LA ZONE -

Un an, deux mois, treize jours.

Le 14/04/2013
par Mill
[illustration] Sommeil sans rêves, la nuit dernière. A peine reposé mais. Changement notable. Dormi plus longtemps. Que d'habitude. Enchaîné plus de cinq heures pour la première fois depuis un an, deux mois, treize jours. Il commence à faire ses nuits. Peut-être.
Même réveil, cependant. Même sonnerie, en quelque sorte. Ouin ouin ouin. Direct dans le tympan. Birdy se tape la même migraine depuis près de six mois. Des fois, ça se calme, elle dit. Mais juste des fois. Et juste un peu.
    
Pas migraineux, moi. Tiens bon, je me dis tout le temps. A chaque instant. Je lève une paupière : tiens bon, je me dis. Je sors du lit, le pas friable, les gestes cotonneux de celui qui manque de sommeil depuis trop longtemps. Tiens bon, je me dis. Je marche, le gyroscope en berne, pied nu sur le carrelage froid. Couloir trop long. Je marche et je veux dormir. Tiens bon, je me dis encore. J'ouvre la porte de sa chambre. S'il dormait, ça se saurait.
    
(Braille, hurle, gémit, gueule, éructe, brâme, vocifère, glapit, pleure, sanglote, hoquète, tousse, crache, hurle, braille, éructe, glapit, aboit, pleure, piaille, brâme, étouffe, racle, éructe, vomit, gueule, vocifère, braille...)
    
Porte ouverte. Le volume réglé au maximum. Quand je sors de l'appartement, ses hurlements persistent dans mes conduits auditifs. J'en viens à apprécier les bruits de moteurs, les coups de klaxon, les alarmes de voiture, les crissements de pneus, les cris des cons qui râlent pour rien. Ici, c'est la guerre du bruit. Ma femme a accouché d'une nuisance sonore et j'ai depuis longtemps dépassé le stade où je lui en voulais. Je lorgne la créature au fond du berceau. Un an, deux mois et treize jours, et ça marche toujours pas. Je le soupçonne de résister. Ma main à couper qu'il refuse d'apprendre. Birdy ne me croit pas. Mais Birdy n'est plus que l'ombre d'elle-même.
    
Elle se traîne, le pas lourd, les yeux pochés. Les cernes lui mangent la figure. Hâve et terne, un zombie, une ombre en sursit, une enveloppe vide qui ne tient que sur les nerfs.
    
L'enfant s'est interrompu. Il me dévisage de ses petits yeux froids. Il renifle légèrement, comme s'il laissait à dessein planer la menace de nouvelles plaintes, plus bruyantes encore. Je me déplace lentement vers son nid. En arc-de-cercle. Approche furtive qui ne trompe personne. Il me suit du regard, reniflant toujours, sans sourire. Toujours ces yeux froids, opaques. Il me semble parfois que l'on s'y reflète comme dans un miroir.
    
Il ne me ressemble pas. Pas plus qu'il ne ressemble à sa mère. Un étranger. Je ne vois pas comment le décrire autrement. Physiquement, mentalement, génétiquement, un étranger.
    
Je ne bouge plus. A deux mètres du berceau, j'entends sa respiration, violente, saccadée, dangereusement régulière. Dans son regard glacé, je crois voir des plans s'échaufauder. J'ignore ce qu'il couve et l'idée me met mal à l'aise. Il flotte dans la chambre au papier peint turquoise une aura malsaine.
    
Il renifle un poil plus fort. Comme s'il lisait dans mes pensées. A la réflexion, je sais qu'il lit dans mes pensées. Je sais qu'il nous observe à longueur de journée et qu'une horreur se trame.
    
Epuisé, je m'asseois sur la moquette. Douce, molletonnée. Une moquette parfaite pour la chambre d'un nourrisson.
Nous nous observons longuement. Je ne lui parle pas, de peur qu'il comprenne et me le fasse savoir, d'une façon ou d'une autre. Il ne gazouille pas, ne sourit pas, ne joue avec ses adorables petites menottes sur les fins barreaux de bois du charmant berceau qu'il occupe en lieu et place d'un autre.
    
« Qu'est-ce que tu fais ? Tu vas le laisser toute la journée au lit ? »
La voix de Birdy. Plaintive, geignarde, à bout de souffle. Je ne l'identifie qu'à son timbre, pourtant voilé par l'effort et la mauvaise humeur.
Je tarde à répondre. Si ça ne tenait qu'à moi, il ne bougerait pas de sa couche. Je lui arracherais la langue et...
    
« Dis donc hé ! Tu vas te secouer oui ?! »
    
Je m'exécute, empoigne la créature. Sa peau paraît visqueuse et froide sous mes doigts engourdis. Il renifle sans me quitter des yeux. Je pourrais les lui ôter d'un coup de canif.
Salle de bain. Table à langer. La couche souillée atterrit dans la poubelle blanche. Gestes cliniques, narine retroussée, rictus figé. Le miroir face à moi me renvoie l'image d'un autre zombie. Je voudrais dormir. Juste dormir un peu.
Le bébé ne manifeste aucune émotion. Je le porte jusqu'au salon. Toujours cette impression désagréable de transporter un animal à sang froid. Un caméléon. Un lézard. Une vipère.
    
Cuisine. Biberon. Enfant posé au sol. Il se déplace à quatre pattes, explore en silence. Echo du pas de Birdy dans le couloir. Je l'entends se rafraîchir au robinet de la salle de bain. Je l'entends pousser un soupir atroce. Toujours le même. Je l'entends marcher vers moi, derrière moi, stopper net devant l'enfant. Je sais qu'elle le regarde et je sais avec quels yeux. Elle refuse de l'admettre mais l'enfant la terrifie.
    
« T'as bien dormi ? Tu te sens bien ? »

Les mêmes mots creux qu'hier et que demain. Impression de dériver à l'infini sur le même cercle fermé.
Elle répond d'un haussement d'épaules que j'interprète comme un refus de comuniquer. Je brûle de la prendre dans mes bras. Je m'y suis essayé à trois reprises depuis l'accouchement. La première fois, je l'ai sentie se figer et je me suis aussitôt retiré. Sans commentaire. La deuxième fois, elle m'a repoussé avec un sourire éreinté. Aucune réaction de ma part. Je ne voulais pas la froisser. La troisième fois, elle s'est débattue. Vivement. Je me suis fâché, elle a renchéri. Le bébé tournait autour de nous, en quadrupède. Mais dans ma tête, je l'entendais ramper. Nous avons interrompu la discussion et l'avons examiné, ensemble. Un frisson m'a parcouru l'échine et Birdy est allée pleurer dans la salle de bain.
    
Ce que je ne dis pas à Birdy :
Un. Deux mois plus tôt. Vautrés comme des bûches devant une émission stupide, nous nous vidions le crâne sans parler. Jusqu'à ce qu'elle murmure, sans réfléchir sans doute, qu'elle angoissait au sujet du bébé. Je lui ai demandé pourquoi. Elle m'a évoqué son oeil fixe, son absence de gazouillement, les hurlements terribles qui nous tiennent éveillés la majeure partie de la nuit. J'étais épuisé et je n'avais pas envie de parler, mais elle avait raison et je lui ai dit. Je l'avais remarqué, moi aussi. Nous avons réussi à échanger nos impressions et c'était une conversation bizarre, effrayante. Qui nous a pourtant rapprochés. Puis les pleurs. Encore. Violents, hostiles. Elle a couru dans sa chambre. J'ai constaté que le babyphone ne fonctionnait pas. Les cris nous étaient parvenus par la voie des airs. L'appareil ne crachotait rien. Je n'entendais pas Birdy consolant l'enfant. Je l'ai rejointe dans la chambre. Elle ne s'en était pas aperçue mais le transistor transmettait dans l'autre sens. La télé. Et nos voix sans doute. J'ai essayé de ne pas y attacher d'importance mais j'y repense de plus en plus souvent.
    
Deux. Il y a un mois. Je sors de ma douche et je manque de m'étaler tout du long. Le pied sur une savonnette. Posée juste devant la cabine. Là où je pose toujours le pied en sortant de la douche. Je bascule en arrière et mon crâne heurte les portes en plexi, ma cheville se tord et je me rattrape in extremis au pommeau. Il casse. Je pèse mon poids. Mais je glisse mon autre main sous mon corps instable et je ralentis la chute, dévie sur le côté. Plus de peur que de mal. Lorsque je remets la main sur la savonnette, je m'aperçois que c'est celle que nous utilisons pour nettoyer les fesses du bébé. Birdy n'apprécie pas les lingettes. Trop impersonnel, dit-elle. Ce ridicule pain de savon ne quitte jamais sa boîte plastique. Elle a un couvercle. Birdy le range systématiquement là-dedans. C'est son rituel. Je le respecte à la lettre et sans faillir.
    
Trois. Il y a quinze jours. C'était le tour de Birdy. De répondre aux braillements. Elle court dans sa chambre et me parvient tout à coup un bruit terrible. Comme si elle se répandait en plusieurs morceaux sur le sol. L'épaisseur de la moquette étouffe légèrement sa chute mais pas ses hurlements de douleur.
Je me lève d'un bond et je cours à sa rencontre. Tout à mon émoi, je ne remarque pas un détail qui, à postériori, me pousuivra jusqu'à ce jour : le bébé a cessé de pleurer.
J'entre dans la pièce, sensation de douleur. Sous mon pied, une punaise enfoncée jusqu'à la garde. Birdy gémit, encore allongée sur la moquette où la lumière du couloir révèle la présence d'une cinquantaine de punaises. Le bébé nous observe en silence.
    
Quatre. Avant-hier. Je fume sur le balcon. Une flaque profonde. Je me demande vaguement s'il a plu. Pensée anodine que je relègue sans attendre dans l'arrière-salle de mon cerveau. Je m'asseois sur la chaise extérieure devant la table ronde assortie. Je patauge dans la flaque. J'allume une cigarette. Du tabac sec. Pas le temps d'acheter des clopes. Pas le temps de fumer. Ces moments sont rares, j'essaie d'en profiter. Je ne trouve pas le cendrier. A travers le double-vitrage, je surveille le bébé du coin de l'oeil. Il effectue de déplaisants allers-retours dans le salon. Birdy se repose dans la chambre. Le bébé accélère la cadence à mesure que j'approche du filtre orange. Pas de cendrier. Tant pis. Au moment où je m'apprête à jeter le mégot encore braiseux dans la flaque, je saisis un instantané inquiétant : l'enfant, dressé sur son séant, le regard fixe, tourné vers moi. La braise enflamme la flaque. Ce n'est pas de l'eau. Les chaussures en feu, je grimpe sur la chaise. Le feu se répand sur mon pantalon de flanelle. Je me déboutonne, rabats le pantalon sur mes chaussures, étouffe les flammes, puis grimpe sur la rambarde. Je saute sur la porte du salon, qui s'ouvre en grand, et je me retrouve à genoux et en caleçon à moins d'un mètre des yeux de la créature. Qui n'a pas bronché.
    
Aujourd'hui. Rien. Pour l'instant. Je reste vigilant.
Hier. J'ai retourné le placard à outils. Un débarras en somme. J'y range tout et n'importe quoi. J'avais plusieurs bidons d'acétone. Une promo. Ca m'apprendra à succomber aux promos. Le placard était fermé à clef. Les bouchons étaient sécurisés. Le poids des bidons. Les étiquettes qu'il faut savoir lire.
Hier. Je me suis assis sur le canapé et j'ai réfléchi et je ne comprends toujours pas. Birdy ne s'est aperçue de rien. Elle n'a même pas remarqué l'odeur de brûlé, mes pantalons cramoisis, mes chaussures noircies. Birdy n'est déjà plus de ce monde.

Aujourd'hui. Je tends le biberon à la créature. Je l'attrape et la harnache à son landau. Je persuade Birdy qu'il faut qu'elle s'allonge, qu'elle lise, qu'elle souffle, qu'elle bâille aux corneilles. La créature gigote en avalant le contenu de son biberon. Elle pressent un changement. N'est pas sûre que ce soit une bonne nouvelle.
Je sors. Le landau dans l'ascenseur. Je regarde l'entité. Sans sourire. Elle me défie.
Pauvre con. Tu as oublié que je suis plus grand, plus fort. Tu as cru que je me laisserais attendrir. Tu as cru que je me sacrifierais à l'usage, que je prendrais sur moi et que tu aurais le champ libre.
    
Nous sortons. Je pousse le landau sur plusieurs kilomètres. La créature chouine sans conviction. Elle sait.
Nous quittons la ville. Je marche encore. Les roues du landau s'enlisent sur un chemin de terre qui ne ressemble déjà plus à un chemin. Je m'enfonce dans la forêt.
La créature hurle à la mort. Elle a bien raison.
Je m'arrête. Je sors du papier de ma serviette de cuir. Beaucoup de papier. Et une bouteille d'huile. Et des allumettes. Je roule le papier en une infinité de boules que je balance dans le landau. La créature ne crie plus. Elle essaie de s'enfuir, de descendre. Je lui allonge une calotte sur le revers du crâne. Elle ne se défend plus mais s'obstine vainement à jeter les boules de papier. Le plus loin possible. Je ris. Pour la première fois depuis un an, deux mois et treize jours, je ris.
    
J'allume une allumette et la jette dans le tas de papier. Ca ne prend que mollement. J'en jette une autre, puis une autre, encore une autre. Le feu se déclare franchement. Je vide la bouteille d'huile sur la créature. Ses cris ressemblent de plus en plus à des pleurs d'enfant.

= commentaires =

Koax-Koax

Pute : 1
    le 14/04/2013 à 00:41:51
Quand je lis un texte et que je m'étonne d'être déjà arrivé à la fin, c'est soit que c'était très mauvais, soit l'inverse. Avec ce texte en l’occurrence, c'est ce qu'il s'est passé. Bien que le début ne semble pas, à première vue, engageant, il situe ce qu'il faut sans avoir besoin de trois mètres de détails, ce qui est une bonne chose de mon point de vue.

Il y a des scènes marrantes, sans s'en taper les genoux sur la tronche mais amenées subtilement, on ne s'ennuie donc pas, et ce n'est jamais lourd ou maladroit. La fin en elle-même prend un peu moins de temps de s'installer que le reste, c'est là le seul défaut - quoique faible - du texte. ARRËTEZ DE VOUS REPRODUIRE, maintenant.
Carc

Pute : 0
    le 14/04/2013 à 09:58:36
J'ai beaucoup aimé aussi. Ca se lit effectivement sans peine.Se reproduire avec soi-même, ca compte?
Lapinchien

tw
Pute : 7
à mort
    le 14/04/2013 à 14:56:40
sans faire exprès j'ai lu cOuin couin couin au début et je suis entrée dans la quatrième dimension.
Nana

Pute : -1
    le 14/04/2013 à 22:38:55
ah aussi au début, à un moment j'étais totalement persuadée que le mec allait lui couper la langue, l'écriture assez cool mêlée à l'idée de cet acte m'avait vraiment conditionné à lire quelque chose de trash, à ne pas lire en fait, j'allais commenter "trop dég dsl" mais en voyant les commentaires j'ai fini et eeeeeeeest trouvé le reste "trop fade" à cause de l'idée d'avant
voilà, pour l'anecdote leckture preums
j'mets ma dernière remarque à la place de ce vide comme ça elle peut passer inaperçue

Commentaire édité par Nana le 2013-04-21 00:24:07.
Lapinchien

tw
Pute : 7
à mort
    le 15/04/2013 à 17:11:52
Ce texte est un bon substitut à la pilule du lendemain et pourrait même générer des avortements par éruction, voire provoquer une saturation du SAV telephonique des cigognes, peut être que Christineboutin devrait le lire et se mettre à étouffer des gamins en série dans sa chatte, sa chatte, sa chatte.
Kwizera

Pute : 1
    le 16/04/2013 à 17:01:44
ça n'a pas du être très compliqué à écrire, mais comme ça ne l'est pas davantage à lire, ça passe.
Mill

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Pute : 1
    le 16/04/2013 à 19:55:00
Sacré Kwiz. Toujours une pique de rab dans son sac à malice. Effectivement, c'est pas hyper compliqué, mais est-ce vraiment le but quand on écrit ?
Nana

Pute : -1
    le 20/04/2013 à 23:29:32
le message devait être modifié mais y a eu un problème de copié collé et je sais plus exactement ce que j'y disais. sûrement qu'il était marrant mais pas transcendant; à cause du synospis j'pensais que le "démon" était l'enfant et non les parents et du coup je trouvais ça drôle que l'inverse paraisse, après relecture j'me suis rendu compte que c'était ce qu'il fallait comprendre et j'ai trouvé le texte plus "intéressant"

en tous cas, seconde révélation grâce à lapinchien, l'avortement n'est pas une technique pour avoir son bébinou plus rapidement
Valstar Karamzin

Pute : 2
    le 17/04/2014 à 00:02:21
On m'a dit que c'était bien Mill. Je suis pas déçu. J'aime beaucoup l'écriture. Une très belle dernière phrase qui me donne envie de réécouter "kill your baby" de Chaos Uk.

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