LA ZONE -

Les marcheurs

Le 11/03/2004
par nihil
[illustration] Sous le poids atroce d’une illusoire culpabilité j’avance, l’échine courbée, et la foule anonyme s’écarte de mon passage.
Ils savent qui je suis et refluent comme les vagues d’un océan sans fin contre des grèves asséchées. Mes poings se ferment mécaniquement - s’ouvrent. L’asphalte devant mes yeux prend des teintes organiques et s’orne d’articulations ruinées tandis que les chiens marqués aboient dans le lointain. Les chairs décomposées de la ville accouchent de mines antipersonnel qui se jettent sous mes pas, mais je les repousse d’un geste. Mon regard se heurte à la bande blanche discontinue à l’infini.

Des appels à l’aide comme des sirènes d’alarme se font entendre de partout à la fois mais mon sillage ne dévie pas. Il ne déviera plus, mon organisme s’y est engagé. Dans les bras d’une malsaine sérénité j’avance, insensible, porté par la grâce du fléau qui m’accable. En moi se créent des poches de liquide, des vaisseaux se dédoublent et se solidarisent à des masses de cartilage en formation. Des tendons se forment à partir d’articulations bizarres, jettent des ponts vers des membranes inconnues. Ma colonne vertébrale se ramifie et contamine mon thorax et mon abdomen d’absurdes branches osseuses. Un câblage nerveux s’insère peu à peu dans des replis anormaux, connectant entre eux des organes inconnus. Je ne sais pas ce qui naît en moi.

La contamination s’opère lors des contacts accidentels ou non entre deux individus. Le premier stade de la maladie est rarement décelé, puisqu’il n’occasionne que de symptômes de faible ampleur, asthénie générale, perte de l’appétit. L’incubation peut se faire en deux semaines, mais peut durer plusieurs années. Le porteur contamine son entourage sans être conscient de la pathologie.

La trouble candeur des regards portés sur moi glisse sur moi comme l’eau sur du verre, car je suis le seul à être à même de me fasciner. Je les vois, ces visages identiques tournés vers moi. Ils ne m’empêcheront pas. Mon cœur s’emballe et mon souffle se raccourcit d’une peur sublime, je m’enfonce comme un animal dans la panique des incendies, je prends plaisir à m’asservir. Je n’aspire à rien d’autre qu’à être oublié de tous. Je ne veux même pas avoir un jour existé.

Dans la chaleur étouffante des viscères des victimes j’ai plongé mes mains sans pouvoir faire reculer le mal. Il n’y aura plus de réconfort désormais. Toute la peine obscure d’un monde en chute libre s’est abattue sur moi, toute la charge insensée du chemin vers la rédemption. Sous les cris brisés des muses torturées je me suis redressé. J’ai lancé mon appel vers les cieux où des charniers d’âmes torpides m’ont accordé la bénédiction de l’agonie. Leurs flots inverses de corps entremêlés se sont répandus, comme une poche de sang qui éclate. Ils ont empli le ciel de convulsions.

Le deuxième stade est inauguré par la désorganisation des organes internes. Leur conformation se modifie insensiblement, occasionnant des symptômes variés, très différents d’un cas à l’autre, provoquant fréquemment des diagnostics erronés. Ce stade s’accompagne toutefois presque toujours d’une forme de confusion mentale, d’une aphasie et d’un repli sur soi.

Je ne dors jamais, les besoins décuplés de mon organisme multiple sont comblés par la voix doucereuse des déités du béton qui me poussent de l’avant. Mon chemin de croix a été déserté et j’avance désormais seul. Il n’y a rien à comprendre. Ma charge m’accable et je me traîne à genoux sous d’insupportables symphonies de hurlements désarticulés. Je ne vivrai plus longtemps, je vais tomber comme les milliers de Marcheurs à mes cotés. Les entrailles de ceux qui croisent ma route de douleur ne m’apprennent rien. Toute tentative d’interprétation est vouée à l’échec. Mais l’ignorance est peut-être la plus belle des récompenses pour tous mes efforts.

J’ai laissé derrière moi tant de victimes, j’ai en tête tant de supplications et de malédictions que je me sens comme la mémoire d’un peuple à son crépuscule. Je suis l’historien d’une époque mourante, le chef de file des masses de lemmings malades à quelques pas de la falaise. Plus aucune rage ne m’habite et mon calvaire n’est plus marqué que de lassitude et d’automatisme. Je sens que je m’effondre alors même que je continue de marcher. Ma peau part par lambeaux. Des appels au massacre s’élèvent mais n’ont plus de prise sur moi. Je suis fatigué, je suis si fatigué.

Le troisième et dernier stade de la pathologie est le développement à proprement parler de l’organisme parasitaire formé à partir des tissus-mêmes de l’hôte. La symbiose organique s’effectue d’autant plus naturellement que l’auto-parasite est généré progressivement à partir des systèmes fonctionnels du patient. Les symptômes mentaux de cet état terminal sont une extrême confusion, des troubles obsessionnels et des hallucinations morbides. Les patients se sentent irrésistiblement attirés par une force inconnue et, parfois contre leur volonté-même, prennent la route. Les symptômes physiques sont une intense asthénie et une perte du sommeil.

Des organes étrangers se développent à l’intérieur de moi. C’est la vérité. Je le sens là, tout près, il croit sans contrôle entre mes viscères.
Je suis le dernier des Légions. Tous se sont à présent éteints à mes cotés, les uns après les autres. Je les ai vus ralentir peu à peu, le regard porté aux cieux contaminés, les yeux plein de gratitude. Je les ai vus ramper jusqu’à ce que la peau de leur ventre cède, leurs muscles abdominaux, et que leurs intestins modifiés tombent au sol. Jusqu’à ce que la dernière de leurs forces soit absorbée. Alors ils s’immobilisent. Je me laisse emporter par des déferlantes de béatitude désespérée, je sombre dans les abîmes d’une souffrance magnifique. J’ai adressé mes prières au Néant, l’ai supplié de me digérer enfin et de m’accorder l’oubli et le repos, et malgré mes suppliques je me suis redressé contre ma volonté pour poursuivre ma route vers la rédemption. Mon devoir est de marcher, c’est ma seule et unique raison de vivre, je n’aurai pu exister que par cette seule motivation, et les voix multiples des anges décomposés qui s’agglomèrent à la place des nuages apportent l’énergie du désespoir à mes derniers mouvements.

L’organisme parasitaire prend alors pleinement le contrôle de l’esprit du patient, qui ressent un besoin irrépressible de se lancer sur les routes vers un objectif inconnu à ce jour. C’est ce que nous nommons empiriquement le syndrome du Marcheur. L’auto-parasite mime l’assouvissement de tous les besoins corporels des malades, ceux-ci marchent continuellement sans plus dormir ni se sustenter, jusqu’à ce que leurs forces s’épuisent. Il semble que les Marcheurs cherchent à atteindre un point géographique précis, dont nous ne savons rien, pour mourir. Ce « Cimetière des Eléphants » supposé n’a pas encore pu être répertorié. Il est possible que le but ultime de la Marche ne soit que la déambulation pour la déambulation, bien que le trajet de cette avancée reste fixe et que tous les Marcheurs le rejoignent à un moment ou un autre de leur périple inconscient.

Ma schizophrénie organique est devenue une symbiose des torpeurs. Mon anormale survie à fait de moi le Messie d’une civilisation déjà morte. Le jour s’éteint au bout de la route mais je ne le vois plus, prisonnier de la sainte extase du combat permanent. Mes articulations persistent à se mouvoir malgré mes chairs déchirées. J’avancerai jusqu’à me confondre avec l’abîme qui renaît au bout de la route. Communier avec ma fin. Me laisser couler entre les bras du Néant.

Je sais que d’autres sont allés plus loin sur la route. Aucun d’eux n’est revenu. Je voudrais pouvoir être comme eux. Mais aucune fin ne me sera pas accordée et la torture permanente d’un cheminement éternel s’exhibe à mes yeux épuisés. J’ai honte et j’ai mal, mais plus rien d’autre ne compte que d’avancer, coûte que coûte, contre vents et marées. On m’a donné l’artificielle malédiction de la vie éternelle.

L’expérience que nous avons eu l’occasion de mettre en place avait pour objectif de déterminer l’objectif ultime de la Marche. Nous voulions vérifier l’existence d’un point terminal de l’exode des malades, l’hypothétique « Cimetière des Eléphants ». Pour cela nous avons sélectionné un Marcheur et l’avons fait suivre par une antenne médicale. Nous lui avons administré quotidiennement une injection intraveineuse d’eau glucosée pour subvenir à ses dépenses énergétiques. Tous les deux jours le patient était également endormi par le biais d’un hypnotique puissant administré par voie intramusculaire. Nous espérions ainsi prolonger au maximum la durée de vie du patient, tout en suivant son parcours. Toutefois les résultats obtenus ne sont pas concluants et n’ont permis aucune interprétation définitive. Nous espérons pouvoir rééditer au plus cette expérience.

Il n’y a pas de destin, il n’y a que du hasard. Toute autre vérité est illusoire. Rien n’existe, je ne suis qu’une étincelle de vie aléatoire, sublime exaltation corporelle qui m’emprisonne. Je ne me dirige nulle part. Une tristesse millénaire s’est finalement emparée de moi. Accablé, je me suis arrêté au bord de la route désertée, retenant de mon mieux mon organisme qui se portait de l’avant, et me suis laissé mourir.

Luttant contre moi-même, je m’éventre cérémonieusement, forçant mes mains à poursuivre le cours de mon auto-exorcisme. J’essaie de pousser le plus loin possible le saccage du sanctuaire sacré de mon corps avant d’être forcé au renoncement absurde des pèlerins. Je n’écoute pas les suppliques scandées par l’autre et me dépouille de mes fonctions vitales les unes après les autres, sourire aux lèvres. Mes mains, mes ennemies, sont les fers de lance d’une bataille menée par moi contre moi-même. J’ignore les vagues d’amour torpide qui m’inondent. La rédemption est un leurre. C’est fini.

Merci.

= commentaires =

Dourak Smerdiakov

site yt
Pute : 0
ma non troppo
    le 11/03/2004 à 22:00:42
Mais alors, pourquoi parler de "sublime exaltation", puis pourquoi s'affliger ? Il faut assumer son nihilisme jusqu'au bout.

"Ma schizophrénie organique est devenue une symbiose des torpeurs." Euh... erreur système, redémarrez votre cortex.
Kirunaa

Pute : 1
    le 12/03/2004 à 13:15:42
Moi j'aime bien le moment ou le loup mange la grand-mère, meme si c'est une histoire antédiluvienne pleine de bonne morale ostentatoire.
Lapinchien

tw
Pute : 4
à mort
    le 12/03/2004 à 15:00:32
Superbe, c'est un peu comme du Vicks: çà dégage les bronches du cerveau et çà donne plein d'inspiration (c'est l'essentiel apres tout) Les zonards en fin de compte ne sont que des marcheurs. Ils ecrivent de l'avant sans trop savoir pourquoi, ils se dirigent vers le cimetière hypothétique des éléphants se nourrissant chacun des organes des autres apres avoir choppé le syndrome des noircisseurs de pages blanches qui va inexorrablement les consummer.
nihil

Pute : 1
void
void    le 13/03/2004 à 02:15:27
Ouais et c'est un peu comme le maillon faible, le dernier encore debout à gagné. Jvais te niquer LC, je serai le dernier à écrire pour la Zone, même si ça doit prendre quinze ans bordel !
Aka

Pute : 2
    le 16/03/2004 à 18:37:24
Je tenais à dire que nihil a fait le résumé de cet article sur la critique orale que je lui avais faite. N'ayant pas le courage de recopier ce qu'il y a marqué, je vais donc me contenter de dire que je n'ai plus rien à dire.
Arkanya

Pute : 0
    le 23/03/2004 à 00:14:51
C'est bizarre, en fait ça m'a surtout fait penser à Forrest Gump, allez savoir pourquoi...

Quand même, il est bon de noter un nouveau mot fétiche, "torpide", qui revient ici en seconde occurence. Ah il est fort ce nihil, c'est quand on croit tout connaître de lui que subrepticement il opère un quart de tour et nous enfonce un torpide dans le derrière...
nihil

Pute : 1
void
void    le 23/03/2004 à 01:19:07
Waou c'est donc vraiment un texte marquant, quoi, incroyable
Emmanuel Macron
    le 28/06/2016 à 10:35:48
En Marche, les copains !

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