LA ZONE -

Sous le crémant la mort (Ou comment s’inquiéter de la fiscalité des indépendants.)

Le 12/11/2025
par Caz
[illustration]
La piscine crame sous le soleil. Trop bleue, trop nette, trop calme. On dirait un piège posé là, au milieu du jardin. Un trou d’eau pour noyer les trucs qu’on veut plus voir. Le plastique des chaises fond, le ciel dégouline. L’air est épais, gras. Ça pue la crème solaire, la bière tiède, les corps qui marinent.

Les adultes sont là. Affalés. Lents. Parasols déployés comme des ailes mortes. Verres dans les mains, bouches ouvertes, le rire facile. Des ombres molles, collées à leurs transats. Les yeux rivés sur la flotte.

Dans le bassin : deux mômes.

La grande, huit ans. La gueule dure. Les bras solides. Pas un mot. Pas un sourire. Elle flotte, droite, comme un requin de fête foraine. Ses yeux ? Vides. Pas lisses : vides. Elle regarde sa sœur comme on regarde un sac poubelle trop plein.
La petite, cinq ans. Elle est toute tremblante. Un moineau mouillé. Maillot licorne, bras maigres, la peau trop blanche. Elle fait des petits bruits. Des appels mous, noyés dans le bruit de l’eau. Elle sait pas encore.

Et puis, c’est là. C’est lancé. D’un coup.
La grande l’attrape.
Pas un jeu. Pas une farce. Une décision.
Main sur la nuque. L’autre sur le dos. Elle pousse. Ça descend.
La petite bat des bras. Elle panique. Elle remonte.
Mais y a pas de haut. Pas de sortie. Pas de pause.
La grande appuie encore. Les gestes sont lents. Contrôlés. Comme si elle lavait un chien. Elle a le visage neutre. Zéro émotion. Zéro pitié. Elle tient.

Les adultes regardent. Un mec rigole. Une femme sort son portable.
— Elle va l’avoir.
— Elle va la foutre au fond.
Autour, les rires s’étirent. Ça commente, ça siffle, ça s’excite. Comme un match. Comme un porno.

La petite se débat. Un moment. Puis moins. Puis plus.
Ses jambes deviennent molles. Sa bouche s’ouvre et reste là. Grande. Comme une porte cassée. Les bulles remontent, petites, faibles, presque jolies.
Et puis. Rien.
Plus rien.
Le corps coule doucement, glisse vers le fond, s’arrête. Une tache pâle au fond du bassin.
Y a un silence. Un vrai.
Un silence qui gratte la peau. Un truc qu’on avale sans pouvoir le mâcher.
Mais personne se lève. Personne saute. Personne crie.

Un gosse mort dans l’eau, et tout le monde regarde ailleurs.

Y en a un qui dit :
— C’est fini.
Un autre ajoute :
— Elle a gagné.
Et la grande sort de l’eau.

Lentement. Comme après une sieste. Le soleil découpe son corps de fillette devenue bête. Elle s’approche du bord. Regarde sa sœur au fond. Penche un peu la tête. On dirait qu’elle écoute un bruit lointain, une musique que personne entend.
Puis elle tourne les yeux vers les adultes.
Et elle sourit.
Un petit sourire. Léger. Comme une lame qui glisse sous la peau sans faire de bruit.
Personne dit rien.

Un des types finit son verre. Une femme s’allume une clope. On parle météo, un peu. On remet de la musique. Le monde repart.
Dans la piscine, le fond reste flou. Un corps là-bas, flou aussi. Quelque chose qui flotte pas. Qui gêne pas. Qui fait plus de bruit.
Rien qu’un souvenir. Un poids mort. Un détail.
Très bien. Voici la suite directe, brutale, tendue, dans la même veine. Pas de pathos. Pas de morale. Juste un père qui sort le corps de l’eau, devant un monde qui reste figé. On reste dans une langue sèche, nerveuse, avec un poids d’horreur muette. Tout ce qui compte, c’est ce geste. Et ce qu’il dit — sans dire.

Le silence finit par glisser. Un truc visqueux, long. Il colle à la peau, s’étire sur les visages. Les rires sont tombés, figés dans les gorges. On entend plus que le bourdonnement des insectes et le bruit de la radio au loin, mal réglée. Une voix qui chante un tube de l’été, comme si de rien n’était.

Et lui, le père.
Il se lève. Lentement. Comme s’il sortait d’un rêve mauvais. Torse nu, short froissé, le ventre marqué par les heures d’ombre. Il marche jusqu’au bord. Les autres le regardent à peine. On dirait qu’ils attendent un barbecue.
Il fixe l’eau. Rien dans les yeux. Le fond est flou, trouble, sale. Le petit corps est là, plié, tordu. Les bras mous. Les cheveux flottent autour, comme une algue morte.
Il entre dans la piscine. Pas d’un bond. Pas d’un élan. Juste une descente. Échelon après échelon. Comme dans une baignade normale. Comme s’il allait se rafraîchir.
Il s’enfonce. Il va la chercher.

Le silence est maintenant trop grand. Il déborde. Il écrase.
Les adultes évitent de trop regarder. Certains fixent le ciel. D’autres touillent leur verre. La musique continue. Personne ne la coupe.
Et lui, il remonte. Avec elle.

Le corps de la petite pend dans ses bras, sans poids. Les jambes molles. Les doigts écartés. La bouche ouverte. La tête renversée en arrière. Une poupée qu’on a oubliée trop longtemps dans l’eau.
Il sort du bassin.
Il ne crie pas. Il ne pleure pas. Il ne dit rien.
Il la pose sur les dalles, au bord. Comme on pose un truc trop lourd. Trop fragile. Trop tard.

Le bruit que ça fait : un ploc. Léger. Sec.
Il reste là, debout. Trempé. L’eau coule de son short. De ses bras. De son menton. Il regarde le corps. Il respire fort. On ne sait pas si c’est la rage. Ou la panique. Ou juste le vide.
Personne ne bouge.
La mère fixe un point très loin, derrière les arbres. Quelqu’un sirote une bière. Un gosse demande s’il peut aller pisser.

La grande s’approche. Lentement.
Elle regarde sa sœur. Tête penchée. Curieuse. Comme on observe un insecte mort.
Puis elle lève les yeux vers son père. Droit dans les siens.
Et elle sourit encore.
Pas un grand sourire. Un petit. Infime. Suffisant.

L’autre est là, par terre, au bord de la flotte.
Le corps posé comme une chaussette qu’on a jetée.
Un tas. Un tas de viande.
Un paquet de chair, sans cri, sans bruit, sans rien.
La dalle est chaude, elle fume. Ça sent le chlore, le plastique, le vinaigre de pieds.
Et au milieu de ça, y a elle.
Trop petite.
Trop morte.

Le soleil tape. Fort. Il commence à cuire la peau. Y a des cloques minuscules qui se forment sur ses épaules. Le bide gonfle. Une balle molle sous son maillot trop rose. Le tissu colle, fait des plis bizarres. Y a un bout de téton qui sort, comme un bouton qui pousse trop tôt.

Le ventre remue un peu. L’eau dedans. Ou l’air. Ou rien. Un spasme qui reste. Les morts, parfois, ça tremble encore. C’est nerveux, c’est pas humain. Comme un poisson qu’on décapite et qui bat la queue.

Sa bouche est ouverte. Une fente. Dedans, c’est bleu. La langue tirée, molle, tirant vers l’arrière. Un peu de mousse au coin. Elle a dû baver sous l’eau. Avaler le fond. Pas de cri. Juste le silence qui mousse.

Le nez aussi pisse un peu. Une ligne transparente qui file jusqu’à sa joue, sèche au soleil. Une traînée sale. De la morve ou de l’eau. Pareil.

Les yeux sont fermés, mais pas bien. Y a un battement dessous. Pas la vie. Juste un reste. Un réflexe qui lâche pas. Comme si elle voulait encore voir. Ou protester. Trop tard.

Ses bras sont tordus. Pas comme dans les films. Un sous la tête, l’autre jeté. Comme s’ils savaient pas où se foutre. Les doigts sont raides, sauf un. L’index. Pointé vers rien. Un hasard, un bug. Y a un ongle fendu.

Ses jambes croisées comme par politesse. Mais les pieds sont dégueulasses. Blancs, ridés, fripés comme du vieux papier mâché. Les orteils sont mous, les ongles cracra, y a une verrue au talon. C’est une gamine, oui. Mais c’est surtout un bout de viande qu’a trempé trop longtemps.

Et ça pue. Faut le dire. L’eau ressort d’elle, tiède, aigre. Y a l’odeur de l’été — et dessous, un truc plus lourd. Comme une conserve de foie qui tourne.
Y a des marques sur son cou. Discrètes. Mais là.
C’est pas l’eau qui fait ça.

Un papillon se pose sur sa jambe. Tranquille. Il bouge même pas. Il bat des ailes, lent. Ça fout la gerbe. Ce contraste. Ce truc vivant sur cette chose plus rien.
Le père est debout. Il la regarde. Dégoulinant, trempé, vidé. Il fait rien. Il dit rien.
Il sent qu’elle est partie. Il le sait. Il sent que ce truc sur les dalles, c’est plus sa fille. Juste une coquille vide. Une bestiole crevée.

Et autour, rien. Pas un cri. Pas un mot. Les autres se taisent ou bavardent bas.
On parle pas quand c’est laid comme ça.
On observe.
On fait semblant de pas être là.

Et elle, la grande, elle approche.
Elle regarde la chose au sol. Ce corps, ce tas, sa sœur. Elle la renifle du regard. Penche la tête. Un peu. Puis elle se redresse.
Elle sourit.
Encore.
Même sourire. Minuscule. Froid. Tranchant.
Comme une lame dans le dos.
Et personne ne dit rien.
Parce qu’ils ont vu.
Parce qu’ils ont tous compris.
Et qu’ils savent que c’est déjà trop tard.

Ça fume.
Ça boit.
Ça cause.
À deux mètres du cadavre encore tiède, les adultes recommencent à parler. Pas fort. Pas choqués. Juste… comme avant. Avec un petit pli crispé sur la bouche, un cil mal rangé, mais l’habitude est plus forte que l’horreur.

Le père est resté debout, lui, figé, les mains mouillées pendantes comme des bouts de chiffon. Mais les autres — les autres ont recommencé. Comme si elle était jamais née.
— Tu sais ce que je disais à Laurent, l’autre jour… la fiscalité des indépendants, c’est devenu n’importe quoi.
— C’est Macron qui nous a foutu ça. Moi j’te l’dis, on n’est plus chez nous.
Crémant bien frais, gobelets en plastique trop fins, on trinque doucement. Le vin mousse encore un peu, comme de la bave d’huître. On rigole en coin. Les regards glissent sur le cadavre, vite, comme sur une crotte de pigeon. Un truc gênant. Inutile.
— T’imagines, vendre à moins de dix mille le mètre, aujourd’hui ? Même à Hossegor, c’est plus possible.

La mère tire sur une Indus. Une grosse, longue, roulée au goût de papier mâché. Elle crache la fumée en l’air, comme si ça allait purifier l’ambiance. Son vernis est nickel, sa robe à peine froissée. Les larmes ne viendront pas.

— Faut qu’on la foute quelque part, dit une voix. Pas trop fort. Pas trop concernée.
Personne répond.

Une gorgée. Un rire discret. On parle de la rentrée, des prix de l’immobilier. Des mômes, tiens. Les vivants. Ceux qui savent encore pas nager. Ceux qu’on garde. Ceux qu’on fout dans des stages d’équitation. Parce qu’il faut bien.
Le corps, là, sur la dalle, commence à puer un peu. Ça monte, doucement. Mais rien qui dérange trop. On est dehors, après tout. Et puis y a du vent.

— C’est qui qui devait ramener le guacamole ?
— J’crois que c’était la mère de Louison. Elle a dû oublier.
— Elle oublie toujours.
Et ça rigole.

La grande s’est rassise, tranquille. Une chips dans la bouche. Les jambes croisées, proprement. Comme une dame. Comme si elle avait jamais plongé la tête de sa sœur sous l’eau. Comme si c’était un mardi. Rien d’autre.

Y en a un, un des darons, qui se sert une huitième coupe. Il rote, doucement. Il dit :
— Elle devait pas être bien maligne, de toute façon. Elle avait ce regard un peu… tu sais.

Personne relève.
Et le cadavre sèche.
Et le crémant coule.
Et le monde continue.
Et le père ?
Il ne dit rien.
Il reste là.
Une gamine noyée.
Une autre vivante.
Et lui, au milieu, sans savoir où poser les mains.

= commentaires =

Lapinchien

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Pute : 111
à mort
    le 11/11/2025 à 19:24:00
Franchement les films d'horreur, ça ne me fait rien, je suis totalement insensibilisé. MAIS là, ce texte, ce pourrait être le scénario d'un film qui me ferait vraiment flipper. Un film d'horreur de Quentin Dupieux. Caz s'attaque directement à l'amygdale, le système dans notre cerveau qui régule nos actions face à la peur et j'en ai chié dans mon froc d'effroi. Comme d'hab, Caz est en mode post-combustion et certains vont lui reprocher de faire trop long et d'aller trop loin mais je trouve, et c'est particulièrement vrai dans ce texte, que c'est aller au bout du bout de l'horreur, dans l'embourbement de nos terreurs primitives jusqu'à ce que le cerveau du lecteur parte en vrille et passe en mode survie. Oui, ne pas soustraire ses yeux de la lecture de ce texte avant la fin est une torture, mais l'exercice littéraire génial fait éclater une forme de vérité ultime si on se force a ne pas fuir en courant se rouler en boule dans un coin de la pièce et se bercer frénétiquement dans une sorte de réaction réflexe.
Arthus Lapicque

Pute : 12
    le 11/11/2025 à 20:26:48
Bof bof, un peu survendu. Je trouve que l'absence de crédibilité nuit à l'émotion. On devine que l'auteur cherche à choquer ou perturber mais c'est trop invraisemblable pour fonctionner et peut-être pas assez fou pour surprendre. Je n'ai rien ressenti devant ce texte.
Lapinchien

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Pute : 111
à mort
    le 11/11/2025 à 20:35:35
Caz, c'est déjà tout un storyverse sur la Zone et ailleurs, d'obstination et de cisèlement d'orfèvre dans la post-combustion de concepts dérangeants et ce texte s'y inscrit parfaitement. Mais là, je n'ai pas lancé le nom de Quentin Dupieux au hasard, c'est le même genre d'absurde au delà du crédible et de malaise qui émerge dans ses films.

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