LA ZONE -

Les bestioles

Le 12/08/2010
par Mill
[illustration]
1er jour :
    Aujourd’hui, j’ai trouvé un micro dans mon porte-plume Mont-Blanc, un cadeau de Mademoiselle à l’occasion de ma promotion. Je n’ai jamais su le prénom de Mademoiselle. Je l’appelais toujours ainsi, comme dans un roman anglais contemporain de Dickens. Toujours est-il que ce cadeau, cette attention si particulière, m’engage à penser qu’elle ne voulait pas me voir partir. Pourquoi, sinon, aurait-t-elle dissimulé ce micro ? Pour quelle étrange raison cette jeune femme, que je n’ai jamais regardée autrement que comme un outil de travail, au même titre qu’un fax ou une photocopieuse, souhaiterait-elle m’espionner ?
    J’ai beau me creuser la cervelle, je ne parviens qu’à m’embourber dans un nœud gluant de considérations absurdes. Il est vrai que ce porte-plume en argent ne quitte pas la poche de poitrine de ma veste Armani. Rien de sentimental là-dedans : la fonction d’un tel objet se rapproche de celle d’une montre Cartier subtilement arborée au poignet : ça en jette ! Il s’en suit que toutes mes conversations ont pu être écoutées et enregistrées. Inconcevable. Il y a eu manipulation.
    Je dois passer quelques coups de fil. J’en saurai plus demain.

2e jour :
    Il est arrivé quelque chose d’inexplicable et, je dois le reconnaître, d’assez effrayant. Ce matin, en plus de mes obligations strictement professionnelles, j’avais deux rendez-vous à honorer. L’un avec Mademoiselle, l’autre avec un spécialiste en systèmes d’écoute, une sorte d’expert à la noix de cajou qu’il nous arrive de consulter sur certains projets délicats.
Je ne m’étendrai pas longtemps sur le premier entretien. Mademoiselle s’appelle en réalité Estelle Duchemin et, à la revoir ainsi, dans le cadre d’une entrevue officieuse, j’avoue m’être laissé impressionner par son allure altière et ses jambes de danseuse. Je suppose que je ne l’avais jamais vraiment regardée auparavant. Pour moi, Mlle Duchemin ne constituait jusqu’ici qu’un modèle perfectionné de machine à café assortie d’un dictaphone, et à scruter le fond de ses yeux comme je l’ai fait aujourd’hui, j’ai fini par conclure qu’elle ne savait rien de l’artefact retrouvé hier dans mon porte-plume.
Au cours de notre conversation, je me suis appliqué à détailler ses réactions : gestes nerveux, regards subitement baissés à la mention d’un nom, d’une date, d’un événement ; rougeurs soudaines au niveau des joues, du front et de la gorge. J’en ai déduit, peut-être un peu hâtivement, qu’elle envisageait comme une éventualité agréable l’idée d’un possible accouplement avec ma personne. Quoique flatté, j’entrevois surtout ici l’occasion inespérée de poursuivre mon enquête sur un terrain moins formel. Nous avons pris rendez-vous pour un café.
Le rapport de l’expert en surveillance rapprochée m’a tout d’abord laissé perplexe : l’appareillage électronique analysé par ses services ne semble correspondre à aucune signature connue. Certains éléments mis à l’œuvre se basent visiblement sur les travaux de l’Université de Reading ; d’autres proviennent - peut-être - des chaînes de montage du Mossad, de la Nasa ou du MIT, si ce n’est que de subtiles variations, tant au niveau de la forme que de la conception, et l’absence de logos identifiables - détail plus alarmant, de numéros de série - démontrent de façon irréfutable l’origine clandestine et la nature trouble de l’objet.
Cependant, la minuscule tête du microphone ne ressemble à aucun modèle homologué et il n’est pas interdit de penser que l’on a affaire ici à un émetteur-récepteur. J’avoue n’y rien comprendre, mais il va de soi que, si je transporte en permanence un appareil capable de recevoir un signal d’origine inconnue, je peux légitimement m’interroger sur les intentions de ses concepteurs.
L’expert appelle ce micro une « bestiole ». Je trouve l’expression infantile mais préfère me garder de tout commentaire. Il s’agit là du jargon de sa profession et je respecte cela. J’ai toutefois noté chez mon interlocuteur des attitudes que je qualifierais d’insolentes si je parvenais à les comprendre. Croyant que je ne le regardais pas, l’homme a souri d’un air moqueur à plusieurs reprises, levant les yeux au plafond en étouffant des soupirs, écarquillant les paupières ou grimaçant à certaines de mes interventions. A plusieurs reprises, l’expression de son visage semblait témoigner à mon endroit d’une profonde incrédulité, manifestement doublée d’un soupçon de condescendance. A l’issue de notre discussion, j’éprouve une véritable colère. Quiconque s’est autorisé à s’immiscer dans la sphère de ma vie privée le paiera cher.

3e jour :
J’ai perdu la matinée à convaincre nos investisseurs néo-zélandais de ne pas céder leurs parts. A en juger par les cours actuels, l’entreprise y perdrait bien pis que son âme. Notre conversation, initiée aux alentours de 7 heures, s’est poursuivie en visio-conférence avec le comité directeur et les quelques actionnaires extérieurs que nous avons réussi à contacter d’urgence via le téléphone satellite. Les Néo-Zélandais ont posé des conditions que nous aurons certes du mal à remplir, mais nous avons eu gain de cause. Notre PDG actuel, M. Trom, m’a personnellement félicité pour mes talents de négociateur. Il me serrait justement la main de sa poigne métallique quand mon attention s’est reportée sur le porte-plume ornant la poche de sa veste, un cylindre noir aux éclats de cristal et aux formes parfaitement ciselées de marque Mont-Blanc.
En bon professionnel, j’ai réussi à conserver mon calme le temps de regagner mon bureau, où je me suis enfermé avec une tasse de café. Après quelques minutes de réflexion, j’ai fouillé chaque recoin. J’ai ouvert tous les tiroirs, passé en revue les dossiers et livres de comptes, démonté le téléphone, ouvert l’unité centrale de mon poste fixe, dévissé la moindre ampoule, déboîté les interrupteurs, évidé chaque stylo… Puis j’ai tout remis en place du mieux que j’ai pu. Je pense qu’à part les responsables du ménage, personne ne remarquera rien.
J’ai déjeuné à 14 heures 30, à la cafétéria du siège. Il n’y avait que moi et cinq ou six autres retardataires, pour la plupart des jeunes cadres affamés. La purée n’avait aucun goût particulier.
L’après-midi s’est déroulée sans incident.

4e jour :
Mes soupçons se confirment. Je suis surveillé. L’ascenseur a subi un dysfonctionnement autour de 15 heures 30, alors que je me rendais au bureau du DRH. Je suis resté coincé un quart d’heure dans la relative pénombre de la veilleuse de sécurité, le temps suffisant pour un espion assermenté de modifier son dispositif d’écoute. La voix dans l’interphone de la cabine m’a rappelé le cliché des voix robotiques telles qu’on peut les entendre au cinéma : froide, impersonnelle, avec cette réverbération métallique que l’on attribue aux machines douées de parole. Elle m’a d’abord expliqué qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter, émis un petit rire semblable à des grelots, puis coupé la communication. Au bout de cinq à six minutes de silence, je l’ai clairement entendue prononcer les mots suivants : « Il est dans la boîte. »
J’étais soufflé. Incapable de bouger un sourcil. Il y a eu comme un « bzzz » ensuite, une sorte de vibration suivie d’un lourd déclic, puis plus rien.
Je sentais la panique monter en moi, craignant pour ma vie. J’ai pourtant réussi à me rasséréner. Inspiration, expiration. Inspiration, expiration. Compter jusqu’à cent avant d’effectuer le moindre geste. Au fur et à mesure de ces exercices, la colère a pris progressivement le pas sur la peur. Il convient de contre-attaquer, d’élaborer une stratégie.
J’ai fouillé mon bureau, une fois de plus, allant jusqu’à retirer les touches du clavier ergonomique mon ordinateur. Toujours rien. J’ai quitté la boîte plus tôt que d’habitude, une idée en tête : retourner l’appartement.

5e jour :
Douze. Douze. J’ai trouvé douze de ces « bestioles » en rentrant hier. J’ai aussitôt congédié la femme de ménage et fait changer les serrures. On n’est jamais trop prudent. J’ai constaté avec effroi que certains de ces micros n’avaient été dissimulés qu’avec bien peu de soin, ce qui dénote une grande assurance chez mes persécuteurs : sous l’évier de la cuisine, au fond du placard à chaussures, entre deux volumes de la bibliothèque, des cachettes évidentes, même pour un néophyte. D’autres m’ont toutefois donné du fil à retordre : dans les circuits électriques du mixer, de la machine à laver et du lave-vaisselle, parmi les composants électroniques de mon écran plasma, à l’abri du faux plafond de la salle d’étude, sous les lattes du parquet…
Il y en a peut-être d’autres. Je ne suis pas infaillible et je manque de pratique. Pour plus de sûreté, je me suis débarrassé de mes téléphones portables, puis j’ai démoli à coups de marteau l’ordinateur, le téléphone-fax et la chaîne stéréo. Enfin, j’ai palpé chacun de mes vêtements, n’hésitant pas à déchirer certaines doublures de vestes, de manteaux, de pardessus. J’en aurai pour une fortune en rapiéçage, mais il s’agit d’un cas de force majeure.
J’ai rassemblé les « bestioles » dans une boîte à gâteaux. A peu de choses près, elles correspondent indiscutablement au modèle déniché il y a cinq jours dans mon porte-plume Mont-Blanc. Long d’environ trois centimètres, leur corps anthracite se divise en trois éléments de taille inégale, mais dont les proportions harmonieuses évoquent celles d’une blatte ou d’un cafard. Ce que j’appellerai la partie inférieure ressemble à une goutte renversée. Elle est surmontée de ce qui rappelle étonnamment un abdomen de guêpe. Quant à la « tête » du micro, elle comporte deux grilles circulaires miniatures. Je ne peux m’empêcher d’y voir des yeux.
Cette boîte ne quittera plus ma sacoche. Je la ferai examiner au plus tôt par l’expert. Il n’a malheureusement pas pu se libérer aujourd’hui.

6e jour :
Journée riche en événements. Je n’ai plus le moindre doute quant à ma situation. J’ai en effet croisé le concierge en quittant mon immeuble. Un ancien soldat d’infanterie à la retraite. Je lui ai toujours trouvé l’œil torve et l’esprit tordu, et son lien passé avec l’armée le rend particulièrement intéressant à mes yeux. Quelle meilleure couverture pour un ancien barbouze ? Toujours est-il qu’il s’en est pris à moi sans aucun ménagement pour ma position, sous prétexte que « les travaux sont interdits dans l’immeuble à partir de 20 heures ». Il a même affirmé être venu tambouriner à ma porte à plusieurs reprises peu après 22 heures - je n’ai rien entendu : je suis sûr qu’il ment - et qu’il était sur le point d’appeler la police lorsque les bruits ont définitivement cessé. Je lui ai déclaré d’un air entendu que je n’étais guère dupe de son petit manège, ce qui a déclenché chez lui une splendide performance d’acteur : entre l’incompréhension et la fermeté, son visage s’efforçait de ne rien laisser voir de son évidente implication dans cette affaire. Ce n’est que lorsqu’il m’a signifié qu’il se contentait d’accomplir son devoir en relayant les plaintes de mes voisins que j’ai pu mesurer l’étendue des dommages : quelle que soit sa place dans l’engrenage, cette homme ne constitue qu’un rouage parmi d’autres.
J’ai repensé au jeune étudiant qu’on ne croise jamais, à la vieille dame du second, en faction permanente derrière ses rideaux, au couple d’invertis du septième - une autre couverture, je suppose - à la gentille petite famille du huitième, qu’on jurerait tirée d’une carte postale. Il va me falloir déménager. Ce soir, je dormirai à l’hôtel.
Une autre intéressante péripétie m’a pris au dépourvu tandis que je me rendais au laboratoire de l’expert, situé en sous-sol. Je m’engageais justement dans la cage d’escalier - j’évite désormais les ascenseurs - quand une voix dans mon dos m’a forcé à me retourner. J’ai aussitôt reconnu Mademoiselle, ou Mlle Duchemin, ou Estelle, selon ses souhaits. Elle portait une tenue moins discrète qu’à l’ordinaire, une jupe plus courte, des talons plus hauts, une blouse moins stricte d’où émergeaient ses épaules nues. J’ai compris sur-le-champ que cet apparat m’était destiné et que, si elle déployait à présent un tel éventail de séduction, une personne en haut lieu avait décidé de passer à la vitesse supérieure. Alors j’ai joué le jeu.
Mlle Duchemin s’est d’abord déclarée horrifiée de mon épisode dans l’ascenseur, s’affichant tendrement compréhensive lorsque je lui ai expliqué sur le ton de la boutade que je n’empruntais plus que l’escalier. Elle a également émis de petits rires aigus, destinés sans doute à asseoir son statut de femelle en rut, puis m’a rappelé à mon devoir en m’arrachant un rendez-vous à la pause-café. Elle jouait continûment avec une boucle de ses cheveux, me tripotait l’épaule dès que l’une ou l’autre de nos paroles lui en fournissait le prétexte, me dévoilait sa gorge à l’occasion. J’avais l’impression de parler à un être composé de plastique et de latex, une créature conçue pour me plaire et me rendre fou.
Je lui ai proposé un dîner, à l’extérieur du siège. Son visage s’est empli d’un sourire lumineusement mécanique.
Dans l’officine attenant à son laboratoire, l’expert m’a fait asseoir, proposé une tasse de thé - dont je n’ai pas voulu - avant de plonger son regard dans le mien. L’instant m’a semblé durer plusieurs minutes mais je n’en jurerais pas. Ses yeux avaient quelque chose d’étrangement hypnotique, derrière les verres épais de ses lunettes démodées. Ses petites pupilles brunes flottaient dans les deux cercles flous, ses paupières ne cillaient pour ainsi dire jamais, et lorsqu’elles daignaient se conformer à ce léger mouvement horloger, je me surprenais à sursauter.
Il a enfin baissé les yeux, émis un profond soupir, entamé enfin la discussion. Selon ses propres termes, « il ne servirait à rien de soumettre le contenu de ma boîte à des analyses poussées. » Ces « bestioles » n’étaient pas de son ressort et il ne voyait sincèrement pas en quoi il pouvait se montrer utile. La bonne humeur dont il avait fait preuve lors de notre première entrevue s’était envolée et il ne restait en lui qu’une forme d’impertinence finalement assez éloignée de ce que j’avais cru déceler tantôt. J’en viens à me demander si cet homme n’a pas également intégré la conspiration. Si c’est bel et bien le cas, l’espèce de mépris outragé qu’il paraît manifester à mon encontre ne serait qu’une façade.
J’avoue m’être laissé emporter lorsque j’ai étalé le contenu de la boîte - les douze micro-bestioles - sur le bureau devant moi. Il a eu un mouvement de recul, teinté de dégoût, m’a crié de faire attention, apparemment offusqué. J’ai saisi les bestioles à pleines mains, les ai poussées vers lui, vers ce regard si perturbant qu’il me rappelait celui d’un insecte de film d’horreur.
C’est à cet instant précis qu’à ma grande honte, j’ai perdu tout contrôle sur moi-même. Mes paroles n’étaient plus qu’un flux ininterrompu de phrases sans ponctuation, un véritable courant électrique me secouait les membres et mes doigts se tordaient, se figeaient, avant de repartir de plus belle. Je lui ai dit que j’avais dévasté mon appartement pour dénicher ces choses, qu’il y en avait certainement d’autres, que le PDG lui-même en portait une à son insu dans le porte-plume de son veston, qu’il fallait donner l’alerte. Je lui ai expliqué que mon concierge, mes voisins, Mlle Duchemin étaient au courant. Et la voix dans l’ascenseur. Et d’autres. Mais je ne savais encore rien d’eux et il fallait m’aider.
Quand j’ai recouvré mes esprits, l’expert me regardait encore de son air mi-crapaud, mi-coléoptère, immobile, les bras soudés aux accoudoirs de son fauteuil comme s’il s’agissait de la dernière substance le reliant encore à la vie. Comprenant qu’il ne piperait mot, je l’ai quitté sans un au revoir. J’ai noté en fermant la porte qu’il m’observait toujours de son œil vitreux.
J’ai retrouvé Mlle Duchemin à 12 heures 30 précises dans le hall d’entrée. Elle prétendait ne m’avoir attendu que quelques minutes, mais à la façon qu’a eu la standardiste de lever les yeux à cet instant, j’ai déduit que l’attente avait dû se prolonger bien plus longtemps. Je me souviendrai de ce détail : il se peut que la jeune fille de l’accueil ne soit pas dans le coup.
Nous avons pris un taxi. J’en ai laissé passer deux pour parer à toute éventualité, puis j’ai donné au chauffeur l’adresse d’un restaurant peu connu des membres de l’entreprise. Dans la voiture, Mlle Duchemin m’a posé quelques questions innocentes sur mes activités matinales. J’ai noyé le poisson, m’inventant plusieurs affaires en cours. Je ne pouvais décemment pas lui confier comment je m’étais déshabillé afin de palper chaque parcelle de mon corps, à l’affût du moindre implant.
Au restaurant, je me suis arrangé pour lui rendre la monnaie de sa pièce. Je me suis montré attentif et vertueux, spirituel et badin, parfois même amusant et relâché. Interrogée sur le pourquoi de son cadeau d’adieu, Mlle Duchemin n’est parvenue qu’à me bredouiller des prétextes professionnels auxquels je n’ai pas cru une seconde. J’ai fait preuve de pudeur et d’éducation, m’excusant de l’avoir mise dans l’embarras, lui ai commandé une coupe de champagne pour m’excuser.
Tout le long du déjeuner, je me suis amusé à comptabiliser les subtilités mises en œuvre pour me plonger dans son champ d’attraction : les yeux qui brillent, les lèvres moites, les pommettes soudain rougies par un « je ne sais quoi », le rire chatouilleux, les mouvements de tête, du haut vers le bas, sans oublier les franches obliques, ni les haussements d’épaules, qu’un autre que moi qualifierait de mignons, adorables, exquis. Peut-être est-elle téléguidée ? Peut-être a-t-on implanté dans ce corps magnifique toute une panoplie de bestioles destinée à m’amener là où je refuse d’aller. Peut-être qu’elle ne sait rien, au fond, et que cette fille ne m’est absolument d’aucune utilité.
De retour au siège, j’ai donné congé à Mlle Duchemin sur le seuil, afin, lui ai-je expliqué, de « ne point alimenter les ragots ». J’ai remarqué la présence de deux voitures de police sur le parking de l’entrée. J’ai hésité quelques secondes avant de me convaincre que je ne disposais pas de suffisamment d’éléments. Je dois d’abord trouver un moyen d’identifier les concepteurs des micro-bestioles. Je dois également travailler Mlle Duchemin au corps avant de décider si oui ou non elle possède la moindre information. Et si c’est le cas, il est indispensable de remonter la piste jusqu’à obtenir un nom, une adresse, une raison sociale.
Vers 18 heures 30, j’ai reçu la visite d’un porte-parole de Monsieur le Président-Directeur-Général. C’est le dernier événement notable de la journée que je tiens ici à consigner. Il va de soi que je devais l’appeler par son prénom, Eric, tandis que lui s’en tenait aux formules d’usage. Au-delà de ces formalités, Eric s’est montré avenant, cordial, affable, loyal envers son chef et miséricordieux vis-à-vis des sous-fifres, intéressant et intéressé, une vraie bête de communication, parfaitement apprivoisée mais non dénuée de mordant.
Il a commencé par vanter ma personne, mes qualités d’analyste, de communiquant, de meneur d’hommes, avant de revenir, sans transition aucune, sur le « drame de la journée », à savoir le sauvage assassinat d’un employé de l’entreprise. Stupéfait, j’ai exigé de plus amples renseignements mais, sous prétexte de ne pas entraver l’enquête policière, Eric s’est catégoriquement refusé à m’en dire davantage.
Me soumettant alors à son interrogatoire, je n’ai pu me résoudre à lui en dire plus que ce que j’en sais : je n’ai rien vu, rien entendu, n’ai rencontré la victime que deux ou trois fois et ne me trouvais probablement pas sur les lieux à l’heure du drame. Il clignait des yeux à la manière d’une mangouste mais ne relevait aucun de mes propos. Je suppose qu’il dissimulait un dictaphone dans un recoin de son costume.
Je n’ai pu m’empêcher de souligner ensuite qu’il devait également étudier les « solutions connexes ». C’est l’expression que j’ai employée, « solutions connexes ». Invité à m’étendre sur le sujet, je n’ai pas osé, faute de preuves, aller plus loin.
« Cependant, » ai-je alors ajouté, « il n’est pas impossible que nous soyons ici victimes d’une organisation remarquable, spécialisée dans l’espionnage industriel. »
Toujours compréhensif, Eric s’en est allé, des questions plein le crâne et les yeux circonflexes.

7e jour :
J’ai mal dormi. J’ai très mal dormi. De fait, c’est à peine si j’ai fermé l’œil. Hier soir, j’ai sélectionné un hôtel dans le guide du routard, le moins cher possible, le plus pouilleux qui soit. J’ai passé la nuit dans des draps rêches, à l’odeur singulière et têtue. Autour de moi, des portes s’ouvraient et se refermaient sans cesse, les marches frissonnaient dans l’escalier. Des centaines de pas vicieux semblaient se rire de moi. Les moteurs tournaient, les filles hurlaient, des bêtes grondaient.
Vers 2 heures du matin, je n’ai pas résisté à l’urgence de fouiller ma chambre. Je suis tombé sur un nid de bestioles que je me suis empressé de brûler dans la baignoire. Après ce coup d’éclat, j’ai réussi à trouver le sommeil. Il devait être 5 heures.
Je me suis levé deux heures plus tard, aussitôt conscient de ma négligence. Si je me dépêchais, je pouvais arriver au siège à 7 heures 40, 45, histoire de sauver les meubles. Mais je savais au fond de moi que j’avais fauté.
Enfin au bureau, j’ai annulé tous mes rendez-vous, avalé deux grandes tasses de café, convoqué mon assistant. Après moult questions, ce dernier m’a dressé un compte-rendu exhaustif des dernières nouvelles : on avait retrouvé le cadavre d’un technicien au sous-sol et la police n’écartait aucune piste. Un peu effrayé, je me suis empressé de passer quelques coups de fil. Je n’ai eu droit qu’à des réponses imprécises et des phrases insensées : le responsable de la sécurité prétendait qu’il s’agissait d’un cadre rattaché aux services de recherche et développement ; le DRH m’assurait qu’il s’agissait d’un électronicien engagé depuis peu pour réaliser une « optimisation définitive des systèmes de communication interne » tout en s’avouant impuissant à me révéler l’identité de la victime pour la simple raison qu’il ne la connaissait pas ; Eric souriait si fort à travers le combiné que j’avais la sensation désagréable de l’entendre ricaner au fond de mes tympans.
Incapable de me dévouer à mes tâches habituelles, j’ai effectué un nouveau ratissage en règle de mon bureau. Je me suis dénudé et n’ai absolument rien découvert d’intrigant. Je me demande s’il ne va pas me falloir, à un moment ou un autre, m’ouvrir le corps pour mettre ces choses à nu.
Vers 11 heures, 11 heures 30, j’ai supporté stoïquement la visite d’un inspecteur de police, une sorte de crapaud aux yeux globuleux qui me rappelait Peter Lorre. Je me suis contenté de lui dispenser ma version des événements. Il n’a pas réagi. Je l’ai laissé dans mon bureau fermé à clef, dans l’attente de nouvelles pièces.
J’avais, aujourd’hui encore, rendez-vous avec Mlle Duchemin. Je n’ignorais pas qu’elle avait pris son après-midi et l’ai aussitôt invitée à partager un déjeuner galant dans une chambre isolée au fin fond du XVIIIe arrondissement. Parce que si quelqu’un ici bas détient la clef, ce ne peut être qu’elle. Elle m’a offert le porte-plume, elle a renoué le contact à un moment où je m’efforçais d’en savoir plus auprès de l’expert - dont elle peut-être décidé la mise mort. Qui d’autre sinon elle ? Je ne doute pas qu’elle me suivait de près.
Je me suis préparé. Ca vous surprend peut-être, vous qui m’observez, m’épiez depuis le début, mais il fallait bien que je réagisse. J’ai donc endormi la donzelle. Des cachets bien dosés dans ses lasagnes végétariennes et, pour plus de sûreté, la même chose dans son verre de Médoc. Elle n’a pas tardé à piquer du nez. Je n’ai même pas eu besoin de l’embrasser.
Ensuite, je l’ai entièrement dévêtue avant de la ligoter sur le lit. Il n’y avait rien dans ses vêtements. Alors je l’ai fouillée, elle, de fond en comble. Mon sexe jouait les têtes chercheuses, explorant chaque orifice avec l’opiniâtreté d’un fervent lecteur d’ « Où est Charlie ? » Je ne jouissais pas. Ce n’était pas mon but. Je cherchais avec ce que j’avais sous la main, si je puis dire, et, plus je poussais, forçais, pilonnais, plus j’étais conscient de l’inanité de ces recherches.
Mlle Duchemin s’est réveillée au moment où je m’attaquais à un nouvel orifice. Elle n’a pas semblé se formaliser pour autant. J’ai continué jusqu’au bout.
A ce stade, je n’avais pas d’autre choix que d’ouvrir Mlle Duchemin. Il va sans dire que je m’étais également équipé de ce point de vue-là : scalpel, bistouri, écarteurs, scie circulaire. J’ai continué longtemps après qu’elle ait cessé de crier. Toujours rien. Il ne reste d’elle qu’un tas d’os et de viande au centre d’un lit de sang et pas la moindre bestiole. Je dois me rendre à l’évidence : je me suis trompé sur son compte. On l’a manipulée.
Il ne me reste qu’une dernière option : douloureuse, terrible, fatale. En moi. Les bestioles sont en moi.

= commentaires =

Dourak Smerdiakov

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Pute : 0
ma non troppo
    le 13/08/2010 à 22:52:51
L'avantage de ce texte est qu'il ne cherche pas à nous décrire un cas clinique, comme dans le précédent portrait de tueur psychopathologique de Mill où il se cassait plutôt la gueule. Ici, on a un récit et une histoire qui voit agir un personnage, pas besoin de sous-titres.

On comprends assez vite où le texte nous emmène, que le narrateur est parano. Du coup, le texte s'avère un brin longuet, parce qu'entrer dans le détail des explication que le personnage s'invente pour rendre son histoire cohérente n'est pas en soi passionnant, bien que crédible.

Il aurait peut-être fallu trouver l'une ou l'autre scène de pétage de plomb en présence d'autres personnages, qu'on s'amuse un brin. Parce qu'on n'est surpris à aucun moment, là, c'est le très gros problème.
MantaalF4ct0re

Pute : 1
    le 14/08/2010 à 12:13:23
J'aurais bien voulu comprendre ce que le type pensait être ces "bestioles".Autrement ça passe CMBDVCS.
Omega-17

Pute : 0
    le 09/09/2010 à 07:41:41
Globalement, c'est bon. Indéniablement.

L'accroche pourrait être meilleure mais je me suis laissé entraîner sans difficultés. La syntaxe est vraiment de bonne qualité et la narration se défend même si l'on sait effectivement où l'on va dès le départ.
Je suis client du burlesque de certains passages comme :"Je dois passer quelques coups de fil." ou "ce qui dénote une grande assurance chez mes persécuteurs". Bien vu.

On sent que les tentatives d'humour dramatique sont un peu forcées par endroits, comme par exemple "On n’est jamais trop prudent." ou "Mais je ne savais encore rien d’eux et il fallait m’aider." Faudrait faire le ménage dans ces rajouts.

Oublis : "dont elle A peut-être décidé la mise A mort."

Ca, c'est pas la peine : "Ca vous surprend peut-être, vous qui m’observez, m’épiez depuis le début, mais il fallait bien que je réagisse." Le ton général du texte n'est pas assez léger pour se permettre d'interpeller le lecteur, ça ne colle pas.

Et la toute fin avec semi-viol et meurtre est mauvaise. Oui pour l'expert, non pour la demoiselle : en tout cas pas comme ça. C'est bâclé, ça se voit tout de suite.

C'est assez étrange en réalité, le souvenir que j'avais de tes textes n'était pas très flatteur. Quoiqu'il en soit, ce texte-ci est à retenir. Il mériterait d'ailleurs d'être retouché à mon avis, il en vaut la peine, faut le courage de s'y mettre.

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