LA ZONE -

Dual edit 3 : crains et révère

Le 13/03/2008
par Glaüx-le-Chouette
[illustration] "Le plagiat est nécessaire. Le progrès l'implique. Il serre de près la phrase d'un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par une idée juste." (Comte de Lautréamont, Poésies II)

Dual edit : le principe
Dual edit 1 : le chien de Dieu
Dual edit 2 : la voix de ceux
« Crains et révère. »

Ce sont les mots que tonne ma voix lorsque je les étrangle. Ma voix grave et posée, ma voix bien maîtrisée, détachée de l’effort qui me gonfle les veines, séparée de mon corps par une étoupe dense, bien plus épaisse encore qu’un rideau de théâtre ; ma voix de pourpre.

Cette nuit est semblable à toutes mes autres nuits. Une longue suite d’heures blanches à les attendre, eux, tous, les habitués, attendre ceux qui viennent à moi pour m’adorer, parce que je vaux mieux qu’eux, parce que mon corps ne supplie pas, parce que mes yeux sont cerclés d’une santé méprisante, parce que surtout mes mains leur offrent enfin de quoi me rejoindre et se redresser hors des bauges et de l’étang de leur vie misérable, se tenir enfin droits sur les sommets ventés : des poudres grises, blanches ou scintillantes.
Mes femmes viennent aussi quémander, pour se donner la force, l’élan, le souffle d’aller travailler, travailler pour se donner les moyens de revenir, plusieurs heures de souffrance plus avant dans la nuit, mendier à nouveau les grammes propres et secs de leur soulagement, l’allégement et la douceur qui puissent les laisser dormir et oublier.
Leurs hommes et d’autres hommes viennent parfois avec elles, et d’autres femmes, des inconnus ; mais plus avilis, plus veules et la poitrine plus crispée, fermée comme un poing. Ceux-là n’ont pas besoin de moi. Je les revois bien peu souvent. Ils vivent seuls et m’utilisent comme un instrument ou un passeur nécessaire à leur plongeon, un jour, une heure. Puis ils s’en vont. Je n’ai rien à leur dire. Et ils n’entendraient rien. Mes mains et ma voix ne leur servent qu’à m’entendre prononcer dizaines et unités d’un ton plat puis à leur tendre des sachets. Je les hais profondément.

Mais elles…

Elles, je leur demande qui est leur seul et tendre maître. Mais je n’attends pas la réponse. Je me noie avec délices dans les questions qui perlent tout à coup au coin de leurs yeux chassieux, je laisse mon âme divaguer sur la houle de leur souffrance, aux creux des circonvolutions de leur cerveau malade. Pendant ce temps, lorsque l’inspiration me prend, je commande à mon corps, à mon corps qui m’écoute, d’appliquer mes mains propres sur leur gorge, fortes et paternelles, et mon corps m’obéit. Je contemple du dedans leurs alarmes pathétiques, muettes déjà sous mes doigts implacables et déjà étouffées par le crack au dedans de leur âme. Je suis en elle, je suis sur elles, je les manie et les éteins comme l’outil qu’on aime, et qui a bien servi, comme un outil humain. Je les souffle telles une bougie, par ces mots : « crains et révère ».

Je n’ai jamais pu les haïr. Leurs pauvres corps souffrants, leurs corps pleins de questions et de suppliques. Leurs yeux creux, leurs cernes plus profonds que les bleus de leurs épaules, leurs pommettes et leurs genoux frères de souffrance. Leurs dents jaunes et mal agencées d’où sort, jusqu’au dernier, un souffle irrégulier, puant, trop puant, trop pour laisser une voix forte s’exprimer. Même leur cou, le pauvre faisceau de tendons et cartilages qui les fait vivre, leur cou m’inspire la pitié.
Je les méprise ; mais j’ai pour elle l’immense compassion de la bête de proie. Ces chiennes, ces dobermans humains, faméliques, sales de la bave du manque et de celle des amants d’un quart d’heure, je les aime profondément.
Mes cobayes, mes otages, mes chiennes.

Et je leur demande qui est leur seul et tendre Maître…

C’est à cela que je songe ce soir, ainsi que chaque soir, en parcourant mon territoire, dans les rues désertées par la lune, perclues de bourdonnements nasillards de néons usés et des feulements du vent tiède dans les enseignes mortes et les volets chancelants. C’est à elles que je pense. Mes femmes, mes chiennes, mes proies, mes putes shootées au crack.
Mais ce soir est un soir d’abandon. Trois cierges brûlés à la Souffrance, dans les ruelles du quartier chinois, trois gorges écrasées, trois fois ma voix profonde et noble, stable et sans faille ; en vain. Et je poursuis ma quête.
Car elles sont mortes closes. Je n’ai pas pu les posséder. Morte en tremblant, la première, tétanisée par la peur. Ses yeux ressemblaient plus à des vitres ouvrant sur une tornade. Tout volait et se lançait d’un côté à l’autre de ses yeux, des éclats de terreur métallique, des balles denses de noirs espoirs, des lambeaux de tentures délavées, peintes des fresques absurdes de son amour de la vie. Je n’ai pas pu entrer en elle. Morte en luttant, la seconde, ses mains écartelées par une roue invisible, frappant sur ma poitrine comme un tambour de deuil, heurtant le mur où je la plaquais à grands coups de son dos, comme si elle avait voulu fuir vers derrière elle, fuir au travers du béton. Jamais outil n’avait été plus rétif. La troisième était loin, déjà, lorsque je l’ai soufflée. Elle avait fui dans sa pipe de verre, j’aurais vu davantage de son âme au fond de la bulle enfumée que dans les globes vitreux de ses yeux.
Elles sont mortes en m’échappant. Moi qui suis l’homme à la voix qu’on écoute, à la main que l’on suit du regard, celui qui domine et son corps et ceux des autres, elles m’ont échappé, les chiennes. Et ma gorge qui me brûle d’avoir éructé mon dépit au froid des ruelles humides, d’avoir jeté toute ma voix à leur visage. En vain. Ma voix altérée d’avoir voulu sans avoir pu, ma voix blessée.
Alors j’ai bu.

Et voici que mon corps se disloque et rejette mon vouloir comme un esclave rebelle. Ma voix qui fourche et tremble lorsque je parle aux murs et aux grilles des égouts. Voici que j’ai trop bu. Une ruelle s’ouvre au hasard de mes pas. J’ai l’intuition subtile qu’elle est un raccourci. J’ai oublié vers où. J’y pénètre et l’obscurité me prend sous son aile, peuplée de vents et de colères de boîtes de conserve et de volets. Tout se mêle et me pousse ici et là, m’écrasant au bas des caniveaux, faisant des caniveaux des falaises frappées par la tempête, de mon corps un esquif et du monde une vague multiple et imprévisible. Je perds pied, je m’écroule, quelque part, geignant, au sol. Puis je m’enfonce dans l’inconscience.

Et je leur demandais qui pouvait être leur Maître…

= commentaires =

Anglerond

Pute : 0
    le 15/03/2008 à 01:31:19
trois de ratées, dix de retrouvées...faut pas déprimer à ce point ! allez, reprends du gâteau !

il est épais comme une crème ce texte. bien agréable à lire.on s'en met plein les doigts. pas trop glauque, mais morbide - se complaire dans la souffrance - un reste de vulgarité qui traîne decidelà et qui devrait pas, le sens mérite mieux, et pour l'histoire...le coup du monstre qui s'en rate trois, c'est à mourir de Rxxxxxx ! bravo l'anti héros !

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