LA ZONE -

Bitengranit II

Le 12/11/2012
par Narak, Zone Forum
[illustration] Blanquettestein était de cette race d'hommes malingres et souvent souffreteux qui s'épanouissent volontiers, comme les mousses des chênes, sur le bois des pupitres et dans l'humidité des longues heures de veille nocturne. Que l'attitude biaiseuse qui lui avait été reprochée dès son enfance fût innée, née de sa timidité et des brimades, ou bête préjugé de ses camarades, nul doute qu'elle l'avait grandement handicapée plus tard pour retourner de la viande cuite à la sortie du Starlight comme les garçons de son âge. Car, force est de constater que les femmes ne l'aimaient pas. Pis, il les inquiétait. Contrainte de négliger les loisirs du sexe, la jeunesse de celui qui allait devenir le professeur Blanquettestein s'en fut rapidement alors qu'il trompait sa frustration dans les livres d'anatomie, de philologie, de physique théorique, de philosophie antique, d'anthropologie postsocialiste, afin, selon lui, de devenir l'homme le plus complet qui puisse être. Mais en présence d'une femme ses yeux avaient une immanquable tendance à se plisser tandis que ses sourcils remontaient sur son front. Son cou, lui, semblait disparaitre entre ses épaules pointues et les deux paumes de ses mains, brusquement glissantes et tièdes, se joignaient en tortillement de doigts. Et bordel, c'était chelou.
Ce regard lubrique et cependant toujours méprisant provoquait, chez les diverses femmes qu'il lui arrivait de rencontrer, un dégoût où la pitié se transformait en haine. Leur attitude à son égard n'évolua pas en vingt ans. Blanquettestein s'en consola en interprétant la sexualité sous l'angle animal des femelles à la recherche d'un mâle alpha massivement testostéroné qu'il ne serait jamais, lui, homme d'intellect.
" Qu'elles aillent se faire foutre avec leurs gestations et leur désir de pénis de merde ! " nasillait-il souvent en masquant les essais de Freud sur la théorie sexuelle sous son bras sans force. C'est ce que les femmes firent, mais pas grâce à lui. Se procurer du GHB demandait trop d'efforts.

Blanquettestein de Vaux n'avait donc jamais eu d'enfant.

Durant les longues minutes de silence qui suivirent le fracas de cette révélation : " Il vit ", Blanquettestein commença seulement à percevoir la portée prodigieuse de son acte. Puis, en promenant ses yeux à la surface de cette massive pierre désormais douée de vie, il réalisa enfin. En animant la matière inerte, il avait créé l'Homonculus des alchimistes, le Golem du Livre des Psaumes, un truc de ouf, un autre Prométhée né de la terre, mais cette fois par la main de l'Homme ! Dehors, le vent de décembre se leva brusquement et fit grincer le chambranle d'une des hautes fenêtres du laboratoire. Victor ne l'entendait pas. Il fixait le carrelage du sol sans le voir.
" Viens-je d'élever l'Homme au rang de Créateur ? Ai-je atteint Dieu ? Dorénavant, la terre elle même serait-elle au service de la volonté des Hommes ? "
La puissance de ce qu'il venait d'accomplir lui fit tourner la tête. Il s'assit sur le sol, se sentant proche de vaciller.
" Je viens de libérer l'humanité des chaînes de la Nature, je viens de créer un homme sans répugnante fermentation de semence dans ces égouts que les femelles promènent avec vice à la surface de la terre. Cette terre si pure qu'elles souillent de leurs menstrues et de je ne sais quels autre glaviots utérins ! Finie, cette manipulation perfide qui détourne l'esprit glorieux du penseur et qui apprivoise la force du bras viril, rend le maitre du monde esclave en son propre lit, et fait s'affaisser les blanches colonnes qui soutiennent le monde dans des gouffres fangeux et grouillants ouverts tout exprès ! Quelle libération ! Finies donc, maladies, méchanceté, outrances ! Finis, mensonges et vices ! Je viens de rendre la femme obsolète. "
Le sourire de Blanquettestein se transforma en rire débonnaire.

" Dans votre cul, les Jézabel ! "

Pourtant, une légère angoisse succéda à l'enthousiasme hâtif du scientifique.
" Que faire de cette créature ? " se dit-il en se retournant et en la regardant enfoncer un de ses gros doigts de pierre à l'intérieur de son anus, tout en souriant, les yeux mi-clos, au raclement de meule qu'il produisait en tournant.
" Il a quand même l'air vachement con. "
Blanquettestein s'approcha pourtant du colosse prudemment.
- Bonj... Bonsoir ?
Mieux valait être précis dès le début. Chaque mot qui allait dès lors sortir de la bouche de son créateur allait assurément influencer la perception du jeune Bitengranit pour le reste de son existence.
- Gnuuh ?
- Putain... Allez, on y croit. Je m'appelle Vi-ctor Blan-quett-euh-stein-euh. Tu me comprends ?

Du haut de sa stature massive, le géant de pierre fit rouler ses grands yeux de malachite et posa sur le professeur un regard dur, perplexe, où durant un instant, l'homme de chair crut lire quelque chose d'indéfinissable, mais qui ressemblait à une lente déception, comme si la soudaine activité, la vie, qui jamais n'avait été convoitées, étaient désagréables à la créature après ces siècles de léthargie. " Que puis-je bien représenter, moi, poussière passagère, pour cet être qui me contemple depuis le sommet de l'échelle des éons ? " se demanda Blanquettestein. Sa pensée se replia sous l'angoisse qui l'étreignit, tandis que l'image d'une vanité baroque et grimaçante s'y dessinait. Il riva ses yeux sur les lèvres millénaires au dessus de lui qui déjà formaient lentement un mot.

- Vu-gdol-eul Ban-geulh-gdein-uh ?
Le professeur trembla.

- Nan ! Vic-TOR ! C'est une consonne pharyngale, pas une rétroflexe !
- Wédovleque ?
- Ouais, tu t'entraineras tout seul, on va pas perdre de temps avec ça, on est plus en maternelle.
L'agacement de Blanquettestein s'accrut encore lorsque Bitengranit s'avéra incapable d'expliquer dans une phrase simple qu'il était encore inapte à appliquer sur sa personne un sphinctérien contrôle.
- Hohohoho krabipritika caca frishti kuuvastu hu !
" Au moins il maitrise les vélaires " se dit Blanquettestein pour se consoler en allant chercher une serpillière, mais à son retour les deux figures rupestres tracées au mur avec du caca de pierre écrasé en poudre, d'un très beau bistre pourtant, et qui le représentait lui et Bitengranit, ne l'émurent pas le moins du monde et il en négligea totalement l'intérêt, ne serait-ce que d'un point de vue hégélien. Soudain épuisé, il partit se coucher, les pantoufles pleines de sable.

L'homme minéral naturel était pur, sans nitrates, et riche en magnésium, Blanquettestein en fit le constat car Bitengranit faisait quand même vachement chier. Si en une nuit ses progrès syntaxiques fûrent prodigieux, Bitengranit commença à montrer un esprit porté au manichéisme le plus primaire, craignant sans même essayer de comprendre toute chose mobile et animée, hormis le professeur. La chose était sans aucun doute due à la sortie toute neuve de son état inerte. Cela était finalement assez prévisible. Blanquettestein réussit d'ailleurs à dépasser cette difficulté assez facilement.

- Et ça, c'est un caillou.
- Caille-you.
- Parfaitement, et tu es fait de cette matière. Tandis que moi je suis un homme de chair.
- Qui c'est qui t'as fabriqué maître ?
- Ah ! Vaste question que celle-ci mon petit Bibite ! J'aimerais quand même que tu me vouvoies, si cela ne te fait rien... Alors, si l'on s'en tient à un point de vue strictement physique, je suis né du corps de ma mère.
- Mer ?
- Oui, c'est une femme de chair comme moi. Enfin... hin hin, je veux dire, pas comme moi exactement. Enfin bon, on les laisse quand même voter. Bon, comment t'expliquer... Les humains se reproduisent de façon sexuée, tu vois ?
- ...
- Oui, euh c'est par la fécondation, c'est-à-dire par fusion des gamètes mâle et femelle que les humains, comme tous les mammifères créent à un zygote et ensuite...
- Zuhuhuhuhu !
- Gnin hin hin, j'admets que c'est assez rigolo, tu as raison. Surtout que ça, c'était avant...
- Avent ?
- Eh bien, avant que je ne dépasse les possibilités de cette pauvre et vieille Nature, avant que je ne te fasse naître, libérant ainsi l'humanité de toutes ces visqueuses... Je ne crois pas que tu sois encore en mesure de comprendre, vois-tu ?
- Et vous zygo ?
- Moi quoi ? Où est le verbe ? Où est le complément ? Que t'ai-je dit Bitengranit !
- Vous avez fait le zygo ?
- Zy-go-te ! Hum... non Bitengranit.
- Pourquoi ?
- C'est un poil plus complexe que vos empilements de strates géologiques. Nous, les humains, avons des formalités complexes et raffinées qui régentent ça... Et, euh... On doit... Offrir des fleurs, ou offrir des chocolats, ou offrir un écharpe en pashmina, ou offrir sept mojitos pour espérer être regardé comme un mâle reproducteur potentiel.
- Gnous êtes un mâle ?
- SINON IL Y A UN GRAND NOMBRE DE METHODE DE REPRODUCTION DANS LE MONDE, PAR EXEMPLE LA PARTHENOGENESE, C'EST VRAIMENT FABULEUX, FABULEUX LA PARTHENOGENESE MON PETIT BITENGRANIT ! TU VEUX QU'ON PARLE DE LA PARTHENOGENESE ? HEIN ? HEIN ?!
- Je ne sais pas.
- C'EST UN PUTAIN DE TRUC D'ANGIOSPERME !!! T'ENTENDS !
- Hu, pas crier ! Pas crier, maître !

L'apprentissage du jeune Bitengranit se poursuivit durant de longues semaines.
Un matin au réveil, Bitengranit fit comprendre au professeur qu'il lui fallait une "Blaystation".
Ce dernier eu un sourire triste. Dès lors le jeune Bitengranit devrait dormir avec les mains en évidence par-dessus sa couverture, le professeur s'en assurerait...

= commentaires =

Lapinchien

tw
Pute : 7
à mort
    le 13/11/2012 à 08:24:18
génial. On peut se gnougnoyer ? C'est l'équilibre stylistique parfait entre le débile et le classieux, le barré et le distingué, le cartoonesque et soutenu, qu'aurait mérité cet oeuvre tout du long de son long. Pour ma part, hélas, ô grand hélas, mon épisode sera chiatique au point que j'éprouve plus de dégoût à le retoucher qu'à l'exhiber fièrement comme un discours de droite décomplexée.
Lapinchien

tw
Pute : 7
à mort
    le 13/11/2012 à 08:33:56
rien à voir mais les mini-articles semblent avoir disparu de la page d'accueil dans un trou de ver mais c'est probablement Dourak qui cherche à ce que ses textes soient inaccessibles (j'entends, au delà de l'intellectuellement inaccessible, de manière plus bassement concrète)
Dourak Smerdiakov

site yt
Pute : 0
ma non troppo
    le 17/11/2012 à 14:57:24
Ces accusations sournoises d'élitisme me laissent pantois, déçu, démoralisé et, d'ailleurs, il se pourrait que je me mette à pleurer.

Le Bureau du Plan avait prévu qu'on parle du processus de Bologne et du classement de Shanghai. Sinon, au vu de ce qu'il y a actuellement en magasin, ça sera sans doute un des meilleurs épisodes. Pas mal écrit par moments et plutôt drôle.
Hag

Pute : 2
    le 11/02/2015 à 19:12:35
Plaisante lecture.
Bien foutue, drôle, un bon texte.

Bordel, faut vraiment que je me remette à écrire, j'ai même pas d'inspiration pour un commentaire de plus de deux lignes.

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