, il en faudrait plus des comme ça et moins d'écrits sur le caca ou la violence gratuite. Y'a la base pour en faire un roman.
Merci @sinté
L'idée originale est du forfait il me semble
Mais je te l'offre de bon cœur si tu veux en faire un roman ☺️
Gorafi*
Pas forfait
Merci le correcteur automatique