Le tien, je sais pas, mais le mien me gonfle t'imagines même pas à quel point. Faut quand même avoir un sérieux problème pour réveiller tout le quartier le dimanche, à l'aube, à coups de tronçonneuse alors qu'on habite en plein cité HLM. Je rappelle aux riches et aux bouseux qu'il n'y a pas d'arbre, ou si peu, dans nos belles cités HLM de France, et encore moins dans les cages à lapin que l'on ose encore appeler appartements. Personnellement, j'ai cherché partout et je n'ai pas trouvé le moindre arbrisseau. Y a bien trois quatre pieds de beuh de taille conséquente qui traînent dans mon « salon » - notez le discret sous-entendu des guillemets - mais tu les tailles pas à la mâchette, non? Encore moins à la tronçonneuse! C'est d'un snob.
Toujours est-il que tous les dimanches, entre six et sept, ce putain d'arboriculteur de mes couilles élague joyeusement son doux foyer. Minutieusement et de fond en comble. Oui, évidemment, il occupe l'appart' juste au-dessus. Je préférais quand c'était l'étudiante à talons. C'est dire. Mais bon, vu que je suis dessous, je n'ai pas besoin d'un sonar, d'un radar ou de Dieu sait quel truc bizarre à la Octobre Rouge pour suivre dans le détail la progression de son bricolage de la semaine. Le mot est mal choisi? Pas du tout. Il bricole à sa manière. J'aimerais mieux l'entendre collectionner des timbres ou construire des Sacrés-Coeurs en allumettes, mais faut croire que j'ai pas d'bol et c'est marre.
Un jour, la vérité m'a frappé comme une révélation: ce type est un serial killer. C'était tellement évident que je me suis traité de Douste-Blasiste de n'y avoir pensé plus tôt. Je le voyais vêtu d'une blouse sanguinolente de boucher, le visage masqué d'une cagoule en peau humaine, dépeçant des dizaines de cadavres dans son vingt-deux mètres carrés. Je l'imaginais s'imergeant nu dans un jacuzzi rempli de sang et de membres amputés, communiant avec la mort ou je ne sais quelle connerie mystique à la mords-moi-le-noeud-mais-pas-trop-fort-sinon-j'débande, tout ce fatras de clichés que je dois sans doute à une fréquentation assidue du vidéo-club, section nanards. Quand j'ai compris ça, j'ai arrêté mon délire aussi sec. Réfléchis, que j'me suis dis, réfléchis un peu, bordel!
Je surveille pas ses allées et venues. Je suis pas concierge et encore moins dans l'âme, mais je n'l'ai jamais croisé avec un macchab' sur le dos, une tête dans un sac Carrefour ou un énorme sac-à-dos du fond duquel s'écoulerait une jolie petite rigole rouge. Alors bon, même si je le guettais derrière mon judas, même si je notais systématiquement les heures où il se casse et pis revient, je suis persuadé que j'verrais rien. Comment il f'rait, d'abord, pour faire rentrer autant de cadavres dans un espace aussi réduit? C'est pas possible, moi j'te l'dis.
En plus, faut arrêter de déconner. Ce type est connard, certes, mais pas plus que toi et moi (enfin, si, le dimanche, ne perdons pas le fil). Ce que je veux dire, nom d'une limace, c'est qu'il a l'air plutôt normal, ouvert, affable, le genre de mecs super bien élevés qui font triquer les belles-mères et grincer les dents de beau-papa. C'est l'un des rares blaireaux de l'immeuble qui me tient la porte, si on se croise à l'entrée, ou même tout simplement qui me dit bonjour sans avoir l'air sans arrêt de trouiller à l'idée de choper une maladie rien qu'en m'causant. Je sais que j'paie pas d'mine mais, vu mon âge, je m'dis que j'tiens quand même la forme. C'est comme ça. Qu'est-ce tu veux qu'j'te dise? Les jeunes ont peur des vieux parce qu'on leur montre ce qui les attend. Mais lui, tu vois, apparemment, il s'en fout. Il a même un vélo. J'aime bien les gens qui ont un vélo. Ca me rappelle Tati. Le mime qu'a fait des films, pas les Galeries Lafayette du pauvre.
Alors j'ai décidé de lui laisser une chance. Dimanche prochain, je monte le voir dès qu'il aura allumé son engin. Je peux supporter un peu d'boucan, je m'y suis même habitué, à force, mais là, ça dépasse tout. On peut supposer que c'est comme ça qu'il attire ses victimes et que, si j'vais râler, j'vais y passer, mais putain, REFLECHIS, j'en aurais entendu parler si d'autres connards de voisins avaient subitement disparu de la surface de l'immeuble. J'les entends aussi, ces veaux. Pas d'problème, ils sont toujours là.
Et dimanche, c'est demain. Alors je me couche et je mets du temps à m'endormir. J'ai un peu les chocottes, tu comprends? Je repense à certains vieux Fulci, l'image d'Anthony Hopkins me vient à l'esprit, aussitôt remplacée par celle de Leather Face. Je m'endors enfin et rêve de viscères en pâte à modeler.
Vrrrrrrrrrrrrr...
Et merde.
Je regarde le réveil, un vieux comme moi, avec des aiguilles qui font du bruit et une paire de cloches qui font mal aux tympans quand l'alarme se met à hurler. Moi j'm'en fous. J'suis à moitié sourdingue et , de toute façon, j'me réveille quand je veux. Ben oui, j'suis à la retraite et je vous emmerde. En tout cas, il est six heures dix et ça fait chier.
Je m'habille. C'est marrant comme j'ai plus du tout la trouille. J'suis énervé, j'ai mal dormi, j'aurai sa peau. Je me relève laborieusement après avoir noué mes lacets et considère un instant la possibilité hautement envisageable que mon voisin du dessus soit bel et bien un tueur en série. J'arrive presque à me convaincre de me munir d'un couteau de cuisine, un long et effilé, genre la version maousse de l'Opinel.
« Vieux con », me dis-je. Je me précipite vers mon Aka 47 et sors de l'appartement.
Pour l'Aka 47, je déconnais.
En tout cas, là-haut, ça découpe, ça dépiaute, ça déchire à tout va. D'accord, y a pas de plaintes, de gémissements, de sanglots brusquement interrompus. Juste un benêt qui fait joujou avec sa tronçonneuse. Foutredieu! Et si c'était un gadget sexuel?
Devant la porte, j'hésite quand même vachement beaucoup. C'est normal, tu m'diras. Avec le bruit de la tronçonneuse, pas sûr qu'il entende la sonnette.
Allez, à Dieu Vat et tutti quanti, je sonne.
La tronçonneuse s'arrête le temps d'un battement de paupières après mon coup de sonnette. Tant mieux. Mais le silence qui s'en suit me plaît moins. Le gars hésite, il réfléchit. Ca veut dire qu'il a quelque chose à se reprocher, il cherche une échappatoire, n'en trouve aucune, panique, rallume sa tronçonneuse, défonce la porte et me découpe en morceaux.
Ah, ben non, tiens. Il entrouvre le battant. Rassuré, je constate qu'il a posé son jouet et qu'il a l'air très sincèrement embarrassé. Après tout, il ne va pas nier l'usage intempestif et répété de moteurs à essence à des heures indues, pas vrai? Non. Je confirme, il ne le nie pas.
« Ah, c'est vous, monsieur. Je suis vraiment désolé pour le bruit.
Oui, heu, c'est un peu trop tonitruant et un peu trop matinal. »
Il sourit. Le con.
« J'en suis bien conscient, je vous assure. Hélas, je ne peux pas faire autrement. »
Je le regarde, interloqué. Parce qu'il m'interloque, là. Il s'en aperçoit manifestement et renforce son sourire, lequel me semblait déjà forcé au départ. Un sourire de faux-jeton qui s'assume pas, si tu veux savoir. Avec un petit quelque chose en plus derrière que je commence à peine à percevoir.
« Ca vous ferait mal de m'expliquer pourquoi? Ou vous préférez peut-être en parler avec les flics? Un de ces quatre dimanche, y en aura forcément un pour porter plainte, vous savez? »
J'ai balancé ça de ma voix de vieux con, un peu hautaine, limite plaintive, sans agressivité aucune. Juste la condescendance ordinaire du vieux débris face aux jeunes pousses. Et j'ai fait mouche. Le sourire disparaît et je ne vois plus que la peur.
Ah, ouais. D'accord. En fait, ce type est carrément terrifié. Je sais pas pourquoi et je suis plus très sûr de vouloir le savoir, mais tout dans ce gars-là transpire la terreur.
Oh pis merde. J'suis vieux et j'en ai plus rien à foutre.
« Montrez voir. »
Il déglutit, comme dans les films, tout pareil. Le regard fixe, les pupilles dilatées, vissées aux miennes, il écarte le battant sans bouger pour me livrer passage. C'est très con mais dans les films, on a droit à une ellipse. Là, il est obligé de reculer. Je l'aide un peu. Pas qu'ça à foutre, moi.
Il referme la porte dans mon dos. Mon sang se glace. J'attends le ricanement galvaudé et le coup de hâchoir dans le dos. Au lieu de ça, il allume la lumière. Et c'est là que tu vas pas me croire. Ou alors, t'es complètement siphonné, parce que si tu m'racontais la même chose, moi, j'te croirais pas.
Sur chaque mur, du sol au plafond, sous nos pieds et au-dessus de nos têtes, de filandreuses racines d'un vert clinquant grossissent à vue d'oeil. Au premier regard, je crois voir des serpents, des myriades de serpents de toutes tailles et dimensions, rampant abominablement autour de nous. Puis je remarque les embranchements, les filiations, j'assiste au développement accéléré de putains de racines géantes. Et ce qui est hallucinant, c'est que je ne disjoncte pas, d'un coup, je ne lève pas les bras en hurlant avant de me rouler par terre en vomissant bave et entrailles.
Mon voisin, lui, s'est jeté sur la machine et reprend vaillamment son combat dominical. Putain, mais comment il fait? A sa place, ça fait longtemps qu'on m'aurait enfermé. Voilà que j'me mets à l'admirer.
« CA A COMMENCE IL Y A SEPT SEMAINES, me hurle-t-il.
JE SAIS! »
Il se démène dans tous les sens, s'attaque d'abord aux plus grosses pour faucher ensuite les plus petites. Efficace. Rapide. Organisé. Visiblement pas assez. A quelques mètres à peine, les racines ressemblent déjà à des troncs d'arbre. L'accès au salon me paraît compromis.
« COMMENT C'EST ARRIVE?
JE N'EN SAIS RIEN.
Ah bon?
QUOI?
JE DISAIS : « AH BON? »
BEN OUAIS. UN DIMANCHE, EN RENTRANT DE BOÎTE, VERS SIX HEURES DU MATIN, CA A COMMENCE COMME CA, SANS RAISON. »
Merde, y en a aussi sur la porte. Faudrait pas qu'on reste bloqué! Mes mains pourries s'esquintent sur l'enchevêtrement fourmillant et visqueux qui se répand à vitesse grand V du haut de la chambranle jusqu'au paillasson. Oui, parce qu'il le met dedans, lui. P'tit con.
Je chope le paillasson, l'enroule tant bien que mal et frappe comme un sauvage sur ces putains de racines.
« ET COMMENT CA SE FAIT QUE VOUS AVEZ UNE TRONCONNEUSE? ICI?
JE L'AI HERITEE DE MON PERE. C'ETAIT UN SERIAL KILLER.
...?
MAIS VOUS INQUIETEZ PAS! J'AI TOUT PRIS DU CÔTE DE MA MERE. »
Au point où j'en suis, ça change pas grand-chose. On a tous les deux les jambes prises dans de véritables étaux de... de quoi, d'ailleurs? C'est pas du bois, c'est filandreux et gluant, ça pue, et ça continue de pousser à une allure t'imagines même pas.
« JE CROIS QU'ON EST FOUTU. »
Comme il ne répond pas, je hurle timidement :
« VOUS CROYEZ PAS? »
Il me fait la gueule ou quoi? Je me tourne vers lui. Il a des filaments plein la tronche. Peut plus l'ouvrir, quoi. Si j'avais encore quelque chose à foutre de ma vie, je baliserais sévère, parce que j'en suis sûr, maintenant : lui et moi, c'est comme si on était déjà mort.
Décidément, j'admire la maîtrise de ce garçon. Et quel revirement! La peur l'a définitivement quitté. Pleure pas, elle reviendra, va, j'ai envie d'lui dire. Mais j'ai tout faux. Il pousse le flegme jusqu'à regarder l'heure sur son portable. La tronçonneuse ne fait plus les ravages d'antan et la fin se rapproche inexorablement.
Et ici, mon gars, ben tu m'croiras pas non plus. Je veux dire: si t'as été assez con pour croire tout ce qui précède, logiquement tu devrais prendre pour argent comptant tout ce qui va suivre. Mais c'est trop gros. Moi j'y crois toujours pas. A mon avis, je suis mort et je rêve que je vis, mais j'me suis pincé, ça m'a fait mal donc j'ai des doutes.
C'est très simple : les racines se sont volatilisées.
Le temps d'un clin d'oeil et pshit! Plus rien. Je contemple, hébété, ce plafond vide, plutôt dégueu, mais pas pire que celui de chez moi. Rien sur les murs, pas une trace. J'en crois pas mes mirettes.
« C'est toujours comme ça. Elles s'en vont au bout d'une heure.
Excusez-moi, mais faut qu'j'm'asseye. »
Bon bougre, il me prend par le bras et me guide jusqu'au salon, où il m'installe dans l'unique fauteuil digne de ce nom en ces lieux.
« Je reviens »
Il se lève et revient, effectivement, avec un tabouret, une bouteille et deux verres à whisky.
« Je ferai du café, promis. Mais un petit remontant nous fera pas de mal. Une lichette?
Un doigt d'Haddock suffira, que j'réponds, pointant mon index à la verticale. »
On picole tranquillement. Je me détends. Je me ressers deux ou trois verres. Lui aussi.
« Dites. »
C'est moi qui parle, là.
« Vous savez, j'ai quelques économies et j'me disais... Ca vous dirait que j'me procure une tronçonneuse? »
Et depuis, le dimanche matin, je désherbe entre six et sept.
Ca t'le fait pas, ça, à toi? Un type que tu n'connais ni d'Eve ni d'Adam, avec qui t'as échangé un maximum de trois mots sur près de dix ans, que tu croises sans voir et qui ne te le fait jamais remarquer, un gars - ou une fille, d'ailleurs, faut pas être sexiste - qui occupe dans tes pensées l'importance d'un stylo Bic mâchouillé, d'une nappe à carreaux pourrissant dans un terrain vague, d'un crash aérien en Cochinchine, et dont pourtant tu ne peux t'empêcher de te dire : « J'le sens pas, ce mec, j'le sens pas. » Ce quidam, quels que soient son sexe, âge, apparence... c'est ton voisin.
= ajouter un commentaire =
Les commentaires sont réservés aux utilisateurs connectés.
= commentaires =
"En ce moment..." Allons, n'exagérons rien. Ce texte, je l'ai posté l'été dernier. Pour le reste, bof. J'écris pour m'amuser, hein, alors bon.
je vais me déconnecter 2 ans pour m'amuser, tiens.
Mill c'est Jean-Marie Gouriot, mais avec des joints et des touristes japonais en haut d'un édifice religieux vulgaire.
D'ailleurs, Mill, tu serais pas un pauvre batteur de jazz en survèt qui s'appelle David, que je connais ni d'Eve ni d'Adam et qui m'a tapé 60€ y'a trois jours, qui m'a trainé dans sa bagnole pourrie dans toute la ville pour me faire trouver un endroit où toucher du shit ? Tu me dois du fric, enculé.
Sinon, ce foutu texte. L'auteur dit plus haut qu'il se branle de ce qu'on peut bien penser de ce qu'il écrit et c'est très bien, brave gars. Mais écrire un commentaire c'est bien aussi, ça fait monter l'envie de se branler.
Ben c'est très bon, enfin moi j'adore. La première partie du texte c'est vraiment le bar avec le poivrot qui raconte sa vie minable en rajoutant tout ce qui lui passe par la tête, "Octobre Rouge", "Douste-Blazy", c'est lourd, c'est chiant, on se dit "mais bordel, ta gueule". Viens le "vrrrrrr" et on tombe dans du narratif au second plan, avec plus de descriptions, moins d'apostrophes, c'est pas assez travaillé pour être évident mais moi j'ai lu le texte dans cette optique dès le départ et ça m'adonné un bon feeling. Bref, le quidam bourré que la psychose de sa vie de merde force à suspecter le monde qui l'entoure des pires choses se met à avoir une aventure surréaliste improbable avec son voisin, des racines qui sortent du plafond. Je sais qu'on doit pas citer mais voila, ça m'a fait penser à Tardi, "Les Aventures Extraordinaires d'Adèle Blanc-Sec". C'est un peu le style. C'est apéritif, amusant, éphémère, vite-lu vite oublié mais quand même, c'est vraiment pas un mauvais texte, loin de là.
Les plantes ça m'a ait penser à Joyce et les conquérants de la lumière....
http://idata.over-blog.com/0/34/38/73/disquejayce.jpg
James Joyce ? L'écrivain ? Il faisait partie des conquérants de la Lumière ? Je l'ignorais.
Moi j'ai bien aimé le style, le fait que le mec nous parle casch quoi. Ca me change des derniers textes sanguilonants et pourrit...J'aime vraiment bien, surtout le passage avec les plantes, j'm'y attendais pas du tout.
...j'savais pas qu'Mill avait la main verte...
> j'savais pas qu'Mill avait la main verte
C'est rien ça, c'est juste la gangrène.
sanguilonants ?
...en fait non, pas sanguilonants, à chier et je m'éviterais de balancer le nom des auteurs visés.
sanguilonants ??
...merde nihil, tu m'laches, si j'peux plus être conne, j'vois pas c'que j'fous ici !
En fait elle voulait dire sanguilolant. C'est bien l'esprit.
On s'éclate quoi.